Demain dès l’aube

18 juin 2019.
 

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
J’eus un peu de mal à composer le numéro, mes doigts étaient tout tremblotants à cause du froid. L’air glacé s’attarda sur son visage, et une première larme coula, tout doucement. Quand je lançai enfin l’appel, une deuxième se décida à couler le long de ma joue ; la première avait gelé.
Il y eu une première sonnerie, un bruit insupportable, une deuxième, le bruit était devenu angoissant tout comme l’attente l’était aussi, une troisième sonnerie et enfin, il décrocha.

« Eliott ? »
Plus d’attente angoissante, mais toujours pas de bruit de l’autre côté du combiné.
« Eliott ? Tu m’entends ? »
« Je t’entends. Excuse moi, c’est juste que je ne m’attendais pas à ce que tu m’appelles aujourd’hui. »
Nouveau silence, personne ne parla pas pendant un instant.
« Il y a un problème ? Quelque chose ne va pas ? C’est pour ça que tu appelles ? »
Je pris une grande inspiration. Il me semblait que ma voix tremblait lorsque je lui répondis.
« Oui, il y a un problème. C’est à propos de... tu sais... enfin...tu comprends ? J’ai peur pour... »
Il me coupa, ne me laissant le temps de finir ma phrase, il enchaîna immédiatement, réussissant de justesse à m’empêcher de faire une énorme bêtise.
« Ne jamais trop en dire. Tu n’as pas oublié la règle ? Ne jamais trop en dire. Jamais. »
Je ne dis rien, mais bien sûr que je n’avais pas oublié. Comment pourrai-je oublier ?
Impossible d’oublier la règle. Si j’étais encore libre aujourd’hui, ce n’était pas de la chance, c’était grâce à notre règle. Alors, non, je n’avais pas oublié, j’avais simplement eu un moment de faiblesse et un besoin urgent de me confier. Je n’avais pas oublié, j’avais simplement eu peur.
J’essuyai mes larmes, toujours ce même geste pour me donner du courage. Je regarda mes mains, rougies de froid, si fragiles, au final si vivantes. Oui, voilà, si vivantes… et c’était justement parce que j’avais terriblement envie de vivre, de ressentir toujours plus de sentiments, d’émotions et de sensations que je ne pouvais pas oublier notre règle.
Je l’entendis prendre une inspiration.
« On se retrouve toujours là-bas ? »
« J’y serai le 29 Mars »
Il y eu un nouveau silence, et un instant, il me sembla presque que le temps s’était arrêté et que pendant ce court moment, lui autant que moi mesurions le risque immense qu’on prenait en ayant cette conversation au téléphone, le risque immense qu’on prenait en ayant des sentiments, en vivant.
« Demain dès l’aube. »
« Demain dès l’aube. »

Je raccrochai, me levai du banc et rangeai mon téléphone. Je ne voulais pas rester un instant de plus longtemps devant cette maison abandonnée qui servait de mur des nouvelles. L’un des quatorze murs de la ville où étaient affichées les dernières informations importantes du gouvernement : des lois toujours plus répressives et des textes nous incitant à nous rappeler de ce que le gouvernement faisait pour nous ainsi qu’à nous réjouir d’avoir été sauvé par le dictateur.
Je marchais doucement dans la ville grise. Il était 15 heures, mais le ciel gris donnait cette impression que la ville était calme, douce, apaisée et peut-être qu’au final, c’était ça le plus effrayant.
Bien sûr, si on ne s’attardait pas sur les détails, qu’on ne savait en rien ce qu’il se déroulait ici ou qu’on s’obstinait à l’ignorer pour se donner bonne conscience et pour éviter le plus longtemps possible de faire face à la réalité, tout semblait aller à merveille. Si on refusait de voir la vérité, alors oui, cette ville semblait calme, douce, apaisée, comme se devrait de l’être une ville durant un jour gris.

Tandis que je me rapprochais de mon appartement, je croisais d’autres personne dans la rue. Personne ne m’adressa un bonjour, et je n’en adressai à personne non plus. Personne ne croisa mon regard, et je ne croisai celui de personne. On pouvait penser qu’on était simplement des passants inconnus les uns pour les autres lors d’un banal jour gris dans une banale ville grise, et cette impression aurait été mienne si moi aussi j’avais choisi de m’obstiner à ignorer ce que disait l’affiche sur le mur pour éviter de faire face à la réalité. Mais je n’avais pas fait ce choix, et je ne pouvais plus revenir en arrière désormais. Parce que je ne voulais obéir aux règles de notre dictature, parce que je voulais vivre et ressentir, j’étais coupable.
On voulait nous faire avaler avec ces idiotes affiches de propagande que la réalité d’aujourd’hui était la meilleure pour nous, comme si nier notre passé, ses découvertes, ses guerres, ses réussites, ses erreurs, comme si effacer toute une existence et ses expériences qui ont mal tourné nous permettait de faire mieux, alors qu’on faisait bien pire.

Le lendemain, à 15h29, sur notre banc au bord de l’eau, j’attendais Eliott.
Je fixais l’eau et toutes ses nuances bleutées. Ça me conférait un drôle de sentiment : du bonheur et en ayant ce sentiment, je ressentais et en ressentant, je me sentais vivre. J’aimais tant me sentir en vie, c’est pour ça que je lisais de la poésie, même si s’était proscrit par l’état.
L’objectif de cette dictature, c’était de limiter les émotions dérangeantes provoquées par certaines activités ; comme la poésie par exemple. C’était simple à comprendre : les politiques partaient du principe que s’il n’y avait plus de colère extrême, il y avait plus de guerre, s’il n’y avait plus de tristesse dans l’extrême, il n’y avait plus de suicide, s’il n’y avait plus de joie dans l’extrême, il n’y avait plus d’idées nouvelles et des révolutionnaires pour changer le système.
Voyant arriver Eliott sur la rive, je souris en repensant à ce fameux jour, quand nous nous étions rencontrés il y a un an- c’était alors que le tout début de la dictature, la poésie n’était même pas encore interdite et nous en étions tous les deux amoureux- nous avions décidé d’inventer ce code secret : le mois pour se donner l’heure, le jour pour les minutes et « demain, dès l’aube pour confirmer le rendez-vous, notre passion pour la poésie, pour se donner du courage et de la confiance, pour se rappeler qu’on est vivant et pour avoir de l’espoir, c’est si important l’espoir.

Il s’assit à côté de moi.

Le lendemain mon premier réflexe fut d’allumer le poste de radio : qui passait évidemment des infos de propagande. J’appris l’application immédiate de la dernière mesure : sur dénonciation, la milice allait frapper chez les coupables qui avait déjà par le passé désobéit aux règles. Le cœur affolé, et sans prendre le temps d’éteindre l’auto radio, je courus chez Eliott.
Là-bas, je compris qu’il avait eu raison : « Est-ce que cela risque de nous arriver ? Peut-être » Et si l’histoire était effectivement condamnée à se répéter, alors oui, le deuxième ami était condamné à disparaître. Sa porte ouverte, son appartement vide et retourné, Eliott disparu et moi, incapable d’avoir la moindre pensée rationnelle et le corps paralysé. Je pensais déjà à ce qui allait m’arriver si l’histoire se répétait réellement. Mon esprit était tout embrouillé, mais soudain, un deus ex machina m’apparut et cette illumination me sortit de ma torpeur : un livre de poésie.

Posé sur son bureau peint en bleu marine, éclairé par une petite lampe vert forêt laissée allumée sur le livre ouvert : un simple crime contre la dictature pour les autres, un message d’une importance capitale pour les autres. Quand j’aperçus le nom du recueil, je sus immédiatement qu’Eliott ne l’avait pas laissé là par hasard : Eliott m’adressait un message. Le titre du poème ? Demain, dès l’aube. Le livre de poésie laissé en évidence sur le bureau était de Victor Hugo : Pauca Maea. J’attrapais quelques recueils de poésie dans sa bibliothèque, les cachais dans un sac à dos noir avec une photographie de nous deux et le nécessaire de survie puis, je sortis.
Je partais pour ne plus jamais revenir, et alors que j’étais en chemin pour l’ultime refuge- qu’Eliott et moi surnommions Saint-Malo- je récitai ses vers : notre poème, notre code secret, notre espoir :
« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,/ Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends./ J’irai par la forêt, j’irai par la montagne. /Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. »

Il faisait toujours aussi froid. Mes mains étaient à nouveau si fragiles, si vivantes. Dans le ciel, perché en libérateur, entouré d’un magnifique halo de lumière bleue, le soleil se dressait fièrement, chassant doucement les nuages gris et porteur d’espoir. Des vers me virent, des vers que j’avais moi-même écrit, preuve la poésie ne cesserait jamais d’être, tout comme l’espoir ne pouvait pas disparaître.
« Ce bas monde n’aura de cesse d’être détruit/ Toujours, avec les mots, nous serons tous son avenir
/Réduire les humains à l’ignorance. Tôt / Ou tard, c’est au risque de se brûler avec les mots »

Et tandis que le ciel devenait de plus en plus bleu, que je partais à Saint-Malo, je lui promis à Eliott que cette dictature s’écroulerait et que je le retrouverais.
Au milieu de la ville grise, dans ce monde où une dictature voulait interdire la poésie, j’avais la certitude absolue que toute folie finirait tôt ou tard par s’arrêter, que la poésie vaincrait et que l’histoire n’était pas condamnée à se répéter si on influençait le court des choses. Mais plus que tout, j’avais la certitude que je pouvais prendre mon élan.

Alors, adressant un adieu à ce monde où l’on était plus sûr(e) aujourd’hui d’être encore vivant(e) demain, je m’écriai : « Demain, dès l’aube ! »