Zéro et un

18 juin 2019.
 

...alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.

Tout a effectivement commencé il y a un an, jour pour jour. J’ai ouvert les yeux et j’étais ici... Aucun souvenir de ce qui a pu se passer avant. Je ne sais pas quel est mon nom ni mon prénom. Tout ce que j’ai, c’est ce numéro de téléphone - 744 412 004- dans ma mémoire et la certitude de savoir ce que je dois faire. Pour commencer, il m’a fallu...non, je savais que je devais construire un abri. Les outils étaient là. Les matériaux aussi. Il devait y avoir d’autres êtres comme moi ici ! Sinon comment expliquer tout ça ?
Je n’ai pourtant jamais trouvé personne.

J’ai construit ma cabane et j’ai commencé le potager. Pour planter les graines qui étaient là, dans les sacs. Puis c’est le trou, le trou noir. Je ne me suis pas endormi, je n’ai pas fait un malaise, je ne me souviens tout simplement pas de ce qui s’est produit.
Lorsque j’ai repris connaissance, j’étais exactement à l’endroit où je me suis réveillé la première fois.
J’ai tout de suite vu que les graines semées avaient poussé. Des plantes d’une dizaine de centimètres traçaient des lignes vertes dans le potager.
Mais tout ça ne m’intéressait pas vraiment. Il fallait que j’aille explorer les alentours. Je suis parti vers le sud, sud-est. La végétation s’est peu à peu densifiée pour se tranformer en forêt. Je me suis engagé sous le couvert des frondaisons. Des fruits charnus sont apparus pendant des branches. J’en ai cueilli une bonne provision, afin de me constituer des réserves. Le bruit de l’eau tombant en cascade m’a attiré vers la rivière. Une source d’eau pure. Bien. Très bien. En plus de fournir la boisson, la rivière me nourrirait, grâce aux nombreux poissons que je voyais. J’ai essayé d’en attraper un à la main...sans succès. Lancer une pierre n’a pas apporté de résultat non plus. J’ai alors sorti la canne à pêche et ,à la troisième tentative, un magnifique saumon a mordu à l’appât.
La découverte qui m’a le plus réjoui est autre. Il s’agit de petits jetons de différentes couleurs. Je les ai ramassés, certain qu’il me seraient utiles.
Trou noir.

Je m’appelle Légovian. 744 412 004. Je suis près de ma cabane. Les tomates sont prêtes à être cueillies dans mon potager. Dans ma maison, j’ai de l’eau, des fruits, du poisson mais surtout un grand stock de jetons. Aujourd’hui, je pars vers le nord.
La prairie laisse doucement place à la savane. Puis c’est le désert. Je poursuis ma route à travers les dunes. Au détour de l’une d’elles, j’aperçois un amas rocheux au loin. En m’approchant, je distingue un motif régulier. Des colonnes encadrent une zone plus sombre qui s’avère être une entrée.
Je me trouve devant un ancien temple. Passé la porte, j’entre dans un vaste hall où le sable, poussé par le vent, a formé des amas irréguliers. Divers objets traînent de-ci de-là : une torche... une boussole... une épée... un casque... un vieux coffre. Tout cela est poussièreux et semble si ancien !
Je m’approche du coffre et l’ouvre.

Je me trouve devant un ancien temple. Passé la porte, j’entre dans un vaste hall où le sable, poussé par le vent, a formé des amas irréguliers. Divers objets trainent de ci de là : une torche... une boussole... une épée... un casque... un vieux coffre. Tout cela est poussièreux et semble si ancien ! Je ramasse l’épée. Je m’approche du coffre et l’ouvre. Un sifflement furieux trahi le serpent qui se dresse immédiatement, prêt à l’attaque. Ma lame fend l’air et décapite le reptile. Le corps sans tête tressaute dans le fond du coffre sur un vieux parchemin. Je m’en saisis et le déroule. Une carte. J’identifie sans peine, au centre, la prairie où j’ai installé ma demeure. Je localise également la rivière au sud-est, ainsi que le désert au nord.

Je m’appelle Légovian. Je suis près de ma cabane. Il y a eu un ouragan cette nuit. Enfin je suppose. Sinon comment expliquer l’état de délabrement de ma maison qui n’a plus ni toit ni murs et de mon potager où les maïs sont couchés. Sans parler du poulailler. La poule erre dans les décombres de ce qui fut mon grenier à grains. Elle gratte le sol à la recherche de nourriture. Plus loin, j’entends les grognements du cochon. Je m’en occuperai pus tard. 744 412 004
Pour l’instant, je dois récupérer, dans ce qui fut ma chambre, mes biens les plus précieux : ma carte, ma boussole, mon épée. Et la statuette.
A vrai dire, elle ne me sert à rien. Mais je sais que je devais la prendre. Je l’ai trouvée dans l’épave du vieux galion échoué sur la plage au nord-est.
Il m’a fallu du temps mais j’ai finalement pu tout remettre en ordre. Je vais pouvoir aller visiter les grottes que la carte indique au-delà du désert. Il faut que je prépare soigneusement mon expédition. Je vais me servir du vieux temple comme base intermédiaire.
Parfois, mes certitudes s’effondrent. Je reste simplement là, sans pouvoir bouger, sans rien faire. Mon esprit s’emballe et échafaude les théories les plus folles. J’ai un sentiment de vide derrière moi. La conviction que si je me retournais brutalement, je serais face au néant. C’est dans ces moments-là que je prends vraiment conscience de mon corps. De mes bras aux muscles fins et noueux. Des cales sur la paume de mes mains. Du vent qui agite les branches des palmiers et fait onduler mes cheveux. Je m’appelle Légovian.

Je m’appelle N6sh9jaA#. Je suis près de ma maison. Le groupe électrogène a démarré au milieu de la nuit. Il a pris le relais de l’éolienne qui s’est arrêtée faute de vent. Cela fait onze mois que je suis ici...Plus quelques jours. Mes stocks de vivres sont au complet. J’ai plusieurs bases de repli disséminées un peu partout et parfaitement équipées : le temple, le galion, les grottes, la ville fantôme et le château. Et surtout, surtout...j’ai quatre statuettes.
Aujourd’hui je commence mon périple vers l’ultime objectif présent sur ma carte : le mont Céleste. Il fait chaud dans la prairie. Je suis pressé de me retrouver dans le désert. J’aime la fraîcheur qui y règne lorsque l’obscurité arrive. La morsure du froid sur mes mains me rassure, me montre combien je suis vivant.
La dernière fois, lorsque j’ai tenté d’atteindre le Mont Céleste, je suis resté bloqué devant le pont de lianes. Une grille impossible à franchir me barrait le passage. Mais j’ai remarqué les niches creusées sur le portique de pierre qui soutient la grille. Quatre niches pour être exact. Or je possède quatre statuettes, dont la forme correspond - j’en suis sûr- à celle des niches.

Ignorius est stupide. Parfaitement, complètement et définitivement stupide. Je pense que la poule est plus intelligente que lui. L’autre jour je lui ai dit de mettre de l’eau dans la citerne. Et je l’ai oublié. Le lendemain, je l’ai cherché pour lui confier une nouvelle tâche. Il était toujours en train de remplir la réserve, qui devait être pleine depuis belle lurette, et débordait de partout. Une mare s’était déjà formée dans le petit creux qui mène vers le potager. Il m’a tellement énervé que je lui ai dit d’aller se faire voir. Ce n’est pas le genre de chose qu’il faut lui demander. Il a tourné en rond ne sachant dans quelle direction partir pour « aller se faire voir ». J’étais si furieux que je l’ai laissé comme ça pendant toute la matinée. Plus tard, j’ai eu honte de moi. Je lui ai dit qu’il pouvait arrêter et souffler un peu. Il a pris une grande inspiration et s’est mis... ben... à souffler un peu. Mon Dieu qu’il est con...
Il va rester ici pendant mon absence. Je lui ai donné des instructions pour qu’il s’occupe correctement de tout. Ҫa a pris un temps fou. Il a fallu tout détailler : « Lorsque le soleil se lève, tu fais ci. Lorsque le soleil est là, tu fais ça... ». Que puis-je faire d’autre, de toute façon ?
Le soleil commence à descendre, il est temps de me mettre en route.

Je m’appelle Légovian. La lune est haute dans le ciel sombre. Je suis assis devant le vieux temple et profite de la fraîcheur qui a succédé à l’écrasante chaleur du jour. La chouette arrive et suit la même trajectoire qu’à chaque fois. Dans le sens contraire passeront trois chauves-souris d’ici quelques instants. Le vent se lève et balaie le sable sur les rochers. La température chute. Je vais rester ici aussi longtemps que possible, jusqu’à ce que mes doigts engourdis par le froid deviennent complètement insensibles. Jusqu’à ce que mes yeux s’embuent. Seule la nuit me permet de ressentir cela. Le jour, le soleil brûle. Quelle que soit l’heure. Quel que soit le jour. Toujours avec la même intensité.
Je m’efforce d’imager ce qui m’attend après. Je n’ai aucun souvenir de proches que j’ai côtoyés, de lieux que j’ai fréquentés. Comment a t-on pu m’enlever tout ça ? ...et qui ? ...et pourquoi ? Les réponses arriveront bientôt. J’ai parcouru en long et en large toute la zone couverte par la carte. Seul le Mont Céleste m’a échappé jusqu’à présent. La solution est forcément là haut. 744 412 004

Comme je l’avais prévu, la grille s’est ouverte. J’ai traversé le pont de lianes et poursuivi sur la piste. C’est un voyage sans retour. J’ai du laisser une partie de mon matériel avant le pont. Et dès que je me suis engagé dessus, la grille s’est refermée. Il m’a fallu abandonner la tronçonneuse et le jerrycan d’essence, la canne à pêche, le bouclier, la masse d’arme, et quasiment tous les vivres.

Je m’appelle Nunuchepremier. J’ai dû camper pour la nuit au milieu de nul part, sans aucun équipement. Ça s’est très mal passé. Absorbé par mes pensées, je n’ai pas entendu les singes arriver. Lorsqu’ils se sont jetés sur moi c’était trop tard. J’ai hurlé tant que j’ai pu en moulinant avec mon épée. Malheureusement, ils ont emporté les seuls biens qui me restaient.
Le soleil est levé et tape dur. Comme je regrette le froid de la nuit. Je contemple le champ de bataille. Trois singes gisent morts, au milieu du bivouac. Les autres sont repartis avec le matériel d’escalade, les vêtements, la nourriture et l’eau. Deux solutions s’offrent à moi. Je peux continuer vers le mont Céleste. Mais je ne pense pas pouvoir atteindre le sommet sans cordes, ni vêtements chauds. Il y a toujours de la neige là-haut. Il me faut donc suivre la piste des singes en espérant pouvoir récupérer l’essentiel.
Ce n’est pas vraiment difficile. Le sentier qu’ils ont pris est jonché de débris en tout genre : branches cassées, feuilles arrachées, fruits à moitié mangés. Cette traque me fait un peu dévier de mon objectif, mais je m’en approche tout de même. En milieu de journée, alors que le soleil fait ruisseler mon visage de sueur, je les entends enfin. Ils sont dans un arbre immense planté au milieu d’une clairière. Je m’approche mais m’arrête rapidement bouche bée : sous l’arbre, le sol est jonché d’une quantité inimaginables d’objets. Le fruit de leurs rapines. Il y a de tout mais surtout n’importe quoi : un grille-pain, un ventilateur, un cheval à bascule... Je repère bientôt mes effets. Mais aucune trace de nourriture. Ni d’eau. Je fouille un petit peu, histoire de voir si je trouve quelque chose d’intéressant, lorsque, soudain je le vois. Le téléphone...
744 412 004. Mes mains sont moites, mais pour une fois, le soleil n’y est pour rien. La bouche sèche j’appuie sur le bouton de mise en marche. L’appareil s’anime. Il reste de l’énergie dans la batterie ! Dès que la page d’accueil s’affiche, je sélectionne l’option « appel » et compose fébrilement le numéro. 744 412 004. Ce n’est que lorsque le message d’échec apparaît que je m’aperçois du problème. Il n’y a pas de réseau. Je vais flancher, pour la première fois en un an, lorsque je constate autre chose : le gps est activé. Une destination est programmée. Sans surprise, je découvre qu’il s’agit du Mont Céleste.
Tout me pousse donc là-haut. Plus près de ce soleil qui me brûle, et de cette neige qui va me glacer jusqu’aux os. Plus près de la fin. Peut-être, de ma fin.

Je m’appelle Légovian. Il me reste dix pour cent. L’image d’Ignorius me traverse l’esprit. Je le vois jetant une poignée de grains à une poule crevée depuis six mois. Un rire hystérique me gagne, stoppé net par ma poche qui émet une sonnerie clairement audible. Le gps m’indique que j’y suis enfin. Cela n’a rien d’étonnant car je ne peux pas monter plus haut, j’ai atteint le sommet du Mont Céleste. D’un coup d’oeil circulaire, j’embrasse tout ce que la carte m’avait révélé. Le désert, la plage, la ville fantôme, la forêt. Et ma clairière. Mon imagination me permet presque de voir Ignorius au travail.
Le froid me pique la peau, c’est ce qui me met les larmes aux yeux, ou alors c’est ce foutu soleil. Je jure que je ne suis pas triste. Je sèche mes larmes du revers de ma main glacée. Ce geste m’a fait du bien. J’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
744 412 004. Mon cœur accélère. Je cherche les mots que je vais dire et que j’ai pourtant répétés des milliers de fois.
Au lieu de la tonalité normale d’une sonnerie, c’est le son d’une porteuse qui me revient : je suis en communication avec une machine.
Les mots qui sortent de ma bouche ne sont pas les miens :
« Serial number N6sh9jaA#. Level 4 completed. Score 457 621. »
Je reçois une réponse sans la comprendre.
« End Game. Delete N6sh9jaA#. End. End. »

Puis tout devient évident. Je ne suis qu’uns et zéros. Un être virtuel.
Un par un, les pixels constituant mon champ de vision s’éteignent...