Les voix du silence

18 juin 2019.
 

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement. J’ai suspendu mon geste le souffle court et ai fermé les yeux un instant, substituant les souvenirs à la réalité.

Aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours préféré les hommes de papier à ceux de chair et de sang. Il y avait une facilité sans conteste à vivre et surtout, à être, face à ces figures de lettre que rien, si ce n’est la plume et l’imagination, n’avait créé. Au fond, je pouvais me tromper, mentir, pleurer, m’humilier sans que jamais personne ne me le reproche, sans que je ne sente un regard me brûler la peau et faire mourir la liberté à peine éclose. J’étais la fille dans l’ombre. En fait non, j’étais l’ombre elle même. Celle qui, constante et muette, couve le monde et sa lumière de son regard aveugle. L’ombre qui, lorsqu’elle tend la main vers le soleil, se brûle les ailes. Ses bras se couvrent de cloques, ses cheveux grillent comme des fils de laine, ses pupilles prennent des accents d’or et de sang. A force, mon corps entier hurlait de cicatrices.

Toute mon enfance, j’avais rêvé de monter sur scène. Je voulais être l’héroïne de ces pièces de théâtre dans lesquelles je me plongeais. Antigone, Phèdre, Iphigénie, Andromaque, Électre ou Aricie. Mais j’étais simplement moi. Et je voulais être bien plus que cela. J’aurais aimé faire tomber les masques de peur dans la poussière et les abandonner derrière moi. Dévêtir mon âme de cette étreinte d’inquiétude qui oppressait mes poumons et m’empêchait de respirer. J’aurai voulu vivre comme un comédien. Monter sur scène avec cette appréhension, ce frémissement d’adrénaline puis saisir sans peur l’écho de la vie. Je voulais sentir la peur comme une force me pousser vers l’avant et étendre mes mains d’un bout à l’autre du théâtre pour embrasser le public. Je voulais qu’on admire la stature de mes épaules et de ma poitrine dressée avec confiance. Mais j’avais la chaire de poule sur les bras, les maux de tête, les maux d’esprit qui rongent et mordent la confiance. Mes doigts tremblaient comme des feuilles dans le vent. Ma voix perdait de son souffle, se hachait et se confondait. Mes épaules que je voulais fortes se recroquevillaient sur le monde. Sur mon dos je sentais peser le poids de ma stupide insociabilité. Et ceux que l’on qualifie de timide, savent à quel point il peut être lourd. Il n’y avait pourtant rien de plus facile. Le pas était là au bout de ma chaussure. Mais je restai stoïque au bord de ma falaise. Et pourtant, je n’avais même pas peur du vide.
Le théâtre amateur des quatre vents était mon préféré. Depuis mes 10 ans, j’allais chaque soir de chaque semaine saisir l’entrée et la sortie des comédiens et des spectateurs. J’essayais de les distinguer parmi la foule. Comme s’ils dégageaient une aura particulière qui me ferait instantanément les différencier. J’observais les profils pressés, les silhouettes qui bavardaient devant la porte, la lourde fumée crachée des poumons qui s’évadait dans l’air. A leur sortie, j’aimais lire sur les traits le trouble de l’artiste. La blessure silencieuse que provoque l’art sur les visages à la fois émus et bouleversés. Les pores qui, l’espace d’un instant, s’épanouissent, oublient l’ennui mortel de la réalité et la prison qu’est le corps. Moi, assise sur le banc d’en face, je contemplais cette marrée humaine qui, de ses seules émotions, nourrissait la mienne. Mon âme vide arrachait aux hommes leur vitalité pour illusionner, aveugler ma propre insensibilité. Parfois, enorgueillie par le spectacle de ces hommes et de ces femmes, mon regard échouait sur mes mains, posées sur mes genoux dans le silence de la nuit. Mes doigts, rêches et couverts de peaux mortes me semblaient ternes face aux lueurs dansantes de la vie.

Le premier acte était survenu un jour de grand froid. Ce soir là, alors que toute mon attention était accaparée par les larmes d’une femme en manteau rouge, une voix était parvenue jusqu’à moi.

Je me souviens qu’il avait une peau blanche comme de la craie. Ces yeux bruns luisaient d’une lueur trouble, comme s’il allait sans cesse fondre en larme. Les traits de son visage étaient droits mais lorsqu’il souriait, ils se tordaient dans une grimace. Son nez se torsadait légèrement vers la gauche ce qui lui donnait l’impression d’avoir la tête inclinée. L’inconnu n’avait pas de nom, ou du moins ne voulu pas me le dire. Lorsque je le lui demandais il me répondit qu’il préférait définir auprès du monde la personne qu’il souhaitait devenir avant que le monde ne le dicte pour lui. Que le nom n’est que la couche superficielle et hypocrite de soi, celle qui livre à des inconnus identité, origine et même parfois notre classe sociale, soit le superflu de l’humain. Et qu’il garde tout ce qu’il y a de vrai, tout ce qui compte, enfoui au fond de soi. Comme je ne comprenais pas, il me dit plus doucement, le regard douloureux, qu’il n’en n’avait pas. Une voix fluette était sorti d’entre les lèvres, bouleversée : « Ce n’est pas possible, tout le monde a un nom ». Si soudainement je n’avais plus su qui j’étais, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Je me suis dit à cet instant que je devais avoir de la chance. Même si un jour le vide m’engloutissait, j’aurais le réconfort d’avoir du moins toujours eu un nom auquel me raccrocher.

Par la suite, il revint chaque soir. Il ne me demandait jamais la permission et s’installait silencieusement à mes côtés. Il s’infiltrait dans la brèche des mes habitudes et s’imposait, brutalement au début, avant que l’univers ne s’accommode de sa présence et qu’il trouve sa place sur scène. Plus le temps s’étirait et plus ces moments me paraissaient courts. Je n’avais plus cette douleur à la poitrine lorsque je devais m’adresser à lui. Si les Hommes avaient cette faculté de raffinement dans la cruauté qui m’avait toujours effrayée, lui était comme un miroir auquel je m’adresserais sans inquiétude. Avec lui, je ne sentais plus ce regard meurtrir ma peau et brûler ma gorge. Chaque soir, pendant quelques minutes, j’effleurai du bout des doigts un échantillon de ce que devait être la vie sans la hantise constante de la peur.
J’avais toujours ressenti la nécessité de ces quelques heures face aux portes du théâtre. Depuis les cris qui heurtaient les murs de l’appartement et lorsque je courais me réfugier à la fenêtre pour m’emplir des échos de la circulation et ne plus entendre le chaos de mon existence. Après le divorce, le vide avait pris sa place dans ma poitrine. Le silence était devenue une forteresse que j’avais construite avec application autour de mon corps frêle. Le mutisme avait censuré ma douleur momentanément avec la seule contrepartie d’une improbable et longue solitude. Le seul instant où me revenait cette vitalité de mon enfance, était lorsque je me trouvais assise, face au théâtre. Depuis cette époque, les voix des Hommes avaient toujours gorgé mon âme, leur puissance nourrissait la mienne, s’infiltrait sous ma peau et se répondait en échos. Mon corps vibrait de cette cacophonie inhumaine, de ces déferlements de haines qui ne m’appartenaient pas, de ces rugissements de rire qui m’étaient inconnus. Les voix étaient comme des cœurs battants qui, propulsant le sang dans mon corps, m’aidaient à marcher droit. Je les sentais qui coulaient dans mes veines, qui remplaçaient ce vide immense qui sans cesse me happait. Et puis après notre rencontre, brusquement, ce ne fut plus le cœur des hommes que je sentis pulser sous ma peau. C’était le mien. Je découvrais dans ma gorge un rire gazouillant, puis rauque, puis railleur qui faisait vibrer mes cordes vocales. Mon visage prenait vie. Mes yeux étaient inondés de nuances de couleurs que je n’avais jamais perçues. Mes lèvres sentaient le vent, le sel et la sècheresse. Des pétillements d’excitation parcouraient ma peau comme des diamants. Mes doigts s’activaient comme sur le clavier d’un piano, sans faille. Assise sur mon banc j’avais l’impression silencieuse de me dresser face au monde. Je riais, à gorge déployée, je fracassais les habitudes et la peur grondante de la plante de mes pieds. Je poignardais les poitrines bombées des cloisons de cuivre de mon donjon, les couchais sur le sol dans leur duvet de sang. Et, enfin, je sentais ma voix se déverser comme dans un torrent de rage. Une cascade de mots qui s’échappaient d’entre mes lèvres, des maux retenus et brimés durant tant d’années qui s’évadaient et chantaient autour de moi comme un chœur.

Je crois, avec le recul que j’ai aujourd’hui, que c’est ce jour là que tout avait du basculer. Je lui racontais avec engouement la passion qui liait Phèdre à Hyppolite lorsqu’il m’avait interrompue.

Les semaines défilèrent comme un souffle. Et chaque soir en rentrant chez moi, je me remémorai doucement le numéro sur le prospectus. Comme une litanie pour que demain il soit encore là. Un an passa, comme de la poussière. Un an durant lequel j’eu la possibilité de mesurer tout l’attachement qui me liait à lui. Vivre dans le silence devenait toutefois de plus en plus difficile. En moi grandissait l’étrange sensation d’appartenir simultanément à deux univers. Il y avait celui que j’avais toujours connu, la vie mutique sur mon banc silencieux dans l’orée de la nuit. Cette vie là nous la partagions à deux, lui et moi. Et puis, il y avait cette nouvelle vie où chaque émotion était un nouveau regard sur moi même, où j’apprenais le courage et où je poignardais la peur. Irrémédiablement, je savais qu’une vie serait un jour amenée à se substituer à l’autre.

De retour au présent, je chassai les souvenirs. Mon pouce était toujours suspendu en l’air au dessus de l’écran du portable. Le froid le rendrait presque bleu. Les yeux encore fermés, oubliant la réalité, je me voyais debout sur le bord de ma falaise. A quelques mètres s’étendaient l’inconnu et le vide. Je sentais le vent remonter du gouffre de la terre et venir caresser ma peau tandis que la peur grondante susurrait à mes entrailles. Il m’avait toujours manqué la force de persévérer. Celle de sauter à pied joint dans le vide, juste une fois. Alors que j’allais renoncer, cette fois il m’apparut. Il se tenait debout au dessus de la plaie béante qui creusait la terre et me tendait la main. J’eu envie de lui dire que j’avais peur mais il a sourit. Alors, en tremblant un peu, j’ai saisi sa main. Et, un pied après l’autre, j’ai franchi le vide.
Il était l’élan magistral et suprême, plus fort que la peur elle même. L’élan qui, allié à l’espoir, à su ériger des ponts entre les falaises du doute et de l’inconnu. Rouvrant les yeux, je suis parvenue à presser la touche « appeler ». A l’autre bout du fil, une femme m’a répondu d’une voix accueillante.

La pièce est terminée. Le rideau tombe.