L’art d’habiter les villes, Souvenirs de Lyonel Trouillot à Étonnants Voyageurs

6 mars 2020.
 

On pourrait utiliser le pluriel et parler des usages. De cela aussi, la littérature témoigne : les multiples façons d’être au monde, les multiples états du monde.

À Saint-Malo, et à Port-au-Prince, Étonnants Voyageurs, c’est d’abord cela pour moi : cette multitude salutaire qui fait que nul ne peut prétendre tenir le bon bout de la parole ou de l’écrit. On ne tarde que trop à mettre en oeuvre le principe d’égalité dans les relations entre les peuples. C’est un petit pas, mais déjà un pas, que de tenter de mettre les écritures à égalité. Variété des options formelles et thématiques, des soucis immédiats, de la place des soucis immédiats dans le rapport au réel et au langage ; bonne ou mauvaise santé des utopies ici ou là, dépendamment des conditions d’existence et de l’air du temps ; continuité de l’éternel débat autour de la place du rêve et celle de la réalité, de la place de l’individu et celle de la communauté, et du rapport entre les jeux littéraires et les enjeux humains…

L’aventure souligne donc la nécessité d’une attention à autre chose que soi-même. La place qu’Haïti a pu prendre dans certaines éditions du festival de Saint-Malo est une preuve de cette attention. J’avais peur que ce ne fût une nouvelle condescendance, une amitié un peu trop paternelle.

Les dialogues francs que nous avons pu avoir autour de la mise en place et de la réalisation des éditions haïtiennes m’auront vite convaincu du contraire. Et je n’oublierai jamais, le matin du 13 janvier 2010, moins de vingt-quatre heures après le séisme ayant ajouté chez les paresseux un chapitre à la légende de la « malédiction haïtienne », Michel nous disant que si nous, Haïtiens (accessoirement écrivains), ne nous empressions de prendre la parole, on allait parler pour nous, de nous, dire tout et n’importe quoi. J’ai aimé cette capacité de passer derrière les yeux de l’autre pour voir ce qu’il voit, et ressentir ce qu’il ressent. Cette capacité de comprendre, tout simplement.

Et quelle ténacité, quelle conviction, il aura fallu pour les réaliser, ces éditions haïtiennes. Georges, Évelyne, Pierre, Emmelie… côté haïtien. Mélani, Agathe, Isabelle… côté français.

Mais, au bout de longues journées et de longues nuits de travail, il n’y avait qu’une seule équipe, au service de ces écolières haïtiennes, fières de recevoir Maryse Condé ou Jamaica Kincaid dans leurs lycées ; de ces jeunes écrivains haïtiens qui ont pu développer des relations professionnelles ou des amitiés avec des éditeurs ou écrivains étrangers ; de ces écrivains étrangers qui ont pu enrichir leur connaissance de l’humain et vérifier, s’il en était besoin, que les peuples, comme les livres, sont toujours plus grands que les résumés qu’on en fait.

Et puis cet art qu’a ce festival de s’étendre dans les villes, de les habiter. Et les faits de vie qui prennent autant de place dans la mémoire que les grands débats. Pas besoin d’avoir dix-sept ans pour n’être pas sérieux. Deux écrivains français qu’on pourrait dire majeurs, un soir, dans un bar de Port-au- Prince, perdus dans leurs souvenirs d’enfance, l’un supportant l’OM, l’autre le PSG. Samy Tchak ému jusqu’aux larmes dans la petite ville du Limbé, où l’attendaient deux cents personnes. Une traversée de Port-au-Prince en voiture, avec Régis Debray, Ernest Pignon-Ernest et François Marthouret rigolant comme des enfants fous. Ou, la réception de l’hôtel à Saint-Malo m’appelant pour me dire : « Monsieur Trouillot, y a un gamin qui vous demande. » C’était Bonel Auguste, petit de taille et un peu jeune, les mains pleines de beaux vers et de questions, l’un de mes poètes préférés…
Ces anecdotes qui ne veulent rien dire, mais qui sont des faits de vie et qui ouvrent le souvenir à plus que les séances de signature et le formalisme des débats. Et ce prolongement du festival par d’autres conversations du soir, aux sujets parfois très sérieux : l’Égypte, avec Alaa Al Aswany, avant que sa colère s’impose aux pouvoirs et force le monde à l’entendre ; l’Algérie, la gauche française ; l’hypothèse communiste, sa fin ou son resurgissement…

Toutes ces autres choses dont parle la littérature. Comme le suggèrent certains critiques, n’est-ce pas d’ailleurs son propre, à la littérature, que de parler d’elle même en parlant d’autre chose ?

Preneur donc je suis pour cette aventure à Saint-Malo, à Port-au-Prince et ailleurs. Il y a toujours des ailleurs à visiter. D’autres voix à entendre. Je ne dis pas à découvrir. La colonisation et l’esclavage modernes ont trop sali l’idée de découverte en l’associant à celles de la conquête et de la domination. Et puis, on ne découvre pas ce qui est. On s’affranchit de sa propre en ignorance en apprenant à lire et à entendre les voix et les écritures du monde.

Puisse Étonnants Voyageurs, par culte du décentrement, continuer longtemps à contribuer à cet affranchissement.