Départ

18 juin 2019.
 

alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
Au moment où mon doigt allait appuyer sur le fameux bouton vert qui me permettrait enfin d’appeler mes parents une dernière fois, je me ravisai et rabaissai mon bras glacé, tremblant, toute motivation s’étant envolée. Après tout, qu’allais-je leur dire ? « Papa, Maman, je vous appelle pour que vous puissiez entendre une dernière fois le son de la voix de votre fils, que vous avez si bien renié il y a de cela un an. Profitez-bien de cet instant car dès demain, je ne serai plus qu’une étoile parmi le ciel nocturne et lumineux d’été que nous aimions regarder autrefois, car dès demain, je serai mort. » Non, décidément, je ne pouvais me résoudre à prendre cette initiative. J’étais trop peureux à l’idée de me prendre une nouvelle fois un rejet en pleine figure, qui m’aurait été cette fois-ci bien plus que fatal. Abandonnant alors le dessein d’appeler mes parents, je songeai à rentrer chez moi.

Il avait plu ce jour-là. Le soleil allait se coucher et pourtant, contrairement aux jours de beau temps, des lueurs orangées ne venaient pas danser sur les murs. J’ouvris lentement la porte de mon appartement, amorphe. Il était vide et silencieux, comme d’habitude. Cette journée de cours avait été éreintante. Ou du moins, ce lycée était fatiguant. Cette vie était épuisante. Je n’avais pas pris de parapluie, ce matin. Mes cheveux trempés gouttaient sur ma veste en cuir. J’avais les yeux rouges, encore un peu baignés de larmes, et pourtant ils ne reflétaient pas mes émotions. Je m’affalai sur mon matelas grinçant et bon marché. Je l’avoue, je n’avais que très peu d’argent. Souvent, je devais choisir entre me payer un ticket de bus ou me payer des nouilles instantanées bas de gamme. Vous l’aurez sûrement compris, je privilégiais le plus souvent les trajets aux repas. Ce n’était pas vraiment très sain mais, ayant un très petit appétit, cela me convenait.
Je pris un repas à faire réchauffer, dans le frigo à côté de moi et l’entamai ; pourtant il était froid. Je mangeai donc ce petit plat d’un air neurasthénique. Il était assez fade mais après tout, ma vie ne l’était-elle pas aussi ? Plus rien n’avait aucune saveur, mon monde n’avait plus de couleurs. Pourtant je ressentais bien l’amertume qui me rongeait lorsqu’un certain groupe de lycéens piétinait mes cahiers et les balançait dans les douches avant d’activer l’eau. Je ressentais la rage lorsque ce même groupe me passait à tabac et me faisait boire l’eau des chiottes. Mais plus que tout, je ressentais un dégoût profond envers ma propre personne.

Chaque jour, avant de me glisser dans les draps froids de mon lit inconfortable, je me postais devant le grand miroir de ma chambre, un des seuls luxes que je m’étais offert. Puis je me reluquais de la tête aux pieds, ou plutôt des pieds à la tête.
Je constatais ma peau diaphane, presque cireuse, qui me répugnait. J’étais si pâle que j’en en avais l’air malade.
Je ne m’attardais presque pas sur mes jambes, qui me dégoûtaient tout autant. Je faisais du sport, du basket. Pourtant, je n’étais pas plus musclé. Après tout, peut-être étais-je voué à être laid ?
Je n’avais pas d’abdominaux. Et je n’avais pas de graisse non plus. Il fallait aussi dire qu’en plus des maigres repas que j’engloutissais pour avoir bonne conscience, je vomissais parfois après avoir mangé. Je n’étais pas boulimique, non, mais je me privais parfois tant de nourriture, au profit d’un trajet en bus, que mon estomac ne supportait plus tout aliment – surtout ceux que j’achetais au supermarché d’en bas. Mes côtes étaient visibles et cela me déplaisait. Lorsque je me voyais ainsi, seul et misérable, cela plombait mon moral, pourtant déjà assez bas.
Parfois, mon regard s’attardait sur mes avant-bras abîmés, scarifiés, mutilés, déchirés. Ils étaient maigres, eux aussi.
Je passais aussi pas mal de temps à reluquer mon visage. J’avais des traits fins et était imberbe, comme la plupart des asiatiques de mon âge. Mes lèvres étaient sèches et craquelées. On pouvait même y percevoir quelques cicatrices car j’avais l’habitude de me mordiller la lèvre inférieure lorsque quelque chose me tracassait et que je n’osais pas ou n’avais pas envie de prendre la parole. J’avais aussi un nez, certes normal, mais que les autres trouvaient assez gros. Trop gros.
Puis je remontais légèrement. Et comme chaque soir, je croisais ces yeux, vides d’émotions. C’étaient les miens. Devant le miroir, ils ne m’évoquaient rien d’autre que le néant.

Affalé dans mon lit, je réfléchissais. J’avais pas mal de devoirs pour le lendemain. Et dire que je devrais les faire en double, voire en triple pour certains de mes harceleurs. Dehors, le vent tapait contre les carreaux. La froideur de janvier se faisait ressentir et le manque de chauffage avec. Ma chambre n’était pas vraiment éclairée. Mes pensées aussi étaient sombres. Je songeais aux après-midi passés à pleurer dans les toilettes du lycée ou dans le bureau de la psychologue scolaire.
À vrai dire, j’y réfléchissais depuis un moment déjà. À me tuer. Cela ne serait donc pas une décision irréfléchie. Le plus clair de mon temps, je le passais à l’obscurcir. Je n’avais plus de parents, aucun ami. Mes résultats parvenaient à peine jusqu’au-dessus de la moyenne. Qu’avais-je à perdre ? Rien. Qu’avais-je à gagner ? Tout.

Je souris : j’avais enfin trouvé une source infime de courage. Je sortis les plaquettes de médicaments qui se trouvaient en dessous de mon lit. Celles-ci étaient destinées à me soigner et au final, ne le feraient-elles pas ? J’étais flemmard, et ce depuis toujours. Pourtant, je me décidai à me lever une dernière fois et me plaçai devant mon miroir, adossé au pied de mon lit, ma bouteille d’eau en main.

Un médicament.
Les larmes dévalèrent mes joues sans que je ne sache pourquoi.

Trois médicaments.
Au fond de moi, je savais que je ne faisais pas une erreur.

Six médicaments.
Ma tête tournait.

Une plaquette.
Ma gorge me faisait mal. Le peu de muscles que je possédais était engourdi.

Une deuxième plaquette.
J’étais au bord de l’inconscience, c’était un miracle que je sois encore en vie, d’ailleurs. J’osai regarder mon reflet une dernière fois. Et comme chaque jour, je rencontrai ces mêmes yeux, vides d’émotions.

Je fermai une dernière fois mes paupières brûlantes de larmes et me laissai aller au repos éternel.

xXx

Il faisait noir, froid et humide. Une puanteur sans nom régnait dans cet endroit, comme un mélange de mort et de médicaments. Je frissonnai : ce lieu donnait la chair de poule. Les sensations que je ressentais étaient mélangées, décuplées, j’avais l’impression que chacune d’elle était amplifiée. Comme si je n’avais plus rien d’humain. Chaque détail, chaque odeur, chaque bruit parasite attirait mon attention.
Je regardai autour de moi ; où étais-je ? Il y avait comme un grand couloir blanc, assombri par des lumières éteintes. Des grincements métalliques se faisaient entendre, je ne savais plus où donner de la tête. Au bout du couloir, il y avait une silhouette, elle aussi faiblement éclairée, encapuchonnée. Était-ce la Mort ? La fameuse ? Celle qu’on représentait impitoyable avec sa faux ? Étais-je mort, au moins ?
Je suppose que j’avais pris assez de pilules pour mettre fin à mes jours, sinon je ne serais pas là.

Les néons du couloir éclairaient partiellement celui-ci et je devais plisser les yeux pour parvenir à voir quelque chose dans cette obscurité. Les grésillements de la lampe me gênaient, je parvenais pourtant à distinguer des voix ; elles étaient féminines et chuchotaient des mots à peine articulés.
« Il s’est donné la mort... »
C’est tout ce que je perçus. Me mettant en quête de réponses à mes questions, je me mis en marche. Mes bruits de pas résonnaient les uns après les autres, se répercutant avec force sur les murs blancs. Il y avait des dizaines de portes verrouillées, sur les murs oxydés. Je savais qu’elles étaient fermées car à chaque fois que j’en abaissais la poignée, une sorte d’onde de choc me traversait.
La silhouette féminine de tout à l’heure, celle que je supposais être la mort, j’en étais tout près. Elle dégageait une odeur putride insupportable. Je voulais l’approcher ; je désirais ardemment aller à ses côtés. Pourtant, la mort est joueuse et, comme dans Le compte des trois frères, tiré droit d’une saga célèbre que j’avais lue au collège, elle choisit avec précision ceux qu’elle juge dignes de la rejoindre. Et j’allais être de ces gens-là.

Alors que je l’approchais, elle reculait et, bien que je ne voyais pas son visage (en avait-elle un ?), je devinai un sourire mesquin sur celui-ci.
Au fur et à mesure que j’avançais dans le couloir nacré, elle s’approchait du bout. Je repensais à cette situation : ce n’était en rien tout ce que je m’étais imaginé. Lorsqu’on évoque le jour de notre fin, beaucoup de gens pensent à une lumière blanche, comme si on revoyait notre vie entière défiler devant nos yeux, de notre naissance jusqu’à ce jour. Pourtant, ce que je vivais à cet instant ne ressemblait pas du tout à ce que l’on voyait dans les films ou dans les livres. Je n’avais pas non-plus de pensées particulières, comme ces flash-backs décrits où l’on revoit autant nos actions téméraires que nos pires pêchés, comme si la balance de la justice s’apprêtait à peser le pourcentage de chances que l’on aille au paradis ou en enfer.
Me coupant dans mes réflexions, la Mort disparut soudainement derrière une porte. Déterminé à la rejoindre, je courus vers celle-ci. Mes membres me brûlaient et ma gorge piquait douloureusement mais ce n’était rien comparé à la volonté ainsi qu’à la montée d’adrénaline qui parcourait mes veines.

Lorsque j’abaissai la poignée de la porte, j’entendis une voix grave.
« Tic-tac, tic-tac. »
Ces murmures incessants renforcèrent ma volonté de quitter ce lieu. J’étais si endolori que j’avais l’impression d’être littéralement électrocuté.

Je passai la porte, entendis des exclamations aiguës, et fermai les yeux.

xXx

Lorsque je les rouvris, je me retrouvai à nouveau dans un endroit blanc. Sauf que cette fois-ci, ce n’était pas un couloir sombre ; c’était une chambre d’une couleur si éclatante qu’elle en allait presque brûler ma rétine.
J’étais dans un hôpital.
Putain… J’ai survécu.