Surprise

18 juin 2019.
 


…alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.

La tonalité a retenti dans la rue vide et froide, tel un glas qui sonnait la fin ou le début, cela dépendrait de qui décrocherait de l’autre côté. J’y avais tant réfléchi que j’en rêvais parfois la nuit, alors que j’avais élaboré des centaines de scénarios résultant de cette action, du meilleur au pire, le soir lorsque je ne pouvais pas dormir. J’ai mis le téléphone à mon oreille, et j’ai prié pour que ce soit bien elle, que l’enquêteur ait bien retrouvé le bon numéro, qu’elle n’ait pas changé d’opérateur entre temps. Je me suis mordu le pouce gauche, parce que mon ongle était trop court pour être rongé. J’ai fermé fort les yeux pour empêcher d’autres larmes de couler. Enfin, mon calvaire s’est arrêté.

Après cela, nous avons découvert nos vies respectives par les yeux de l’autre. Jour après jour, par appels presque quotidiens, nous avons reforgé ce lien fraternel qui n’aurait jamais dû se rompre. Elle allait bientôt quitter son lycée, passer son diplôme, avoir 18 ans. Elle voulait faire des études de Droit, pour faire juge pour enfant, ce qui était très ironique, quand j’y repensais. Elle avait visité presque tous les Etats des US, et était brillante. Une véritable vie de lycéenne américaine, comme dans les films, ce qui était franchement cliché… Quand je le lui ai fait remarquer, elle a ri et a dit que je pensais ça parce que j’avais une éducation française, et je ne suis pas sûre d’avoir saisi complétement l’idée « d’éducation française ». Elle était bilingue, ce qui me faisait, je l’avoue, verdir légèrement de jalousie. A côté de cela, elle disait être fascinée par la vie française, et je ne comprenais pas non plus… On était tellement différentes et si complémentaires à la fois, que ça en devenait vraiment risible.
Les mois ont passé, et nous devenions de plus en plus proches. Ça peut paraître étrange mais c’était comme si on se connaissait depuis toujours, ce qui était plus ou moins le cas, indirectement. Un soir où nous discutions tranquillement, entre deux débats sur la fraîche élection du 44ème président des Etats-Unis, elle m’a annoncé qu’elle avait quelque chose d’important à me dire. Je me suis redressée sur mon lit, attendant fébrilement la nouvelle. Elle avait l’air toute excitée, et avait attendu toute la soirée pour me le dire. Pour se justifier, elle avait dit qu’elle devait l’annoncer, parce qu’elle voulait être prête à écouter ma réaction. Ça me mettait la pression pour elle, qui stressait de savoir si j’allais apprécier la surprise. Elle a bruité les roulements d’un tambour avant de claironner haut et fort :

La semaine est passée lentement. Bien trop lentement à mon goût. Mais lorsque le Jour est arrivé, je crois n’avoir jamais été aussi rapide à arriver à un rendez-vous. J’avais une demi-heure d’avance à l’aéroport et comme c’était la première fois que je mettais les pieds dans l’un d’eux, je me suis assise sur un banc dans le hall et j’ai attendu. J’ai sorti quelques photos de mon sac, empruntées à ma mère. Elles étaient plutôt vieilles et abimées. J’y figurais, âgée de trois ans, câlinant une enfant plus jeune d’une année à peine. Elle dormait sur mes genoux, ses longs cheveux blonds éparpillés n’importe comment. Comme on ne sortait pas beaucoup à cette époque, nous étions très pales de peau. Ses petits poings étaient fermés et près de son visage. Sur une autre, nous étions tous les quatre, ma mère, mon père, Emilia et moi, riant dans un parc, devant un vieux chêne. L’expression de mon père ne laissait rien prévoir de ce qu’il ferait, quelques mois plus tard. A cette époque, nous étions une famille unie, sans fracture apparente. Mais ça n’a pas duré… Je change encore une fois de photo. Sur celle-ci, il n’y a qu’Emilia. Elle est assise sur une moquette et sert un gros poney rose en peluche contre son cœur. Elle a des fossettes et un grain de beauté sous l’œil gauche.
J’ai tant regardé ces photos le soir que je les connais par cœur, je pourrai les redessiner sans les regarder. J’ai levé les yeux vers une grande horloge, son avion était sensé atterrir dans quatre minutes.

Je n’ai plus tenu et me suis levée de mon siège pour marcher dans le hall. Maintenant, elle devait avoir atterri. J’ai commencé à regarder vers les portes. Les gens autour de moi devaient me prendre pour une folle mais à ce moment-là, je n’en avais cure. Une vingtaine de minutes plus tard, les minutes les plus longues de ma vie, en passant, un flot de passagers a déferlé dans la salle, et je me suis vite perdue. Finalement, j’ai décidé de m’isoler et d’envoyer ma position à Emilia. Je me suis posée et j’ai regardé les gens qui passaient. J’observais les femmes blondes avec insistance mais aucune ne semblait chercher quelqu’un. Au loin, j’ai vu une famille nombreuse essayer de rester ensemble, un vieillard passer devant moi, une jeune femme afro-américaine regarder un peu partout, un couple se retrouver. J’ai gardé espoir pendant une dizaine de minutes. Le hall s’est vidé petit à petit. Emilia et moi nous sommes cherchées par messages mais c’était comme si on ne se voyait pas. Mon imagination tordue a commencé à faire des scénarios de science-fiction, et il ne voulait pas se taire. J’ai eu envie de pleurer, de tristesse et de dégoût. J’ai regardé la femme afro-américaine qui était encore là. Elle avait l’air désemparée, tout comme moi, en regardant son téléphone avec insistance. Alors mon esprit a imaginé de plus belle. Je voulais qu’il s’arrête. Si ce scénario-là était le bon, alors je m’étais lourdement trompée. Mon cœur s’est accéléré. Mais qui d’autre ? Nous n’étions presque plus que toutes les deux. Ça ne pouvait être que ça, c’était la seule explication. Alors j’ai mis mon téléphone dans ma main gauche et je me suis avancée vers elle et j’ai dit fort :