Gabrielle

18 juin 2019.
 

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :
– Je… Enfin…
Une goutte d’eau est tombée sur sa chemise pâle, et a créé une tache humide d’un bleu ardoise sur laquelle mon regard s’est porté instantanément.
– Tu … ?
Les mots ne sortent pas. Ça arrive parfois. Ils sont là, mais restent accrochés sur le bout de notre langue de toutes leurs forces, si bien que ça devient impossible de les en déloger. Comme s’ils avaient peur de sortir. Pourtant je n’ai pas peur moi. Mais peut-être que eux si ? C’est reparti encore, des questions envahissent mon esprit alors qu’il faut que j’aille à l’essentiel.
Mon père, face à mon mutisme soudain, a posé sa marmite dans l’évier. C’est drôle, j’aurais juré qu’il avait moins de cheveux blancs tout à l’heure. La mousse qui était sur ses mains part peu à peu, elle disparaît comme ça, lentement. Je divague, je divague. Toujours dans la lune, jamais les pieds posés sur terre. Ça, c’est ce que disait ma mère avant. Qu’est-ce qu’elle dirait aujourd’hui si elle savait ? Que je dois arrêter de tourner autour du pot sans doute.
– Alors ? De quoi veux-tu me parler ?
Ça, c’est mon père qui s’impatiente. Et il doit se dire ce qu’il se dit souvent « Pourquoi cherche-t-elle compliqué alors qu’elle peut faire simple ? » Mais je ne dirai pas, moi, que je suis compliquée. Je me pose juste beaucoup de questions et je m’égare encore. Les mots doivent sortir pourtant. C’est aujourd’hui ou jamais, je me le suis promis. Et puis, c’est vraiment important. J’ai alors fait une seconde tentative :
– Je… J’ai réussi à avoir 15 en philosophie.
– C’est bien !
– Oui.
– Mais ce n’est toujours pas ce que tu veux me dire.
– Non.
Je me suis demandé à cet instant précis si c’était normal de ne pas réussir à en parler. Enfin oui c’est normal. Sauf que ça reste mon père quand même. Ça ne devrait pas être si compliqué. Mais ça l’est. Je regarde à nouveau le carrelage, précisément le carreau de carrelage sur lequel se détachait par sa couleur la petite tache de sauce tomate. C’est troublant, qu’elle soit parfaitement circulaire comme ça. D’habitude les taches ont toujours une forme étrange. Jamais ronde comme celle là. D’ailleurs… Non, il faut que j’arrête de m’éparpiller. Je ne fais que ça, m’éparpiller, divaguer, me distraire, toute une liste de verbes comme celle qu’on avait à conjuguer en primaire, mais là, c’est trop de choses qui m’éloignent de ce que je dois dire. Je dois parler. Vraiment.
Mon père a même fini par s’asseoir, il doit s’être rendu compte que c’est important. Et là, je sens que c’est le bon moment. Il n’y en aura plus jamais d’autres, des moments comme ça. C’est maintenant ou jamais. Tout ou rien. Alors j’ai pris une grande inspiration et me suis exclamé :
– Je suis amoureuse.
Il a toussé avant de rire, et la tache d’humidité sur sa chemise a tressauté avec lui. Je ne sais pas comment interpréter ça. Puis il m’a parlé avec sa voix grave, une voix un peu d’ours caverneux, mais un ours gentil, toujours :
– Toi, amoureuse ? C’est pas trop tôt !
Il a encore ri. Alors j’ai ri avec lui aussi, mais ce n’était pas le même rire. En fait, je ne lui ai pas tout dit encore. Ça doit être pour cela que j’ai autant hésité avant de parler, c’est pas facile finalement. Je me suis posé la question, comment allait-il réagir ensuite ? Serait-il, par exemple, fâché ? Fier ? Ou… Je ne sais pas. Je ne peux pas savoir à sa place, ce n’est pas moi, c’est mon père. Ça me rappelle mon dernier cours de philosophie justement, celui où j’ai réussi à décrocher une bonne note. On a étudié la question de l’autre pendant près de deux heures. L’autre, c’est celui qui nous ressemble, une sorte d’alter ego, mais ce n’est pas nous, puisque c’est l’autre. Mon père peut être cet autre. Et moi, je suis moi. C’est pour ça que je ne peux pas anticiper ce qu’il va penser, il n’est pas moi, je ne suis pas lui. Je suis encore partie ailleurs. Ça n’arrive jamais à mon père. Lui, il va toujours droit au but, de façon directe. Je tiens ça de ma mère, alors ? En tout cas, il semble avoir des questions pour moi, maintenant. Et c’est rare qu’il en pose, des questions, d’habitude.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Elle s’appelle Gabrielle.
– Il est dans ta classe ?
– Non, mais elle m’aide beaucoup en cours d’arts plastiques.
– Tu le connais depuis longtemps ?
– Je ne la connais que depuis cette année.
– Et il…
– Elle.
– Tu ne m’avais jamais parlé de lui avant. Pourquoi ?
Pourquoi ? Pour une fois, cela me semblait évident. Pas besoin de divaguer pour comprendre.
– Et ben… Parce que c’est une fille, papa. Je suis amoureuse d’une fille.
La bombe était larguée. Et pour la première fois depuis le début de cette conversation, j’ai parlé en le regardant dans les yeux. Pas le carreau de carrelage avec la tache de sauce tomate, ni ses chaussures, ni sa chemise, j’ai regardé ses yeux, qui ont la même couleur que les miens. Cela a semblé le chiffonner pendant un instant, ou bien il a senti que quelque chose ne tournait pas rond, que c’était vraiment sérieux. Moi, lui parler sans divaguer en le regardant dans les yeux ? Une grande nouveauté. Et pourquoi pas, après tout ?
Il s’est gratté l’arrière de la tête, comme lorsqu’il réfléchit. C’est ce qu’il faisait. Puis il a dit, sans que je sache vraiment si c’était pour moi ou pour lui même :
– Une fille. Oui, une fille. Une fille ?
Tiens, c’est marrant, j’ai l’impression qu’on a placé un miroir en face de moi. Je vois mon père qui réfléchit, comme moi quand je réfléchis. Enfin quand j’essaie. Alors il peut divaguer, lui aussi ?
– Donc… Tu es amoureuse d’une fille ?
– De Gabrielle oui. Je peux te la présenter, si tu veux.
Il est resté totalement stupéfait lorsque je me suis levée et que j’ai monté, une par une, les marches de l’escalier jusqu’au couloir, couloir que j’ai traversé pour aller jusque dans ma chambre, tout au bout. J’ai soulevé mon matelas pour avoir accès à l’espace de rangement qui se trouvait en dessous. Il a dû se demander, ça j’en suis certaine, comment j’avais pu cacher Gabrielle sous un lit plutôt poussiéreux, dans un endroit que je n’utilisais presque jamais. A moins que je n’ai enfermé Gabrielle dans mon armoire en attendant de lui en parler, c’est-à-dire depuis très exactement vingt-six minutes maintenant ? Non. Enfin si. Gabrielle aurait très bien pu se retrouver dans mon armoire en attendant que je parle. Ou sous mon bureau, à côté des tiroirs, là où je range ma chaise roulante. J’ai juste choisi de la cacher sous mon lit. Elle aurait pu être n’importe où ailleurs, vu sa petite taille.
Je l’ai fait sortir et je suis redescendue, en faisant attention à ne pas claquer la porte, et en adressant un clin d’œil à la photo de ma grand-mère accrochée en haut de l’escalier. Je sais ce qu’elle me dirait, elle. Mais bon, aujourd’hui elle n’est pas là. Mon père n’a pas bougé d’un pouce, il se tient toujours dans cette position à mi-chemin entre assis et debout, plongé en pleine réflexion. Je crois qu’il attend. Il attend que je lui présente Gabrielle. C’est d’ailleurs ce qu’il finit par me demander :
– Bon alors, tu me la présentes ? Elle se cache ?
Timidement, j’ai sorti de derrière mon dos mon téléphone, que j’ai allumé au préalable. Après avoir appuyé sur quelques touches, je l’ai tendu à mon père. Un visage est apparu sur l’écran. Mais ce visage semble trop parfait pour être réel. C’est simple, il n’a aucune imperfection. Tellement que ça peut en devenir dérangeant. Voilà. Je devais terminer ce que j’avais commencé. Pour lui. Pour elle. Pour moi. Quand on prend son courage à deux mains, on va jusqu’au bout.
– Papa, je te présente Gabrielle. C’est une personne virtuelle ou une intelligence artificielle, si tu préfères, qu’on a créée en technologie en début d’année. C’est elle que j’aime.