La Grande vague de Kanagawa

18 juin 2019.
 

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
Je n’ai même pas eu le temps d’entendre le premier bip de la sonnerie de retour lorsqu’une voix cassée aux effluves tièdes a murmuré :

Mes mains abîmées par le soleil ont poussé le sol sur lequel je m’étais abandonnée et j’ai commencé à marcher sur les rues pavées de ces galets noirs qui se courbent sous le pied, entre les rangées de tulipes. L’air était épais et les maisons semblaient saisies par le froid qui venait leur grignoter le coin des portes. J’imaginais ce que ma mère allait répondre quand je lui annoncerais la nouvelle tandis que mes pieds arrivaient déjà devant la maison aux gouttières jaunes qui criait le bonheur derrière les rideaux à motifs accrochés aux fenêtres trop grandes. J’ai laissé l’oxygène dilater mes poumons alors que mes orteils se recroquevillaient dans mes chaussures et je suis entrée.

C’est la voix rauque et rassurante de ma mère qui a résonné contre les murs en contreplaqué alors que je finissais de préparer mes affaires :

Il était presque vingt-et-une heure et ma peau vibrait encore des baisers humides de mon petit frère alors que j’attendais l’avion dans lequel je devais prendre place, seule pour la première fois de ma vie, entourée par une ronde de gens attentifs à la montagne d’équipements médicaux qui tanguaient sans arrêt autour de moi. Quand j’ai regardé par le hublot, on avait déjà quitté le sol. Après m’être émerveillée sur la candeur du ciel qui s’étirait comme une barba-papa trop sucrée puis avoir cru étouffer une dizaine de fois, l’énorme masse de métal qui planait dans les airs s’est bruyamment posée sur un sol trop dur bordé d’une myriade de lignes blanches. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais la structure métallique toujours identique m’a déposé un goût amer sur la langue. Je suis descendue, l’escorte toujours scellée à mes pas et l’air est entré dans mes poumons comme une avalanche. Je suis arrivée à l’hôtel réservé avec ma mère et une fois mes affaires installées, j’ai levé les yeux sur le tableau qui pendait là, fatigué d’être la seule décoration d’un mur dénudé que personne ne regarde. Je me suis allongée sur le lit à ressort et j’ai continué de le fixer sans réellement savoir pourquoi, avec à l’angle du cœur comme le sentiment que je le lui devais. La Grande Vague de Kanagawa semblait minuscule sur l’immensité de la paroi blanche ; une tâche dans un univers. Je n’avais jamais particulièrement apprécié cette estampe bien que la plupart des gens – essentiellement parce qu’elle est la plus connue de toute – s’accordent à dire qu’elle est un véritable chef-d’œuvre. Tout ce qui touchait à l’art pictural ne m’avais d’ailleurs jamais spécialement émue exception faite de Haring, Pollock et Schiele évidemment. Mais le contraste froid qu’elle opérait avec la cloison immaculée, son regard nu sur la chambre vide la rendait étrangement humaine, fragile, pure. Comme une tempête qui naît d’une goutte d’eau.
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Quand ça a commencé à faire trop mal au niveau de la poitrine, j’ai détourné le regard. Le rendez-vous était le lendemain. J’avais voulu laisser le moins de temps possible après mon arrivée, de peur de changer d’avis probablement. Mais maintenant j’avais envie de sortir respirer la ville qui s’éveillait sous le drap sombre de la nuit et sentir l’odeur des restaurants chics dans lesquels des hommes en costume montraient leurs dents quand ils riaient trop fort au silence de la vie qui s’écoule. Il était bientôt vingt-trois heures. J’ai enfilé mon manteau jaune qui attendait sur une chaise et je suis sortie dans l’air glacé du soir. J’ai posé mes mains dans mes poches et mes doigts ont heurté un petit bout de papier qui se collait à la couture. C’était une vieille photo de mon père, les mains plongées dans le boucles rousses de ma mère et le même sourire qui mangeait aujourd’hui le museau de mon petit frère imprimé sur le visage. Mon cœur s’est accéléré et la poitrine serrée par un méli-mélo d’appréhension, de mélancolie et d’une pointe de bonheur qui brillait comme un bourgeon de violette, je l’ai remise dans le tissu de ma veste et j’ai continué à marcher. L’air glacé coulait dans mes veines et le rythme de la ville résonnait contre mes pores dilatés. Je dansais entre les phares des voitures qui se rentrent dedans, le long des maisons qui se murmurent des choses par la cheminée, contre les coudes des passants. Je regardais les femmes en tailleur trop vif claquer leurs talons sur les pavés en faisant tourner le ciel de leur parfum enivrant qui se mélangeait à celui de la ville qui crache l’agitation du jour, la tête dans les étoiles qui ne se voyaient pas encore. Quand mes poumons se sont mis à cracher eux aussi je me suis assise sous un platane qui bordait un vieux banc perlé de graffitis et j’ai fermé les yeux. Sans un bruit, un petit garçon aux cheveux d’or s’est approché de moi pour jouer avec mon chariot avant d’être rattrapé par une femme au rouge à lèvre mauve qui s’est empressée de l’éloigner. La maladie était repoussante.
J’ai repensé à Eliott et au petit voisin du dessous et lorsque ma respiration s’est suffisamment apaisée, j’ai retiré le tube de mes narines. Le petit voisin du dessous, c’était le grand amour de mon petit frère. Il avait six ans et demi et il y tenait, parce qu’il disait que c’était pas pareil que quand on avait six ans. J’aimais bien les regarder inventer des histoires sous les couvertures adoucies par l’usure et se prendre la main avant de traverser la route. J’ai pensé à ce qu’aurait pu dire mon père s’il les avait vu. Alors j’ai souris et j’ai remis l’oxygène qui me faisait vivre en place avant de rentrer le regard fiché dans le ciel noir qui s’étalait sur les paupières fardées de la ville.

Quand je suis sortie de l’hôtel, le visage emmitouflé dans mon écharpe à carreaux, mon cœur cognait contre mes côtes et je n’arrivais pas à décider si c’était à cause de la peur, la peine peut-être, ou l’immense sérénité qui commençait d’émerger au coin de mon thorax. Lentement, je suis arrivée devant la maison et j’ai su. Les boucles de ma mère ont pointé derrière l’angle gris de la bâtisse et dans un baiser elle m’a glissé :

Quand la femme a apporté l’infusion au pentobarbital j’ai enlevé le tube qui me chatouillait sans cesse les narines et j’ai jeté un dernier regard vers le soleil orange des matinées d’hiver qui creusait les fossettes de mon petit frère.
Je ne sais plus si c’était un rêve ou la réalité pas tout à fait disparue, mais en face de moi, la Grande Vague de Kanagawa me regardait. Doucement, le visage de ma mère s’est penché dans un sourire qui faisait remonter ses tâches de rousseur.
Il était neuf heures dix-huit.
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