Jean Malaurie par Pascal Dibie et Michel Le Bris

5 mars 2020.

Le dernier des géants, Michel Le Bris
Debout sur les hummocks, Par Pascal Dibie

 

Le dernier des géants

Le dernier des géants. De la lignée des Nansen et des Amundsen, qui les premiers comprirent qu’ils avaient tout à apprendre des Esquimaux pour vivre dans le Grand Nord. Mais en même temps un rebelle, traçant sa voie en solitaire, inventeur d’une nouvelle manière de penser l’homme dans son environnement et son histoire, créateur d’une collection devenue légendaire, dont le titre résume ce qui fut tout au long son souci : « Terre humaine ».
Rebelle, il l’était déjà quand, à vingt ans, il entra dans la Résistance. Et rebelle il sera, devant ce qu’étaient alors les études polaires. Membre de deux expéditions au Groenland dirigées par Paul-Émile Victor, en 1948 et 1949, il se détourne très vite de ces aventures, qu’il juge vaines : à quoi bon, si elles ne placent pas l’homme au cœur de leur démarche ? Le choc, qui décidera du reste de sa vie, sera sa rencontre avec les Inuits, à l’occasion d’une mission géographique à Thulé, en 1950. Il est seul, sans équipement particulier, mais la rencontre est si intense qu’il décide d’hiverner à 150 km au nord de Thulé, dans un petit village de trente-deux habitants, répartis en six igloos. Et va prendre forme, là, ce qui sera l’axe de sa réflexion : l’interaction de l’homme et de son environnement.

Avec ses amis inuits, il entreprend d’établir leur première carte généalogique. En traîneau à chiens, par - 30 °C, dans la nuit polaire, il visite chacun des onze villages inuits, recueille les témoignages des trois cent deux habitants. Puis, l’année suivante, avec deux couples inuits, il parcourt 1500 km par - 45 °C en deux mois, pour cartographier toute la région, lèvera la carte au 1 : 100000 de 300 km de côtes et d’hinterland au nord du Groenland – au passage, il sera le premier Français et le deuxième au monde à avoir atteint le pôle magnétique Nord…

Au cours de cette mission, il découvre une base nucléaire ultrasecrète de l’US Air Force, en plein cœur du territoire inuit et c’est au départ comme en protestation qu’il entreprend son livre Les Derniers Rois de Thulé, dont le retentissement sera extraordinaire.
Best-seller, et premier volume d’une collection qui allait faire parler d’elle : « Terre humaine ». Une impulsion soudaine, raconte-t-il, alors qu’avec sa femme et son bébé il passait devant les Éditions Plon : pourquoi pas elles ? Il avait poussé la porte, proposé tout à la fois son livre et son idée de collection. On sait la suite : les livres majeurs s’y comptent par dizaines. On encense aujourd’hui « Terre humaine », de nombreux hommages lui ont été très justement rendus à l’occasion de son cinquantième anniversaire, mais on n’insiste pas assez sur la radicale nouveauté de sa démarche, à l’écart du monde universitaire, de ses théories dominantes et de ses pratiques, bousculant les certitudes des sciences humaines, conjuguant ce qui pourrait être dit une « anthropologie réflexive » et l’exigence d’une littérature du réel – ce qui en a fait un des piliers du festival Étonnants Voyageurs. Pour le dire tout net : à mes yeux, une des grandes aventures intellectuelles du XXe siècle.

Rebelle jusqu’au bout, défenseur, et pas seulement en mots, de ces peuples que l’on dit premiers, il fonde en 1957 le Centre d’études arctiques, puis en 1997 l’Académie polaire de Saint-Pétersbourg, avec le projet d’y former les futures élites autochtones sibériennes – il en est aujourd’hui le président à vie.

Un géant, oui, assurément.

Michel Le Bris

Debout sur les hummocks

Jean Malaurie n’a jamais manqué d’équilibre, il a le pied aussi précis que ses idées et a toujours vu dans les hummocks, ces blocs de banquise déchiquetés qu’il a parcourus des années durant, l’expression même de sa mémoire tailladée en même temps que sa pensée lointaine la plus impatiente. Il a connu après la guerre des heures intenses en baie de Disko (69e degré de latitude) où il s’est confronté autant à l’atmosphère qu’au toucher du granite et du grès, au souffle de l’air et à la voix de l’homme. C’est là qu’il a commencé de « méandriser » dans ses souvenirs en vue de faire œuvre, et quelle œuvre ! Malaurie aime la démesure : marcher, lever des cartes, mener ses chiens et son traîneau (1800 km du 29 mars au 16 juin 1951), comparer l’érosion de la terre à la façon dont sa pensée se forme, faire du vide un absolu plein, écouter ces hommes à la langue retenue comme de vrais philosophes… Petit à petit, la pensée malaurienne s’est construite dans des allées et venues incessantes entre un ici et maintenant intense et l’implacable silence des terres glacées. De la pierre à l’homme, de l’Alaska à la mer de Bering, de l’Arctique central à l’Allée des baleines, il s’est petit à petit « igloulikisé », ayant très tôt découvert qu’il ne serait jamais inuit, mais qu’il en serait à coup sûr le héraut, et pour longtemps.

Proclamations solennelles, dénonciations d’un Occident aveugle et nocif, luttes inégales, sans merci contre le gouvernement américain et sa base de Thulé, l’ont conduit à fonder tout un système de défenses et se faire l’amplificateur d’une culture qu’on croyait minoritaire afin de la faire reconnaître par les plus hautes instances internationales, allant jusqu’à créer un institut polaire d’État à Saint-Pétersbourg.

Ses amis inuits l’ont à juste raison baptisé Angakkoq, « Celui qui voit plus loin ».

Par Pascal Dibie