Homme après homme

Écrit par : JOLLY Isabelle (3ème, Collège de Champs Plaisants, Sens)

18 avril 2018.
 

Il était 16 heures lorsque leurs cris ont percé notre rue.

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce. Ses doigts fébriles couraient le long du revolver.

Chloé a attendu que l’escouade soit en vue pour s’approcher de la fenêtre. Malgré ses 11 ans, elle était aussi déterminée que les soldats qui marchaient à grands pas, en bas, fusil à la main... À cette différence près qu’elle avait encore cette façon, sinon enfantine, du moins naïve, d’observer la vie. D’une main qu’elle voulait assurée, ma fille a dégoupillé la première grenade et l’a lancée au-devant des hommes. Ils n’ont pas eu le temps de l’éviter. Sur la trentaine qu’ils étaient, les cinq premiers ne se relèveront pas. Une fois la fumée dissipée, le chef du bataillon s’est mis à chercher l’origine de l’attaque. Mais nous nous y attendions et nous nous sommes déjà éloignés de la fenêtre, gardant un œil sur les ennemis.

Jules s’est préparé à lancer une deuxième offensive. Ma Juliette écoutait à la porte, prête à renforcer la barricade... Silencieux comme des ombres, nous guettions le moindre bruit. Prêts à bondir, mon fils et moi, on s’est regardés. Nulle crainte dans ses yeux de braise. La fureur animait son regard. La hargne guidait ses mains. L’adolescent harassé devenait un limier. Enfin, on a entendu l’ennemi s’attaquer à la porte d’entrée du bâtiment. Nous avaient-ils localisés ?... En un éclair, Jules était debout. Il a repéré les hommes, pointé son revolver. Il respirait puissamment, habité par une colère meurtrière. Puis il a appuyé sur la gâchette. Un homme est tombé. Il a recommencé. Un autre s’est tordu, les mains sur l’abdomen. La troisième fois, la balle a frappé une main qui s’acharnait contre la porte. À nouveau, le chef a scruté la façade. J’ai repoussé Jules. J’ai saisi mon fusil et l’ai épaulé, envoyant paître le berger de ces brebis galeuses.

Cependant, Juliette m’appelait : ils avaient presque réussi à forcer la porte et allaient monter l’escalier d’une minute à l’autre. Mon fils a craché un juron. Mais je ne l’ai pas relevé. J’étais concentré sur les bruits de pas des soldats. Il y en avait au moins... Soudain, Chloé s’est redressée, mue par cet instinct si caractéristique des femmes. Elle s’est battue contre l’armoire, a ouvert la porte et a disparu avant qu’aucun d’entre nous n’ait eu le temps de réagir.

— Chloé ! Reviens ! a protesté ma femme.

— Laisse-la faire, a tempéré Jules, les yeux rivés sur la portion de couloir que révélait la porte entrebâillée.

Anxieux, je regardais moi aussi dans la même direction. Je ne voulais pas perdre ma fille. La guerre m’avait déjà pris un oncle et un ami. Les quelques dizaines de secondes d’attente duraient comme autant d’heures, quand soudain nous avons entendu l’explosion d’une grenade puis le crépitement d’un fusil-mitrailleur. Chloé, échevelée, est revenue à ce moment. Nous nous sommes tous les quatre rués sur la porte pour la condamner à nouveau.

— Je... J’ai couru chez les voisins... Je leur ai dit de faire feu quand j’aurai lancé ma grenade... En bas, ils ne sont plus qu’une quinzaine.

Un faible sourire est passé sur son visage.

— Bon, dis-je, maintenant, on économise les munitions... Il va falloir les attendre.

— On ne peut pas aller les cueillir, plutôt ? argue Jules, une lueur assassine au fond des yeux.

— Non ! On ne va pas s’exposer inutilement !

Juliette a fusillé notre fils du regard, le dissuadant de tenter quoi que ce soit d’inconsidéré.

À présent, la nuit est tombée sur l’immeuble. La pénombre ajoute un caractère angoissant à la situation. Nos cœurs battent à l’unisson, au rythme effréné de celui qui sait qu’il va peut-être s’arrêter avant que l’aube ne vienne embrumer la rue... Mon cœur tambourine contre mes côtes, insufflant à mon cerveau un regain de lucidité en même temps qu’une peur acide.

On a entendu d’autres coups de feu et des éclats de voix. Puis, plus rien. Les voisins du dessous doivent être à court de munitions... Et soudain, un craquement. Suivi d’un autre. Quelqu’un monte l’escalier, et ce quelqu’un n’est pas seul ! Chacun de nous regarde l’autre et resserre sa prise sur son arme. Chaque millimètre de mon corps tremble d’appréhension. Je ferais, non, je ferai tout pour protéger les trois êtres qui me sont chers contre ces barbares !

On frappe brutalement à la porte. Dans un français approximatif, l’un des soldats s’adresse à nous :

— Rendez-vous ! Nous savons vous z’ici ! Nous h’avons vous h’amis. Si vous ne pas ouvrez, nous aller faire suffrire vous h’amis ! Rendez-vous ! Ouvrez le porte !

Il avait ponctué ses phrases de coups répétés. Toujours silencieux, nous nous échangeons des coups d’œil furtifs. Finalement, Jules bondit, déplace l’armoire en trois coups d’épaule et court se replacer derrière le meuble où nous étions cachés, au centre de la pièce. Nous devons nous battre.

D’un coup de pied, le soldat a fait céder le battant. Par une fente entre les lattes du buffet, j’aperçois trois hommes qui maintiennent nos voisins, inconscients, tandis qu’une dizaine d’autres scrute la pièce, leurs armes pointées dans plusieurs directions.

Mon fils et moi tenons nos fusils prêts. Juliette a pris le hachoir. Chloé a ramassé tous les couverts qui traînaient, les triant distraitement... Innocente enfance !

Les ennemis s’avancent. D’un bond commun, nous sortons de derrière le meuble. Ma fille lance ses flèches improvisées, ce qui a le mérite de les surprendre légèrement pendant que Jules et moi dégainons nos armes. Les coups partent, cadencés, précis. Nous sommes à la fois des cibles mouvantes et des prédateurs acharnés. Fusil d’assaut et revolver entament un concerto infernal.

Ma femme – ou plutôt ma lionne ? – n’a jamais été aussi enragée. Elle hache, taille, frappe les membres des soldats, elle tourne et vire entre leurs rangs, repart et attaque à nouveau avec son pistolet ; c’est une abeille furieuse qui défend son miel, c’est une araignée maline qui tisse sa toile autour de ses victimes. Cette force de la nature poursuit son œuvre tandis que nous continuons notre fusillade méthodique.

Cependant, ils prennent petit à petit l’avantage. Jules a reçu une balle au flanc. Chloé a l’oreille en sang. De nombreuses balles m’ont entaillé la chair en me frôlant et la fatigue rend mon arme plus lourde. Mais nous avons encore nos chances ! De douze, ils ne sont plus que huit à nous faire face. Et peut-être que nos voisins, laissés pour compte dans le couloir, vont se réveiller et nous prêter main forte... Je vise, je tire. Une silhouette sombre s’affaisse. Il me reste encore quelques balles dans mon chargeur. Chloé a gardé une grenade pour la fin...

« S’il le faut, nous nous défendrons maison après maison. »

La phrase résonne dans ma tête. J’ai l’impression d’être allongé sur un nuage... Serais-je... Mort ? Que sont devenus Juliette, Chloé et Jules ? Où sont les barbares ? Les voisins... ?

Je suis allongé sur mon lit. Le pâle soleil d’hiver darde ses rayons tièdes dont je reçois la lumière à travers la fenêtre...

Hier soir, je me souviens être tombé sur un album. On y voyait des photos de famille d’il y a trente ou quarante ans. Sur l’une d’elles, il y avait un adolescent sur un lit d’hôpital, entouré de son père, en béquilles, et de sa jeune sœur, un pansement recouvrant son oreille gauche... Ma mère a une cicatrice sur l’oreille gauche ! ...

Cette nuit, je crois bien que j’ai vécu en rêve le combat qu’ont mené ma mère et sa famille, à cette sale époque où la guerre ravageait le pays. Ce n’était pas vraiment une de ces guerres qui peuvent être assimilées à un massacre. Mais une guerre reste une guerre, elle détruit des vies et tue le bonheur... À cette idée, un frisson me parcourt le dos.

Je me lève. Avec un rictus, je me dis que l’histoire continuera peut-être la nuit prochaine...