Mon Père

Écrit par : CARADEC Eva (1ère, Lycée de La Pérouse Kerichen, Brest)

18 avril 2018.
 

J’avais tellement prié, tellement espéré que la guerre le garde pour elle. Mais non. Il était là. Se tenait fébrilement sur ses deux jambes dans le couloir, lui pourtant si robuste. Se raccrochant vainement à l’épaule de ma mère. Comme à un inconnu, ma mère lui fit visiter la maison. Dans le peu de souvenir que j’avais de lui, il était un homme grand et musclé avec un visage aux traits fins. Là il ne ressemblait plus vraiment à mes souvenirs. La guerre l’avait amaigri si bien que son visage était devenu squelettique. Devant la bizarrerie de cette scène mon père sans doute préféra sourire. La visite d’un foyer qui lui était aujourd’hui devenu inconnu. Je sentais son trouble, et à chaque pas mon cœur s’alourdissait dans ma poitrine et ma gorge se serrait pour ne pas éclater en sanglots.

Après ton départ j’ai fait quelques modifications par ci par là. Ma mère riait et semblait sincèrement heureuse. Ces quatre années de guerre l’avait ternie, elle ne portait plus les robes fleuries que j’aimais tant et ne souriait que pour me rassurer. Aujourd’hui elle s’était levée tôt, s’était maquillée et avait vêtu une de ses robes fleuries que j’aime tant. Elle était belle et forte, ma mère. Elle parlait et parlait encore, elle rattrapait le temps perdu. Cette visite de la maison s’éternisait. Il faisait tout son possible pour sourire mais n’écoutait pas ce qu’elle disait.

En fait, cette visite dura des mois. Mon père redécouvrait sa vie tous les jours et c’était interminable. Chaque jour c’était comme si il avait oublié ce qu’il avait fait la veille. La guerre lui avait donné une maladie avec beaucoup de lettres, Alzheimer, je crois que c’était. C’est une maladie qui fait perdre la mémoire aux personnes âgées nous avait expliqué la maîtresse. Pourtant mon père n’était pas vieux. La maîtresse nous avait expliqué que si la guerre tue beaucoup de gens, elle rend aussi les soldats fous de pleins de maladies avec beaucoup de lettres. Je ne sais pas si mon père était fou mais je n’attendais que sa guérison. Chaque nuit il se réveillait en hurlant et ma mère patiemment le calmait. Moi aussi quand j’étais petit et que je faisais des cauchemars ma mère me calmait. Seulement moi j’étais petit, et lui n’était plus un petit. Ma mère m’avait demandé d’être gentil et de reprendre mon lit pour lui laisser la place comme avant. Tu es grand aujourd’hui tu peux dormir tout seul, elle m’avait dit. C’était moi le grand et lui qui pleurait toutes les nuits comme un bébé.

Sa blessure à la tête soignée, il ressemblait un peu plus chaque jour à la photo de lui que ma mère avait mise sur le piano avant qu’il parte. Pourtant, j’avais toujours un étranger face à moi à table. Ma mère s’émerveillait à chaque kilo gagné par mon père. Il retrouvait un semblant de goût pour la vie et regardait de nouveau ma mère avec amour, ça se sentait. Cette ambiance m’était insupportable. Elle ne jouait plus avec moi et avait décrété que tout son temps libre était voué à la guérison de mon père. Il se l’était accaparée et s’en réjouissait. Parfois, pour remédier à mon ennui, il m’emmenait jouer à la balle au parc. Mais ses gestes étaient tellement maladroits, il n’arrivait pas à courir et rattraper les balles, que je rentrais en colère, énervé de devoir jouer avec un handicapé.

Pendant son absence, ma mère me lisait tous les soirs des histoires de dragons et de forts chevaliers sous la couette. Maintenant, elle me les lisait encore toutes ces histoires que je connaissais par cœur, mais mon père à côté d’elle, écoutait et me regardait tendrement en souriant ce que je trouvais insupportable. Si bien qu’au bout d’un moment même ces pauvres dragons qui devaient me faire peur m’agaçaient et je demandai à ma mère d’arrêter les histoires quotidiennes.

A l’école tous mes copains décrivaient leur père comme des héros dignes des chevaliers de mes histoires. Ils les emmenaient ramasser des vers dans la forêt pour la pêche, faire du cerf-volant, se baigner au lac ou même jouer à la bagarre. Le mien était nul et n’arrivait même par à rattraper une balle. Ceux qui n’avaient plus de papa parce que personne n’était revenu de la guerre n’en parlaient pas. Alors je préférais jouer avec eux.

Les années passaient et la vie quotidienne avait repris le dessus. Les vieux démons de la guerre hantaient encore les nuits de mon père mais lui, et nous avec, y étions habitués. La vie quotidienne s’était rétablie comme autrefois, pourtant la jalousie que j’avais à son égard grandissait chaque jour un peu plus. Le soir en rentrant de l’école il s’intéressait à moi et me posait tout un tas de questions qui m’énervaient toutes les unes plus que les autres. Alors pour être seul et ne pas à avoir à affronter l’hypocrisie de ma famille je prétextais des devoirs tous les soirs. Il ne comprenait rien et ma mère ne voyait rien.

Pour mes 13 ans, mon père décréta que j’étais maintenant grand. Il m’offrit un arc et des flèches. Il m’emmena dans la forêt en voiture. Arrivé là-bas sans rien me dire il marcha devant moi et je le suivis pendant un long moment. A un moment il s’arrêta net. Concentré, il tira la corde qui joignait les deux extrémités du long bout de bois, saisit une flèche dans le carquois, la positionna sur la corde, soumit le bout de bois à une plus forte tension, visa le dessus des arbres avec la pointe de la flèche et la lâcha. Celle ci s’enfuit à toute vitesse pour aller percuter un oiseau qui barrait sa route. Mon père courut avec sa jambe boiteuse et manqua de trébucher pour aller voir où était tombé l’oiseau. Arrivé sur le lieu du crime il sourit et brandit l’oiseau vers moi.

Tu vois, fils, c’est un merle. Nous avons de la chance, il est gros, nous allons le rapporter à ta mère pour qu’elle le cuisine. Tu vois aujourd’hui tu as 13 ans, tu deviens un homme. Il y a des choses à savoir dans la vie pour devenir un homme. Avant tu étais trop petit pour que je te les enseigne mais maintenant tu as l’âge pour les savoir. Fils, la vie c’est comme la guerre, si tu tires pas le premier et bien ton adversaire en face le fera pour toi et alors tu mourras. Si tu veux rester en vie tu tires, c’est tout, qu’importe le prix. Quand tu as compris cette règle, tu deviens un homme, un vrai. Ce merle est un bon exemple, tuer cet animal innocent et sans défense est injuste mais il le faut. Beaucoup de choses sont injustes dans la vie. Alors mon garçon est-ce que tu te sens prêt à devenir un homme ?

Je crois que je me souviendrai toute ma vie de ce discours. Comment les yeux pleins de larmes je me suis résolu à détester mon père toute ma vie. Lui cet étranger qui m’avait piqué ma mère, qui jouait aux grands hommes et aux belles paroles mais qui pleurait toutes les nuits, lui qui ne pouvait même pas jouer avec moi à cause de sa carcasse disloquée et lui qui tuait d’innocents animaux pour illustrer des discours idiots sur ce qu’était être un homme.

1939. Vingt et un ans après le retour de mon père. Tous ces souvenirs. Cette nuit ils m’ont assailli. Je les avais pourtant oubliés, ou du moins je m’étais forcé à les oublier. Oublier cette enfance où la recherche permanente de l’amour de ma mère était un combat silencieux face à sa dévotion pour mon père. La lettre de mobilisation est arrivée il y a une semaine. Je la hais cette lettre. Je la hais cette nouvelle guerre. Je me déteste moi même d’être obligé de laisser ma femme et ma fille aux mains du destin sans pouvoir les protéger. Pourtant il faut y aller. Aujourd’hui je vais prendre un train et rejoindre, des milliers d’hommes qui comme moi laissent leur famille et leur vie derrière eux. Je me souviens parfaitement du retour de mon père à la maison.

Malgré mes dix ans je sentais la douleur dans les yeux de mon père en voyant que tous les meubles avaient été déplacés, les murs repeints et que même l’odeur avait changé. En son absence de seulement quatre années tout avait changé comme si tout ce qu’il avait construit auparavant n’était qu’une poussière légère qui s’était envolée. Et tout ce qu’il allait reconstruire chez nous, une histoire qui allait disparaître demain. Son histoire était tout aussi légère que la vie de l’individu qu’il était et de ceux qu’il avait tués. Cette scène ne m’avait jamais semblé aussi grave qu’aujourd’hui. Savoir que tout ce que nous construisons aujourd’hui avec ardeur peut s’envoler demain avec légèreté. Son discours m’est revenu en pleine face cette nuit dans un terrible cauchemar où mon père s’amusait avec mon arc à tuer des centaines d’oiseaux en riant. « Alors mon garçon est-ce que tu te sens prêt à devenir un homme ? ». Non papa, je ne suis pas prêt et je ne le serai jamais. J’embrasse tendrement ma femme et ma fille sur le quai de la gare. J’enregistre cette image d’elles les yeux pleins de larmes qui me font des signes de la main. Aujourd’hui je suis devenu le papa. Vingt-cinq ans après je vais enfin pouvoir comprendre le souffrance de mon père. Le train s’éloigne et je me jure de revenir un jour, qu’importe le prix. Et de pouvoir jouer au ballon avec ma fille.