Janvier 2008 : Etonnants Voyageurs... Où êtes vous ?

15 novembre 2019.

A la fin du festival Etonnants Voyageurs en Haïti en novembre 2007, Dany Laferrière nous propose une idée lumineuse : " Pour avoir des nouvelles des uns et des autres éparpillés sur la planète, il suffirait de répondre à une simple question : Où êtes-vous ?
On peut répondre en une phrase ou une page. On sait depuis un moment que « Où êtes-vous ? » n’est jamais trop loin de cette question plus intime : « Où en êtes-vous ? » C’est à vous de savoir. Tout cela reste assez vague pour donner la pleine liberté à tout le monde."
Les réponses ne se firent pas attendre…

 

Cher amis,

J’ai eu cette idée à Port-au-Prince, en déjeunant dans la somptueuse résidence de l’ambassadeur de France, ce qui m’a rappelé un peu certains romans anglais. Au loin, la rumeur de Port-au-Prince. Et plus tard dans la voiture qui nous conduisait à l’aéroport, je l’ai proposée à un Michel Lebris enthousiaste. La voilà.
Pour avoir des nouvelles des uns et des autres éparpillés sur la planète, il suffirait de répondre à une simple question : Où êtes-vous ?
On peut répondre en une phrase ou une page. On sait depuis un moment que « Où êtes-vous ? » n’est jamais trop loin de cette question plus intime : « Où en êtes-vous ? » C’est à vous de savoir. Tout cela reste assez vague pour donner la pleine liberté à tout le monde.
Tout billet devrait commencer par une description de l’endroit où l’on est. Et du moment que l’on vit. On privilégie un chaud présent. Depuis l’apparition du portable ce sont les deux questions qui reviennent : Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Répondez-y.

"J’écris ce premier billet près d’une fenêtre, à Montréal, qui donne sur une rue enneigée. Il fait beau. Je corrige un roman. Pas loin d’une tasse de thé vert. Un téléphone mobile, mon agenda. Le bruit mou des voitures sur la neige. Je pars tout à l’heure pour Ottawa. Mais avant, je dois subir deux petites fêtes de noël. On boit, on cause et on se disperse. Tout le monde déteste ça, mais on n’y coupera. J’apporte un livre pour le voyage en autocar. Je vais traverser un paysage féérique. Cette neige fraîche sur les arbres. C’est en ville que cela se gâte. Nous sommes en ce moment à l’entrée de cette longue nuit hivernale qui va durer six mois pendant lesquels personne ne viendra nous voir à part quelques masochistes et deux ou trois sadiques. On se terre. On mange beaucoup de viande car les maigres ne passeront pas l’hiver. On s’accouple pour la saison, car les célibataires non plus ne verront pas le printemps. Et on ne sort pas avant le premier écureuil. Bien sûr que je blague (je n’ai pas envie de me mettre tout un peuple à dos).
Et vous ? Où êtes-vous ?"

Affection,

Dany Laferrière


Dire Dawa, le 26 janvier 2008,

30 ans après et un siècle d’écart, ça ne veut pas rien dire : les Somaliens ont pilonné l’aéroport toute la nuit à grand vacarme, pris la ville au matin. Dans la journée, l’aviation éthiopienne, d’infatigables et habiles F5 Tiger II volant bas, a tout nettoyé. Semaines d’étrange attente, et un Boeing d’Ethiopian nous ramène à Addis : août 77. Février 2008 : assis à la même terrasse du Continental Hotel, vue sur la vieille gare à gauche, je bois longuement une bière Saint-Georges. Dire Dawa. La photo n’a pas bougé, tremble à peine. Les attelages de chevaux sont presque tous remplacés par de petits badjadjs chinois ou indiens à 3 roues qui s’agitent dans toute la ville. On passe et on discute autour, on se désoeuvre. Odeur de moisi rance et tiède, sueur de rue. De jeunes filles souples aux yeux sombres, un châle sur la tête et qui flotte derrière, attentives et rieuses. A droite, au bout de la rue centrale, le pont sur le même oued sec et patient, l’autre ville, populeuse, enkattée. Tant de fois passé ce pont, le soir, sur ma vieille Land Rover décapotée au pont court, « Harar 555 », la plus ancienne d’Ethiopie, illustrée par le film de Charles Brabant, « le Voleur de feu ». Nous allions boire nos bières ou nos gins tonic dans les bouna bet à l’ouest, tout un quartier de salles aux néons clairs et tristes, ouvertes sur la rue, décorées souvent de Christs ultrasulpiciens suaves et de reproductions un peu disco de Cènes à la Vinci. Recherché têtument le Moon Travel, hommage à l’alunissage de l’homme (l’homme n’en finit jamais d’alunir) : en vain. C’est aujourd’hui le même quartier, mais fait de bars sombres et clos aux lumières violentes, vides pour la plupart. Deux ou trois, plus branchés ou plus chanceux, sont remplis de jeunes qui dansent et qui boivent la nuit très longtemps. Dans la rue, mélanges abrupts de musiques éthiopiennes et de rap. Ailleurs, autour, une autre ville et des camions, une autre vie.
Hier, j’étais à Harar. Bien sûr, Harar. Deux ans à traficoter du Rimbaud sur mesure. Un jeune guide, Abdoul, retrouve Noureia, qui me vendait tant de trésors autour d’un thé sucré. La caverne a peu changé, Noureia seulement l’âge en plus, 30 ans que mon retour vient cristalliser soudain sur son visage encore rond et vif. Je lui promets de lui envoyer les photos que nous avions prises alors. « Inch’ Allah », me congédie-t-elle. Ne pas vieillir rend seul.

Alain Sancerni


L.A., Vendredi 18 janvier 2008, 18h

Mélani, me reçois-tu ? Je t’attends à la terrasse de chez Ross, à Rosamont, un restaurant bordé de cactus et d’euphorbes candélabre, devant le désert de Mojave à perte de vue, plat et rose kaki. Le soir tombe, azur violet, vaste silence, air pur, fraicheur, parfums — tout le contraire de Los Angeles, en contrebas, de l’autre côté de la montagne… Derrière les cactus stationne la flotille de petits avions (dont un superbe Beechcraft Bonanza) des amis qui, le vendredi, se donnent rendez-vous ici pour dîner d’un homard (c’est homard ou hot dog). On surveille les premières étoiles : si l’une grossit, c’est sans doute un habitué qui vient stationner devant le restaurant, que l’on ne peut atteindre qu’en avion. Je suis arrivé tout à l’heure, pour la première fois seul, aux commandes d’un vieux Cessna 152. Ce n’est pas du tout un exploit de réaliser ce rêve d’envol, du moins en Californie où le ciel est libre (hors la loi comme jadis l’espace), l’avion omniprésent et accessible, les instructeurs chevronnés et décontractés ; la difficulté principale tient à la langue des aiguilleurs, un donald duck très codé qui grésille dans le casque : mais je décolle de l’aérodrome de Santa Monica les jours où une Amélie québecquoise tient la tour de contrôle et sussure dans l’oreillette un délicieux français du Poitou du XVIII° ; alors, suis-moi, Mélani, avec ces chevaux surnaturels par le sentier des oiseaux (un vol de quarante minutes à peine, la seule route que je sache pour commencer) : c’est une vertigineuse ivresse de longer Ocean avenue et l’une des plus belles baies du monde, puis de s’élever sur le Pacifique, qui s’arrondit à l’horizon, de virer sur l’aile gauche à la verticale de Los Angeles, franchissant la plage et la grande roue du pier : les autoroutes fourmillent jusqu’aux horizons en deux coulées rouges et or, à main gauche l’acropole du Getty, à main droite la haute futaie de Downtown, puis nous frôlons la fameuse pancarte HOLLYWOOD et franchissons la montagne et nous plânons sur le plateau désert pour tenter un kiss landing dans le désert de Mojave — chez Ross. Je comprends toujours plus profondément cette réflexion de Mermoz — « J’ai de plus en plus de mal à redescendre sur terre… ! » On attend les copains en terrasse, devant un « Chardonnay » frais, — sans se départir jamais tout à fait d’un sentiment d’irréalité, comme si l’on était entré par distraction dans un de ces films qui se tournent sans cesse dans ces décors mêmes. Il y a bien cet instant un peu creux, devant l’ordinateur de Ross. Mais enfin, je peux dire avec Descartes que, « me tenant comme je suis, un pied dans un pays et l’autre dans un autre, je trouve ma condition très heureuse en ce qu’elle est libre… » (Lettre à la princesse Élizabeth de Bohême, 1648).

Alain Borer


25 décembre 2007,

Ici ? La ! Entre deux angoisses. Entre deux ferveurs. Une singuliere insouciance : vivre pour rever.
Ici, la mer leche de ses fantasmes d’ecumes une plage dont le mutisme defie des vagues etonnamment dociles.Pour combien de temps encore ? Le Nordee,annonce par une meteo inclemente,menace dans un couple d’heures de l’envahir et de tout submerger. A l’horizon, de lourds nuages noirs amoncellent des brassées de vent qu’ils fracasseront bientôt, rageusement, contre les flancs des mornes en de folles rumeurs de pluie. Coincé entre l’océan et les montagnes, le village les Abricots attend frileusement d’affronter un double cataclysme. Comme en cette nuit de mars quand, agressé par un raz de maree furibond, il subit, atterre, la montée des eaux d’une rivière que des averses d’orage avaient courroucée. Un mètre ciquante de boue au centre-ville. Rien que deux heures d’un hourvari inconcevable en cette saison. A quatre, c’eut été l’irreparable catastrophe.
Là, des effets de digue que l’angoisse des riverains, métamorphosée enthousiasme, essaie d’edifier avec des moyens dérisoires. Ils habitent la Foi, imaginant que des ames charitables, ici, là, ailleurs,s’aviseront de les aider a se protéger de la démence des eaux. Sans doute aussi à se sauver d’eux-mêmes, de la malédiction d’une prophétie qui remonterait a l’époque arrawack."Deux fois le temps coupe en son milieu provoquera le mal des eaux et la totale disparition des mameys". Les inondations ont ravagé la cuvette du Maho, territoire de prédilection des mameys. Mal des eaux, elles risquent de se répeter une deuxieme fois. Alors ? Croire désespérément qu’il n’y aura pas de deuxième fois. Que la prédiction n’est que foutaises, délire d’un butios intoxiqué de cahoba et d’alcool de manioc. Ardemment souhaiter que l’angoisse du futur évacue de possibles malheurs présents.
En attendant ? Vivre. Au jour le jour. Entre des faims d’amitié consécutives à des rencontres de hasard. Entre des faims d’écriture par besoin de rêver les yeux ouverts sur des rêves d’improbable. Sur des rêves d’impossible. Entre des faims de femmes et d’hommes perdus d’un vice, un effroyable vice : l’absolue passion de voir et de dire le monde.

Jean-Claude Fignolé


Saint-Denis, 6 janvier 2008,

Saint-Denis 93, 2008 babille encore et renifle : je suis entre les paresses de fin de fêtes et l’impatience de tout bouger. Je viens de délester ma mezzanine de deux grands sacs poubelles de papiers, et ce n’est qu’un début. Dehors, par le carré de la fenêtre sous le toit, il fait vif et bleu, très bleu, après des jours de pluies et de froid. Au hasard des piles déplacées, ces vieilles mémoires, comme des mues mi-lasses mi-moqueuses : des numéros de Quarterly Yeakatit (oh ! les beaux jours de la Révolution éthiopienne !), de Moto – nos sacrées soirées d’un pays neuf de liberté avec Wilson Katiyo-, Miriya, l’étincelle, je crois, en Peulh ou en Malinké, 30 ans déjà. Des centaines de cartes de villes dont la géométrie dans mes rêves aujourd’hui forme une cité liquide et pleine de rencontres improbables et où Port-au-Prince, en passant, se taille un beau quartier. Une monographie sur le Palais du Bey à Constantine, l’art de rouler sa toge au Ghana ou d’y danser précieusement du bout des doigts. Des photos bien muettes, qui n’ont plus l’air d’avoir été prises. Mes plus récents voyages autour de la Méditerranée me laissent une pile de CD-ROM très sages, bien-pensants et comme indisposés par ces journaux jaunis et crasseux. Dehors, c’est Dimanche, la cloche rare d’une église, un vague bruit d’avion comme un souffle de baleine (je n’ai jamais entendu de baleine souffler), cet implacable Dimanche hebdomadaire, et je sais ce que je vais faire : fermer le jour, lâcher tous les rideaux, allumer mes feux de position, rhum et cigares. En vrai dionysien.

Alain Sancerni


Dimanche 23 décembre 2007

Où suis-je ? Dans mon sous-bois rose orangé où toujours le jour est en train de se lever, comme une caresse à son premier tremblement. Entre la rue Tiremasse et la rue Rigaud, entre senteurs boueuses et fleurs d’orchidées. Je suis dans mon pays sublime et tremblotant, fragile perle au petit matin. Le tumulte frappe à la porte et n’ose y pénétrer. Au fil des ans et des brûlures, des écritures et des envols, mon sous-bois se remplit de musique, de poésie et de saveurs familières. C’est vrai que je ne peux identifier tous ses arbres, mais il suffit d’une seule absence pour que mes yeux se mouillent à la recherche de la lumière. Dans cet espace à moi que j’emporte avec les larmes qui ne se montrent pas, je ne suis que langueur et pétillement. Je retrouve ici la solitude de ma bouche qui se tait, la certitude de deux bras qui me parlent de force et d’amour, les yeux immenses d’une petite fille au rire frondeur et des flamboyants toujours en fleurs, n’en déplaise à la chronologie revêche du jardinier.

Je suis dans mon sous-bois où mon pays superbe dans son chaos s’émerveille de ma hardiesse. Je suis une longue avenue de dimanche matin d’avant la messe, un dimanche de tous les possibles.

Evelyne Trouillot


Vendredi, 21 décembre 2007,

Je regarde par la fenêtre de mon appartement de Paris et j’essaie de ne pas oublier que pendants des années, en Espagne, je rêvais de passer la nuit du 31 décembre à Paris. Alors, je suis ici et il fait froid et le soleil est une glace jaune suspendue dans le ciel et mon chat pense (je le connais bien) qu’un temps sans oiseaux est un temps sans aucun intérêt et je pense que j’aimerai bien être là où le soleil est une mangue suspendue dans le ciel. Peut-être je devrais continuer à écrire le roman maudit qui occupe mon temps et ma tête, mais je crois que je vais préparer un bar au four pour réchauffer la soirée. J’ai du mal pour rester n’importe où. Bonne nuit, les amis.

José Manuel Fajardo


5 janvier 2008,

Je suis à Bruxelles, Belgique. Hier, à Gand, la ville spirituelle des trois Tours, de l’Agneau mystique et de Charles Quint, j’assistais au tardif enterrement d’un vieil homme mort la nuit de Noël. Il faisait un froid piquant. L’église était chauffée par des parasols au gaz. Après avoir serré des mains plus ou moins inconnues, je me suis réfugié dans un des rares cafés où l’on puisse encore fumer. L’établissement s’appelait « De onzekere tijd ». Ce qui, en néerlandais, signifie « Le temps incertain ». Les murs y étaient couverts de très nombreuses horloges, toutes arrêtées à des heures différentes. J’y ai noté ceci sur un carnet à musique :

"La mort d’un homme, c’est la mort de tous les hommes ; la naissance d’un homme, c’est la naissance de tous les hommes. Dans cette mystérieuse existence où nous sommes embarqués depuis les premiers hommes de l’Afrique préhistorique jusqu’à aujourd’hui et pour de nombreux siècles encore, probablement, nous n’avons jamais cessé, tous semblables, de naître et de disparaître, de vivre, de passer, de nous succéder, entretissant une immense toile qu’on nomme histoire de l’humanité ou humanité tout court, des milliards de mains reprenant infatigablement à des milliards de mains le flambeau de la vie et du mystère, et maintenant indéfectible sous le soleil du présent l’existence de l’homme, son énigme, son incroyable espoir millénaire, le témoignage de tout ce qui vit et de tout ce qui est, fragilissime depuis des milliers d’années. Encore et toujours révoltés contre la mort et lui désobéissant de presque toutes nos pauvres forces rassemblées et serrées comme un petit poing, la Terre des hommes, quelque part dans le cosmos."

Après-demain, je pars à Barcelone. Je déménage là-bas. Je laisse mon appartement de Bruxelles. Je le mets en location. Quelqu’un y vivra pour moi, ou plutôt à ma place. Il n’aura pas mes yeux, mais il aura mes fenêtres. Ce n’est pas sans rapport. Il y a de superbes vues sur le parc de Forest et sur toute la ville. Pour sûr, si quelqu’étonnant voyageur doit venir vivre à Bruxelles, qu’il fasse signe, ma demeure y est en location. Terme indéfini.

Amicalement,

Grégoire Polet


3 janvier 2008,

Où suis-je ? Au coeur de l’hiver - à Goulaine, sur la commune de Haute-Goulaine, près de celle de Basse-Goulaine ; en face des marais de Goulaine, au milieu desquels coule la rivière de Goulaine. C’est plutôt monotone, mais on s’y fait. J’ai égaré mon insup-portable, remplacé par un carafon de vieux marc et un paquet de tabac gris. J’achève un roman qui s’intitulera : "Tant et si peu", assis à ma table de travail, dans une salle voûtée que je préfère aux autres, car ces anciennes cuisines, avec leur appareillage de tuffeau, roussi par la fumée de cinq ou six siècles d’intense activité culinaire, leurs deux cheminées, de hautes et chiches fenêtres orientées au nord, conservent l’éclat modeste, la patine et la tiédeur d’un athanor après les ultimes opérations.
... J’adresse à Cayenne et Loïc Josse (droguerie de la marine - Saint Servan) mes affectueuses pensées.

Robert de Goulaine


Dans un train, le 19 décembre, à 18.17, environ (reconstruction)

Où j’en suis ? Ou, où suis-je ? Comme quasiment toujours entre deux eaux, entre deux pays, entre deux moyens de transports aussi. Au moment où est arrivée dans ma boîte aux lettres virtuelle l’invitation de dire où je me trouvais, j’étais assis dans un train qui me portait de Lund, où je travaille, jusqu’à Råå, une petite ville de pêche où j’ai un petit studio qui me sert de bibliothèque, d’atelier d’écrivain et de chambre d’hôtel. Dans le train, comme quasiment toujours, je lisais un roman, cette fois-ci ”Eredi della sconfitta” de Kiran Desai, l’un des soixante romans en traduction italienne que je suis censé lire avant le 17 janvier où le jury du Premio Grinzane Cavour doit discerner ces prix annuels. J’ai pris ce train des milliers des fois, mais sans jamais vraiment y être. A travers mes lectures, dans le train, je parcours le monde. Cet automne, j’ai visité le Kashmir, le Cameroun, l’Argentine, le Cuba, la France, l’Angleterre, la Finlande, les États-Unis. Par deux fois,
il m’est arrivé de ne pas m’apercevoir que le train était déjà arrivé à Helsingborg où je devais descendre. Je me suis donc payé encore une heure et demie de train, pour revenir, mais encore une fois ailleurs. J’ai souvent l’impression de me retrouver ailleurs… ou nulle part. En tout cas, je ne suis plus de quelque part. Avec cette manie que j’ai de toujours avoir un livre sous les yeux, ce n’est qu’en mer où je suis là ou je suis. On ne peut pas à la fois tenir la barre et lire. Ni écrire.

Salutations de Björn Larsson


25 décembre 2007,

Qui ne va à Haïti se souviendra de Guadaljara. Le Mexique comme un vieil ancêtre sorti de la vallée de la pierre. Ah ! ces oranges douces et amères, vertes et oranges, cette tequilla 100% d’agave, ces grains de grenade au verre, ces figues de barbarie coupées en rondelles, ces feuilles de maïs pour envelopper la tendre viande, la goyave raîche, le citron au goût de sel, l’ananas à côté du pastèque, les nèfles encore dans les arbres, le melon confondu avec la papaye !

Tahar BEKRI


23 décembre 2007,

Internet cafe. Convent street. Rue populaire d un quartier Thai. Gargotes en plein air. Soupes exotiques. Fried snake. Trafic bloque. Rumeur urbaine envahissante. Qui ne s est pas donne a la foule de Bangkok ne sait rien de la fluidite de la matiere humaine lorsqu’elle se desagrege pour echapper aux lois des corps singuliers. Annule au dernier moment mon voyage d’ hiver aux Caraibes pour atterrir en solo dans cette ville. Surtout ne rien ecrire. Me laisser dissoudre. Dans deux jours Siem Reap au Cambodge. La magie des temples d Angkor. Un roman sur Haiti m attend a Paris. En retrouverai-je le fil a mon retour ? Bonne question...

Roland Brival


21 décembre,
Port-au-Prince

Matin bleu lumineux, je suis en retard. Trafic de ruche. Je freine parce que devant moi tout s’immobilise, gendarmes, voitures, piétons, sauf les arbres. Etrange. Une seconde pour comprendre qu’il est 8 heures du matin, que c’est le salut du drapeau. De ma voiture je ne vois pas le drapeau mais j’en devine la courbe, le bleu et le rouge. Un homme en chemise rose et pantalon gris est planté au milieu géométrique de la courbe à ma droite, vers les Soeurs de Bourdon. Suspendu dans son geste, il module presque sans broncher l’hymne national dans un clairon. Et l’enfance qui passe dans le souffle du clairon rutilant. Ça fait longtemps. Ça fait du bien. Je suis chez moi, dans ma ville, sous mon chaud soleil d’hiver, avec mon enfance qui passe telle une brise dans ce clairon. Les notes tombent. La vie reprend d’un même mouvement. Le musicien baisse les bras et gonfle sa poitrine. Un homme debout devant l’annexe de la mairie collée au poste de police s’articule, tourne sur lui-même pour rentrer dans l’immeuble. Les jambes se délient. Les voitures glissent. Je reprends ma course dans ma ville merveille, ma ville artiste, à l’enfance cachée dans l’âme d’un clairon, ma ville dévoreuse, camée, violée, ma ville bandit, ma ville putain triste, ma ville enfants des rues, à la mort rodeuse. Ma ville qui a tant besoin d’amour. Et vous, avez-vous besoin d’amour ?

Kettly Mars


21 décembre 2007,

Je suis dans mon bureau, qui n’est pas à proprement parler un bureau mais plutôt le débarras : l’endroit où s’agitent laveuse et sécheuse, où transitent les vieux papiers et les paniers de linge sale, où l’on range les outils, les vieux meubles, l’escabeau branlant, les objets à garder hors de la portée de notre fille – et, de façon générale, tout ce qui n’a pas trouvé de place ailleurs. On se croirait dans un chapitre de La vie : mode d’emploi, et je ne m’assieds jamais ici sans avoir une petite pensée pour Georges.

Nicolas Dickner


21 décembre 2007,

Sur la place d’Italie on capte le wifi.
Assis sur le trottoir, ordinateur posé sur les genoux, j’entend les rumeurs de Port au Prince et je relis en pensée la littérature de Dany. Il y a une flèche au ciel, invisible parmi les chagrins du banal, qui est l’inspiration. Place d’Italie elle tourne comme une hirondelle au coeur de l’hiver, poignardant le froid.

Wajdi Mouawad


21 décembre 2007,

C’est etonnant... imagine. je viens de retourner d’un voyage. j’avais passé une dizaine de jours au senegal. La seule chose qui m’empeche de travailler — d’ecrire — c’est ma passion — ma dependence — mon besoin — mon addiction (meme si ce mot n’existe pas en francais) pour le voyage. En rentrant, je suis heureux comme tout — ici dans mon petit village en charente - calme, mortel, on peut même dire, une dose de tranquillité. Tout de suite après, un ou deux jours de repos, je suis prêt pour partir à nouveau. Donc demain ou le lendemain, j’irai passer une semaine dans le massif. Un peu de neige après le soleil et la chaleur ; un peu de solitude après la foule. Un peu de serenite sur place avant le prochaine voyage... l’Italie, les Usa, l’Écosse dans les semaines qui viennent. Un livre presque terminé, le debut d’un autre, et un troisième qui se forme dans mes pensées. Si je pouvais trouver un moment sans mouvement, j’écrirais mieux et plus. Mais le monde m’appelle.

Eddy Harris


21 décembre.

De la fenêtre qui donne sur la forêt normande, un soleil d’hiver fait scintiller les herbes gelées. Mon chat, Kadéro, à l’affût d’un éventuel mulot, traverse ce rectangle de lumière d’une patte précautionneuse. Je suis dans la pénombre. Sur la table, dans une enveloppe de papier kraft, les épreuves de mon dernier livre. J’hésite à l’ouvrir. Je sais bien qu’il ne sera pas tout à fait ce que je voulais qu’il soit, ce que j’ai rêvé qu’il devienne. Mais le calendrier tourne et il faut le lâcher. Bien envie de le laisser encore un peu reposer et décanter, de siffler ma chienne et d’aller marcher dans la forêt voisine. Je ne voudrais pas que le temps me commande. Combat de pot de verre. Va marcher, Bernard, le temps te lâchera et le rêve te prendra.
Ou que vous soyez, amitié marcheuse.

Bernard Ollivier


20 décembre 2007,

D’où je vous écris, la pièce est sombre car le bois huilé s’est obscurci avec le temps : dix ans depuis que cette maison est construite. Dix ans, un temps intermédiaire, ni très long ni très court — un temps suffisant pour s’imprégner des odeurs indélébiles de bois et de bambou. Des odeurs de brun et de blond, et plus loin, dans le jardin voisin, des odeurs de vert et de bleu. Le jardin voisin est ma lampe ; j’y puise la clarté nécessaire à l’illumination des choses et des mots. L’île dans laquelle je vis, à la lisière de Saigon, sera bientôt écartelée par les promoteurs immobiliers. L’Etat y veille. L’Etat veut plus de béton, plus d’acier, et plus de verre, pour prouver au monde que le Vietnam n’est pas un pays pauvre. La ville que j’ai connue il y a dix ans était presque identique à celle que je quittai il y a trente ans. Celle de demain sera très différente ; pour la construire, les grues sont plus hautes et les fondations plus profondes. Depuis que j’ai établi ma résidence ici, ma vie a beaucoup changé — à cause, sans doute, de la magie propre à la terre et aux arbres de ce pays. J’ai toujours pensé changer plus vite que la ville. Mais aujourd’hui, elle m’a rattrapée, elle m’a dépassée, elle m’a laissée derrière avec quelques talismans obsolètes : de vieux bananiers, des lianes folles, des crapauds, un toit en feuilles qui fuit. Je ne sais pas quoi en faire. Le savez-vous ?

Anna Moï


Mercredi 19 décembre 2007
Sospel.

Un poêle qui ronronne, des tapis épais, rapines persanes de vieux voyages, ressortis pour l’hiver qui recouvrent les tommettes à six pans, des armées de livres au garde à vous sur trois murs, des rideaux aux motifs africains tirés devant d’anciennes fenêtres en bois de mélèze et vitres d’époque, dehors une lourde nuit silencieuse qui couve les montagnes alentour, des affiches marines, des photos de paysages, des tableaux de toute sorte, des fers haïtiens, un piège à rêves, un drapeau breton pendu par un seul coin, tiennent lieu de décor au mur qui me fait face quand j’écris. Sur le bureau, des piles de feuilles écrites ou imprimées, des cours en chantier, des livres ouverts à des pages marquantes, d’autres empilés dans l’attente d’être lus, ou relus, deux petites bouteilles de Barbancourt à peine entamées par des douaniers sourcilleux, un livre de Samivel acheté sur Ebay et reçu aujourd’hui, Bonshommes de neige, une affaire, Désert de Le Clézio parce que je le fais étudier aux élèves, et des stylos en pagaille par crainte de manquer, voilà mon univers immédiat. Il fait frisquet dehors, et j’ai déjà les pneus neige avec chaînes dans le coffre de la voiture. Il fait nuit quand je pars le matin du haut de mes montagnes vers la côte, la mer… oui, de mes classes, je peux voir la mer (pas dans toutes, mais parfois… un gros bout de Méditerranée avec, à gauche, une tranche du Cap Martin)… mais il me faut franchir un col à neuf cents mètres d’altitude environ pour redescendre vers les palmiers du bord de mer. Cent dix neuf virages exactement. J’ai eu le temps de les compter, cela fait dix ans que je fais le trajet chaque jour. Et parfois, au bout d’un lacet, je peux voir la Corse posée sur le bleu de la mer, mais c’est rare. Il faut un bon mistral en Provence et un air bien glacé ici. En février, parfois, la magie opère. Mais, ce matin encore, en descendant, je pensais à Haïti et pas à la Corse. De toute façon, on n’est pas en février… et Haïti, en fait, j’y pense tout le temps. Voilà, tout est dit. Bon, Dany, toi je sais où tu es, là-bas dans ton bus en partance pour Ottawa… Mélani, je te vois, pile poil devant ton écran, là-haut, dans notre Bretagne… mais les autres, tous les autres, où êtes-vous ?

Racontez. J’ai hâte de vous lire.
Fraternellement,

Philippe Bernard


20 décembre 2007,

Je suis sagement à Paris, après un voyage à Guadaljara au Mexique où se déroulait la Foire Internationale du livre, un autre en Bretagne, à Lannion où un le groupe breton Escaledédale a mis en musique quelques uns de mes poèmes. Aujourd’hui, c’est l’Aïd. C’est la fête du sacrifice pour les musulmans. Ce n’est pas la fête du mouton comme on dit couramment ici. Cela ne mérite pas même une seconde au journal à la Télé. C’est frustrant et cela me rend un peu triste. Je ne suis pas pratiquant mais je considère les fêtes comme un moment privilègié de la vie des êtres Et la fête est loin du " Labyrinthe de la solitude". En outre, je lis dans Le Monde d’aujourd’hui : " Le président français doit rencontrer le pape pour assister à " la messe pour la France." . " Benoït XVI mise sur M. Sarkozy pour défendre en Europe les valeurs de l’Eglise". Tant pis pour moi. Je me suis consolé en regardant une émission enregistrée à l’Institut du monde arabe où il est question de richesses archéologiques et de grands royaumes phéniciens, romains, arabes au Yémen, en Lybie, en Syrie. J’aurais échangé tout le voyage de Kadhafi, ses milliards et sa tente ridicule contre une porte romaine donnant sur la mer à Liptis Magna !

Joyeux Noël à tous,

Tahar BEKRI


Montevideo, Uruguay, ce jeudi 20 décembre - il est 11h 20 minutes , ce matin, 8h20 chez Dany à Montreal, 14h20 en France. Un chaud soleil a grimpé sur le balcon de ma chambre et il avance. Je me suis réinstallé dans le même hôtel, exactement dans la même chambre, la 206, que j’occupais
l’an dernier. Besoin de m’arracher aux préoccupations franco-françaises et chance provoquée de pouvoir le faire : après des travaux intenses - documentaires, articles - dans le courant de l’année, j’ai pris deux mois ici pour boucler un recueil, un texte sur Chet Baker et une traduction. Pour la traduction (d’un texte de Pierre Joris un ami poète luxembourgeois écrivant en Anglais), nous nous organisons, Pierre et moi, de petites trad-sessions en utilisant Skype. Pas mal, non ?
Au fait, pourquoi Montevideo ? Comme il est bon de se trouver dans un pays qui ne fait pas la Une des journaux. Calés entre deux géants, l’Argentine et le Brésil, les Uruguayens (en régime de centre gauche aujourd’hui) regardent le monde tranquillement, et même avec peut-être, en secret, une toute légère ironie. On se croirait dans les années cinquante, je parle de l’époque où le temps comptait ce qu’il comptait et pas plus. D’où je suis, latitude 34°53’, longitude 56°11’, je vous embrasse beaucoup là où vous êtes.

Eric Sarner


Jeudi 20 décembre 2007

Pour l’heure, j’ai jeté l’ancre dans mes eaux parisiennes. En attendant le retour du vent et de la marée. De toute façon, mon voilier est programmé pour ne pas rester au port plus de deux mois. Dans l’attente, je suis attelé à la rédaction d’un pavé, que j’aurais dû rendre… fin août. Mais jusqu’ici mon éditeur s’est montré patient et, hélas !, son à-valoir aussi. Voilà au moins une bonne raison pour en finir. Non que ça me soit une épreuve si raide, car il s’agit d’un docufiction sur Cuba, mon autre péché mignon après Haïti. Bien entendu, ce n’est pas pour autant que je préfèrerai, Karla le sait, les Cubaines aux Dominicaines. Bref, si l’hiver parisien continue à être aussi clément que cette semaine (entre – 3° et 2°), j’espère sortir du tunnel au tournant de février et mars, au moment de hisser les voiles vers d’autres ailleurs. Ce qui signifie encore de longues journées (à moins que le vent ne se lève et que la marée ne remonte plus tôt) assis derrière l’ordinateur, près de la fenêtre qui donne sur les murs et les toits gris métallique des immeubles parisiens, avec pour unique compagne mon bol (je préfère les bols aux tasses de Dany) de thé vert. Parfois je m’accorde une courte pause. Le temps d’une virée sur la Toile pour apprendre, par exemple, qu’à Port-au-Prince on est en train de transformer le Champ-de-Mars en "Salon de Noël". Que Nicolas et Carla (une autre, pas celle déjà citée)... Heureux homme, me dis-je, dont la dame de coeur ne jure fidélité qu’à la polyandrie et la polygamie. Le soir venu, je troque mon bol de thé vert et la fatigue de la journée contre quelques rasades de Cinq étoiles, histoire de me rapprocher du soleil natal.

Louis-Philippe Dalembert


Jeudi 20 décembre 2007

" Au sortir de trois semaines de voyage où des lieux du monde ont fait clignoter les lumières de la fraternité, je me retrouve dans mon bureau au Fort Louis Delgrès à Basse-Terre. Autrement dit, je suis dans l’épaisseur d’un passé historique, dans un livre de vieilles pierres où la mémoire jette des lueurs de lutte contre l’esclavage, dans les plis d’une histoire dont toutes les îles de la Caraïbe portent les cicatrices. Je suis aussi dans ce présent d’un monde vertigineusement emporté dans les tourments de la mondialisation. J’habite les fleuves de la Guyane. J’habite la connivence des langues dites régionales (créole et basque). J’habite l’imaginaire somptueux d’un Haïti qui a tant à conjurer. J’habite des amitiés d’écrivains qui m’offrent la diversité de la condition humaine. Je m’habite en vivant ! Autour de moi, mes fétiches qui vont de Miles Davis à Préfète Dufaut en passant par Martin Luther King. Hégésippe Légitimus, premier député noir de la Guadeloupe, me regarde, à la fois immobile et projeté dans un rêve de justice. Je suis dans son rêve, flottant comme une coquille inquiète, assuré tout de même du miracle des mots et de la beauté de vivre. J’en suis au corps souffrant de ma mère malade et c’est pour moi l’origine du monde qui est blessée ! Au dehors, derrière une porte vitrée, le soleil ouvre des paupières bienveillantes. Au dehors, des pays m’appellent et le nomade en moi caresse un grain de sable, chuchote une prière et souffle sur la noix du monde pour préserver l’espoir. Où suis-je ? Dans cette main ouverte qu’une île tend à la mer pour traverser le bleu et le blues d’exister."

Ernest Pépin


20 décembre 2007,

c’est une belle idée qui apparaît dans la lumière un peu blafarde de mon écran d’ordinateur,
tandis qu’au dehors, le soleil d’hiver lâche ses rayons sur les collines blanches de givre
(on imagine des épées chauffées à blanc plongées dans l’eau glacée des sources, et le chant frémissant que cela produirait)
dans ce village de Puisaye - Treigny - dans ma maison grande et simple et chaude (16°), assis devant une grande table avec, derrière l’ordinateur, la fenêtre, et derrière la fenêtre, de l’autre côté de la place, l’église du 14è, et derrière, les collines...
me voici travaillant sur mon prochain récit, entre shoah et goulag, horreurs et bonheurs...
parfois je lis,
ainsi il y a une heure à peine
dans Pluie Noire de Masuji Ibuse
cette notation tirée du journal du personnage principal, un petit matin de 1945, à Hiroshima :
6 août, beau temps
vingt minutes plus tard...
et nous voici
et me voici

Marc Delouze