Urgence du poétique en temps de crise

6 mars 2020.

« Ni le vrai, ni le faux. La fiction oblige donc à supposer un autre mode de connaissance que la connaissance discursive, qui serait le propre de l’imagination – elle oblige à penser une imagination créatrice. »

 

La crise, disent-ils. Politiques, « spécialistes », intellectuels, ils se succèdent en rangs serrés, occupent le terrain, saturent les antennes, « débattent » à n’en plus finir, dans une indifférence, me semble-t-il, de plus en plus grande – peut-être parce qu’ils débattent de tout, sauf de l’essentiel : de nous-mêmes. De l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, et des autres. De cette dimension de grandeur en chacun que n’épuisent pas le « produire » et le « consommer ». De cette dimension proprement poétique en chacun qui tout à la fois signe son irréductible singularité et s’affirme au principe même de « l’être ensemble ». Aucune pensée des temps nouveaux, croyons-nous, aucune politique, aucune philosophie ne vaudront si elles ne se bâtissent pas sur cette idée plus vaste de l’être humain, à laquelle nous reconduisent obstinément artistes et poètes.

Si tel poème écrit il y a mille ans, en la Chine ancienne, peut me toucher encore, quand les temps ne sont plus qui le virent naître, ses contextes abolis dont par ailleurs je ne sais rien, c’est donc bien qu’il est en lui quelque chose d’irréductible aux conditions de son énonciation, capable de vaincre la mort et l’usure du temps, et, par-delà les bornes étroites des cultures, de parler encore au présent de chacun. Ne dit-on pas que l’on reconnaît les œuvres d’art véritables en ce qu’elles ont « vaincu l’épreuve du temps » ? Mais si transcendance il y a dans l’œuvre d’art, s’impose l’évidence que celle-ci procédait d’une dimension de transcendance en son créateur, d’un pouvoir en lui (et donc dans ses lecteurs, c’est-à-dire en tout homme) de traverser les âges et les cultures – ce qui nous conduisait à la nécessité de penser une imagination non plus « maîtresse d’erreur et de fausseté », pour reprendre une formule imbécile, mais pleinement créatrice.

Face aux machines de mort des idéologies, face à tout ce qui prétend le déterminer et contraindre, affirmer qu’il est en l’homme une puissance de création qui le fonde en son humanité, dont témoigne le poème : voilà ce dont je m’acharne à déployer les harmoniques d’édition en édition du festival et, depuis plus longtemps, de livre en livre – depuis L’Homme aux semelles de vent en 1977, première esquisse d’une interprétation nouvelle du romantisme allemand…

Que fut-il en effet, celui-là, sinon un fantastique effort d’arrachement au « prêt-à-penser » de son temps, pour oser affronter l’enchaînement fatal qui avait renversé la Révolution en Terreur, les rêves de liberté en machines d’oppression ? Et ce, non pas en opposant une idéologie nouvelle aux idéologies du temps (le piège du discours révolutionnaire, ou, si l’on préfère, de la philosophie spéculative, est d’avoir fait, par ce que l’on appelle le « travail du négatif », de sa réfutation sa preuve), mais en s’arrachant à leur emprise par l’affirmation des puissances de rupture de la littérature. Face aux Infaillibles, pour reprendre la belle expression de Paul Rozenberg, le grand défi des Vulnérables. Contre le fanatisme des dogmes, la petite flamme libératrice du poème.

Avec quelle émotion j’ai donc reçu en février 2009, en pleine grève aux Antilles, le Manifeste pour les produits de haute nécessité ! Rédigé par Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et quelques-uns de leurs amis, il dénonçait une vision du monde qui, conduisant à une « sorte d’épuration éthique de tout le fait humain » nous « condamnait à deux misères profondes » : n’être plus que producteur ou consommateur. Mais, poursuivaient-ils, « derrière le prosaïque du “pouvoir d’achat”, se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine s’articule entre les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) et l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). […] Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l’individu, sa relation à l’Autre, au centre d’un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté. » Sentiment d’une profonde connivence : au fil de ces années communes, nous ne nous étions donc pas trouvés par hasard…

En 1981, dans un essai intitulé Le Paradis perdu, je faisais le pari que « sur les ruines de l’Âge théorique, pouvait advenir un nouvel Âge de la fiction ». Ce n’est rien de dire que mon propos ne fut pas entendu. Plus de trente ans plus tard, pourtant, je ne suis pas sûr de m’être trompé.

Michel Le Bris