Graine d’espoir

18 juin 2019.
 

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
Mes mains, mes bras, mes jambes, tout mon corps tremblait, alors que je portais le mobile à mon oreille, d’un geste peu assuré mais cependant déterminé. Le contact glacé du métal contre mon visage me remplit d’appréhension, et j’oubliais tout autour de moi. Je ne vis plus le ciel blanc trop lumineux pour mes iris clairs, je ne fis plus attention au soleil qui, bien que présent, ne réchauffait pas l’air ambiant dont la température devait avoisiner les moins vingt degrés. Je ne prêtais plus attention à la neige qui recouvrait les dalles de pierre en piètre état, pas plus que mes yeux ne remarquaient les grandes tours grises aux vitres couvertes de givre qui me dominaient pourtant de toute leur taille gigantesque. Mon esprit, lui, volait bien plus haut.
Il était rendu au dessus des nuages, loin du sommet des bâtiments et aurait peut être même croisé des oiseaux si il y en avait encore eu. La tonalité neutre du téléphone, ce bip répété, si discret mais qui pourtant secouait jusqu’à mon cœur dans ma cage thoracique, avait figé mes membres et provoqué la douloureuse résurgence de souvenirs que j’aurais aimé faire taire. Des vagues d’émotions me secouaient. Plus que jamais j’avais conscience de ce que j’étais en train de faire, rien d’autre que le portable dans ma paume ne comptait. Rien d’autre que ce bip qui résonnait encore et encore à mon oreille. La preuve que tout ceci était bien réel.
Que tout ce que je venais de traverser pouvait ne pas être une vaine entreprise.
Que le destin, peut être, en avait fini de s’amuser avec moi et le reste du monde.
Que cet enfer allait éventuellement devenir plus vivable.

**

Je suis né sur une Terre sans terre. Sur une planète morte, dénuée de vie. Vingt ans en arrière pourtant, lorsque j’ai pris mon premier souffle, la nature n’avait pas encore rendu son dernier soupir. Les temps où la mer était une étendue d’eau salée remplie de nourriture, et pas des larmes d’Icebergs qu’on ne pouvait contempler qu’en photo, ne paraissaient alors pas si loin.
Je m’en souviens, nous venions de traverser une période de sécheresse où les températures avaient frôlé les cinquante degrés à l’ombre, et sous mes pieds le sol agonisait déjà. Cela prit une dizaine d’années avant que le soleil ne cesse de nous meurtrir en cette période autrefois appelée « Hiver », le temps pour moi de grandir un peu et de commencer à percevoir que, si sous mes doigts la terre se transformait en sable, mon corps bientôt ne ferait plus qu’un avec elle.
Ma mère, un soir, m’avait pris sur ses genoux, posant un bonnet sur mes cheveux. Tendrement, elle a enroulé une écharpe autour de mon cou et mit sur mes épaules une épaisse parka noire. J’ai moi même enfilé mes mitaines, fragile ouvrage de laine blanche, ne me doutant pas alors que cette couleur serait mon seul horizon pour les années à venir.
En me réveillant le lendemain, le monde avait changé. En l’espace d’une nuit, les flots s’étaient soulevés, grondant leur colère, pour venir submerger une grande partie de l’espace habité, avant de se figer à jamais dans un éternel silence, froids et morts.
Sous la glace et les eaux, beaucoup périrent. Des humains et les animaux qui n’avaient pas encore disparu, puis avec eux les dernières plantes.
J’ai assisté à la fin du monde. J’ai vu les arbres, plantés dans un sol stérile et dur, se recroqueviller doucement. Les feuilles noircies sont tombées devant mes yeux et parties en poussière dans mes mains.
Le départ de la maison, je ne m’en souviens plus vraiment. Il ne reste, pour me remémorer cette période, que des images floues de bâtiments grisâtres et de gens au visage anxieux. Des odeurs aussi ; celle du parfum de mon père contre lequel je me blottissais tout le temps pour échapper au froid. Puis il y a les sons ; ceux qui me reviennent le plus brusquement, en plein milieu de la nuit. Les bruits les plus effrayants que j’ai entendus ; ceux discrets de la glace qui craque, qui tangue, le bruit d’une montagne gelée se fendant sur toute sa longueur et emportant le monde dans sa chute.
Ce murmure dans la nuit, brisant les ténèbres glacés, est la chose la plus terrifiante qui soit pour un enfant qui comprend qu’avec les bris de glace, sa vie s’effondre à son tour.
C’est cependant durant l’une de ces nuits que j’ai déterré, enfoui sous la neige, le trésor le plus précieux qui soit.
Un fruit. Plus précisément un abricot à moitié pourri, mangé par la moisissure. Mais à l’intérieur de cette enveloppe de chair en putréfaction, le cœur battait toujours. Je tenais dans mes mains un noyau, chose qui semblait banale une vingtaine d’année auparavant, et aujourd’hui denrée des plus précieuses.
Car avec la sécheresse, puis les vagues de froid provoquées par l’activité contre nature des Hommes, le sol ne produisait plus. Sous nos pieds, plus rien ne poussait, tour à tour étouffé par la glace, brûlé par le soleil, malmené par l’eau et détruit par l’atmosphère indéniablement toxique.
Nous vivions pourtant, malgré tout ça. Les eaux avaient tellement monté ces dernières années que nos villes avaient une à une fini par disparaître, ajoutant un peu plus de déchets au fond des océans. Nous rendions la terre malade, comme une tumeur maligne qui la ronge de l’intérieur, et elle essayait de se débarasser de nous, par tous les moyens possibles. Mais on s’accrochait, on s’enfonçait plus profondément encore, construisant des habitations de métal qui déployaient leurs ramifications malsaines partout. On a tué notre planète, sans se rendre compte qu’on mourrait avec elle.
Et aujourd’hui... Les Hommes n’étaient plus rien. Tout s’était effondré, et la seule chose qui avait encore de la valeur c’est ce pour quoi je me retrouvais avec ce stupide téléphone collé à l’oreille.
Les plantes. Les graines de plantes, plutôt. Cet espoir ténu, mais bien présent, qu’il était encore possible de faire pousser quelque chose dans ce sol strérile. Il se murmurait, récemment, que des prodiges, qui travaillaient depuis des années sur une sorte de « solution miracle » auraient développé de la terre artificielle. Je ne saivais pas si la chose était seulement possible, et je craignais une tromperie. Des gens auraient été capables de tuer pour mettre la main sur quelque chose à vendre, et rien ne rapportait plus que les graines. C’était comme vendre de la corde de pendu encore tâchée du sang de notre planète.
Mais plus personne n’assurait la justice. Tant de gens avaient déjà péri, dans les catastrophes naturelles, puis dans les émeutes engendrées par la suite... Il restait si peu d’humains, et pourtant encore bien trop pour la si petite superficie habitable. Certains, en autarcie, vivaient totalement coupés du reste du monde, loin des villes survivantes. Ce n’était pas une chose bien difficile d’ailleurs, car il n’y avait guère plus que quelques lignes de téléphonie mobile, et à peine l’électricité. Ce n’est que peu exagérer que de dire que les progrès de l’humanité avaient reculé au fur et à mesure que les vagues avançaient.
On retrouvait les modes de vie ancestraux, loin des villes, et je ne saurais juger quelle était alors la meilleure solution, entre replonger au Moyen-Âge sans les ressources ou s’obstiner à garder une société vouée à disparaître en se berçant d’un pseudo-progrès. Mais eu égard aux taux d’endogamie, voire d’inceste élevés, chez certaines « communautés », je préférais rester dans les villes. Même s’il devait ne plus jamais y avoir de plantes, au moins l’espoir restait-il présent ici.
C’était tout de même en ville que j’avais entendu parler de ce qui était vanté comme « une chance inouïe de restaurer la Nature ! ». Evidemment, je n’y avais alors même pas prêté attention. Des gens qui prétendaient avoir trouvé le remède miracle, il y en avait tous les jours. Ils utilisaient les esprits crédules pour mettre la main sur les dernières graines non-germées.
Ces graines, elles étaient rares. On ne les trouvait plus aujourd’hui. Elles avaient toutes été cachées ou détruites. Mais par chance, ou bien peut-être était-ce une malédiction, le noyau que je possédais était toujours bien au chaud dans une de mes poches intérieures, contre mon cœur.
Parfois, j’avais l’impression qu’il pesait lourd, et que tout le monde pouvait le voir. D’autres, il me prenait l’envie de le jeter, de le piétiner, je le haïssais alors pour me faire sentir si coupable. Ce sentiment horrible me prenait à chaque fois que je posais les yeux dessus. Comme si, muettement, il m’accusait de la destruction de notre monde. Et je me disais que si je me sentais si mal, alors je devais certainement avoir ma part de responsabilité.
Aussi, c’était un soir où, je dois l’avouer, l’alcool devait peut être couler en trop grande quantité dans mes veines, que l’annonce avait de nouveau trouvé son chemin jusqu’à mes oreilles. Je ne me souviens plus des détails exacts, juste d’avoir vaguement acquiescé en me disant que, quitte à faire quelque chose, autant tenter d’avoir un impact positif. J’avais donc accepté le numéro que l’on m’avait glissé, écrit sur un morceau de feraille, et il trônait depuis un an sur ma table de chevet.
Un an à le voir tous les matins, pesant le pour et le contre.
Un an à essayer de l’oublier sans pouvoir m’y résoudre.
Un an à suspendre ma main au dessus du vide-ordure sans réussir à lâcher la plaque métallique.
Puis, il y a quelques mois, j’ai perdu le bout de fer sur lequel on avait griffonné cette issue de secours. J’ai paniqué un long, très long, moment, avant de me rendre compte que les chiffres étaient gravés dans mon crâne plus sûrement que sur n’importe quel support.

**

Je me retrouvais donc, comme un idiot, planté en plein milieu de la rue déserte, à une heure indicible. Morphée me dédaignant, le soleil s’étant levé, j’étais donc dehors, et j’avais froid. Mes cheveux détachés me battaient les joues, le vent se faufilait traîtreusement sous mes vêtements, et toujours cette attente interminable et angoissante, rythmée par la sonnerie de mon portable.
Ecrasé par l’ombre des bâtiments, je me sentais tout petit, et le ciel bleu m’apparaisssait comme une moquerie, devant les sombres pensées qui assaillaient mon esprit.
Puis, avec ma respiration, la sonnerie se coupa.
Un grésillement, puis une voix. Mon cœur cessa de battre.