Décidez-vous !

18 juin 2019.
 

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :

La crise d’adolescence ! Elle était si mignonne quand elle avait neuf ans, mais depuis l’an dernier… Foutue application… qui pourrait commettre un acte aussi atroce ? Il faudrait être fou. Les ados sont tellement influençables et en révolte, que ce genre d’appli leur plaît forcément. Alerté comme les autres parents par le biais de la lettre que le proviseur du lycée nous avait envoyée pour nous mettre en garde contre l’application « décidez ! », j’avais tapé sur le moteur de recherche le nom de l’application la semaine d’avant.
J’étais tombé alors sur des tas de forums, parlant des effets négatifs sur les adolescents, des arnaques, des lettres de suicide, du nombre de morts à cause de cette application. C’était absolument monstrueux. Des adolescents à qui on avait fait un lavage de cerveau se battaient pour être à la meilleure place dans le classement sans aucun discernement, lancés dans ces battle royal. Des actes permettaient, dans le mode compétitif d’obtenir des points. Jusque-là rien que de très banal, sauf que les actes en question n’étaient pas virtuels et donnaient froid dans le dos : « baffer son frère ou sa sœur » rapportait un seul point, « casser l’objet le plus précieux d’un membre de sa famille » rapportait cinq points et « humilier un proche face à des personnes qu’ils aiment » rapportait quinze points. Une application perverse incitant les adolescents à faire le mal dans leur entourage, pour un classement virtuel. Si on commettait les cinq actes, on gagnait le rang supérieur avec d’autres requêtes… mais malheureusement je n’avais pu y accéder, n’étant pas inscrit.
Je m’assois contre un arbre. La nuit est noire, il n’y a pas d’étoile dans le ciel, et le temps est moite. L’odeur des feuilles du jardin, mouillées, me ramène alors aux années 80, où toutes ces applications débiles n’existaient pas, où tout était innocent, où tout était possible, le moment de la vie où il n’y avait aucune responsabilité. Maintenant, je voudrais revenir en enfance. Regoûtez ne serait ce qu’une journée cette innocence singulière. Je ne veux pas que mes enfants se rendent compte trop tôt de la tristesse de ce monde. A m’entendre penser, j’imagine un vieux grincheux nostalgique … Je soupire puis me décide à rentrer. De loin, je vois que la porte est grande ouverte, c’est bizarre, je suis sûr de l’avoir fermée à clef. Je rentre : « Il y a quelqu’un ? ». A ce moment précis, j’entends un cri étouffé, puis des bruits de pas dans l’escalier, cela vient de l’étage, j’attrape par réflexe le couteau à pain, et je monte les escaliers. Je tends l’oreille. Rien. Plus aucun bruit. J’ai halluciné. J’entrouvre la porte de la salle de bain. Rien d’anormal, à part de grosses flaques d’eau par terre. Je pose le couteau sur la vasque et m’adresse à ma femme qui prend son bain, les écouteurs sur les oreilles.