Au revoir

18 juin 2019.
 

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
Alors que les chiffres s’illuminaient sur l’écran, mon esprit vagabonda quelque peu. Un an, pensais-je avec vertige. Une année, trois cent soixante-cinq jours, huit mille sept cent soixante heures, cinq cent vingt-cinq mille six cent minutes, trente et un millions cinq cent trente-six mille secondes. Mon esprit se tût. Il ne comprenait pas ces nombres immenses, plutôt il ne les appréhendait pas. Je plaque ma montre sur mon oreille. J’entends la trotteuse, laquelle résonne dans mon crâne. J’entendais le temps qui passe, et à quel point il défilait lentement lors de ces instants où on daigne lui prêter attention.
Je ne me rappelle plus avoir eu cette attention depuis, tout est allé si vite, tout m’a paru défiler sans que je n’ai rien pu voir, comme si ma vie m’avait devancé et que j’essayais désespérément la rattraper. C’est en oubliant ces moments de recueillement que l’on rate le bonheur. Celui-là n’est pas facile à atteindre, il se cache bien dans les feuillages de l’esprit, agrippé dans les lianes de notre intérieur, dans les sommets et les profondeurs des événements. Et pour certains comme moi, dans les abysses. Durant cette année, je fus convaincu de l’avoir rencontré. Malgré cette volonté de fer, la lucidité me révéla que c’était chose vaine. A trop vouloir le détenir, le temps qu’il nous reste en sa compagnie reste minime, avec un goût fade, cendreux. Et c’est ainsi que la vie devient le miroir d’un rêve, ses images défilent devant nos yeux, sans se souvenir des petites choses merveilleuses du quotidien. On devient passif devant cette succession de minutes, d’heures, de jours. Je pensais influer sur ma vie, mais en réalité, elle coulait juste comme l’eau dans le creux de mes mains. Seul l’humidité restait sur ma peau, en me glaçant de tout mon être.
De cette rapidité déconcertante surgit, tout de même, foule de perturbations dans ce fil d’eau. Je sentais certains jours ce flot dévaler mes joues, et à d’autres jaillir dans un jet enjoué, comme ce sourire, si rare, si difficilement perceptible, caché. Ces sentiments s’entrecroisaient, se suivaient, ils étaient capables de transformer ce jet en une immense vague, qui bien souvent ravageait ce que nous construisions, tous. Deux ressemblances subsistaient, la violence qu’entrainaient ces bourrasques, qui nous atteignaient en plein cœur, nous faisant vaciller autant qu’elles pouvaient nous rapprocher, et les restes qu’elles laissaient toujours derrières elle, ces fondations sur lesquelles nous nous appuyons, pour continuer à avancer. Malgré cette force que l’on m’a toujours montrée, cet intense rêve auquel j’assistais, chaque jour, n’était pas construit par ma volonté.
Cette force, je l’avais totalement perdue. Je n’avais que tristesse, désespoir. Avancer me paraissait totalement vain, d’une inutilité aberrante. L’anéantissement était encore sentiment inconnu. J’ai compris sa signification. C’est ce vide intérieur, qui laisse au sol, qui arrache toute émotion positive, faisant fuir à des lieues le bonheur. Tout projet s’écroulait, rien ne pouvait se stabiliser. L’humidité laissée par les larmes et les secousses frénétiques que laissaient les bourrasques faisait glisser toute pierre que j’essayais de souder. La frustration grandissait hâtivement en moi. Toute chose que je m’évertuais à ériger ne pouvait que s’évaporer.
Vînt alors une tempête qui avait d’origine non pas ces nuages qui obscurcissaient nos vies, mais ceux qui émanaient de mon être. Les vagues se sont alors déchaînées, ébranlant tout mon corps. Ces tourbillons qui agitaient mon esprit et mes alentours étaient incontrôlables. Les pluies venaient de toute part, obscurcissaient ma vision. Personne ne pouvait calmer le déluge, si bien que tenter risquait de les emporter. Je cherchais à m’exiler loin de tout, du moins de tout ce que je connaissais. Cette tempête était la mienne, unique, incompréhensible, impossible à exprimer. De nouveau, tout fût dévasté. On m’en a certainement voulu, mais ma pensée n’exprimait pas le même sentiment, je contenais, de façon à n’emporter quiconque dans ces océans déchainés. Mais la culpabilité surgissait, les premiers rayons se montrant à nouveau.
Tout en voulant réparer ce que je pensais être des erreurs, je m’obstinais à combler des failles inexistantes. Ainsi perdais-je mon temps à regarder le passé, cherchant désespérément au loin ce bonheur dans la brume qui me précédait, recouvrant un paysage chaotique de roches tranchantes sur le rivage, clairsemé de ces espaces paisibles, hors de ce temps à tout prix, j’essayais d’agripper.
Alors, je ne cherche plus à fuir. Ce temps que j’ai perdu, est trop précieux. Le rêve qui me hantait jour comme nuit se termine finalement. Cette douloureuse vallée, je la franchis, je l’observe, je l’admire. Et par-dessus tout, je la grave dans ma mémoire de manière à ce qu’elle soit cette nouvelle fondation sur laquelle je bâtirai cet avenir, mon avenir, notre avenir. J’arrête de chercher mes erreurs, je trie et je conserve les pierres suffisamment solides. Grâce à elles, j’avancerai, et je nous ferai avancer, nous tous, qui sont intiment liés par la folie des évènements. Je me rapproche, pour relier les chemins ternis par l’érosions des pluies et des vagues. J’ose enfin être seul, non pas par tristesse, mais pour forger ces outils, précieux dans la construction d’un futur paisible et inébranlable. Les nuages noirs ne seront jamais loin, mais plus rien ne pourra faire s’effondrer cet édifice.
En ce matin d’hiver, je me réveille. Ce froid qui me fait rougir, il ne refroidit pas mon cœur, il me fait ressentir à quel point je suis vivant et que le sang qui coule dans mes veines est chaud. Cette chaleur, je suis prêt à la transmettre, à la partager. C’est elle qui, aujourd’hui m’anime, et que je conserverais à l’avenir.
Je regarde à nouveau l’écran de mon téléphone. Ce numéro, il lui appartient. Lui qui a disparu. Je l’appelle. J’entends sonner… Une fois. Deux fois. Trois fois. Le répondeur se déclenche, j’entends une dernière fois sa voix me répondre. A moi de répondre.
« Au revoir » dis-je, assuré.
J’éteins mon téléphone, je le range dans ma poche.
Sereinement, je commence à avancer, laissant la trace de mes pas, légers, sur le sol enneigé.