1990 - Comment tout a commencé ...

10 mars 2020.

Comment tout a commencé...

 

La rencontre, dont tout devait découler, s’était faite autour de Stevenson, d’une exposition qui lui était consacrée, à la tour des Dames de l’Hôtel de Ville au printemps 1989, pour laquelle j’avais fourni nombre de documents. À la fin de son discours d’inauguration, le maire, affirmant de grandes ambitions culturelles pour la ville, s’était tourné vers moi : « Et si vous avez des projets, n’hésitez pas, venez me voir. » Des projets ? Je venais de multiplier des collections chez Payot, chez Phébus, à la Table ronde, décidé à me battre pour une littérature « voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde », je travaillais au projet d’une revue, Gulliver, qui rassemblerait les enfants de Stevenson, de London, de Conrad de par le monde, j’avais entrepris la publication des Essais sur l’art de la fiction de Stevenson, alors inconnus, de sa correspondance avec Henry James, je tirais à boulets rouges dans la revue Roman contre les avant-gardes littéraires, venais d’y publier un manifeste « Pour une littérature aventureuse »… Des projets ? J’en avais plus que je ne pourrais jamais en assumer.

Quoique… Peu de temps après, deux amis me contactent : Christian Rolland et Maëtte Chantrel. Ils avaient été les piliers de la télévision régionale que j’avais essayé de bâtir, pendant mes trois années de direction des programmes à France 3 Ouest, entre 1982 et 1985. Mis sur la touche quelques années plus tard, ils avaient créé une petite structure d’animations, Mégaliths. Ils arrivaient avec un projet sur lequel ils voulaient mon sentiment, et plus si affinités : une manifestation littéraire à Rennes. Ils arrivaient avec une commissaire de salon très professionnelle, Brigitte Morin, et un publiciste talentueux et marginal, bien connu à Rennes, Jean-Louis Simonneaux. Pour quelle idée ? C’était plus flou. « Le livre numérique ? » avait risqué Simonneaux – mais il n’y en avait qu’un sur le marché, c’était peut être insuffisant…

Je leur expose mon idée : un lieu où rendre visible ce que j’ai entrepris. Appeler à soi les écrivains du monde entier, prouver aux écrivains français amis que, loin d’être des marginaux, ils s’inscrivaient dans le courant majeur de la littérature mondiale, encercler en somme le VIe arrondissement par le reste du monde… En plus, j’avais peut-être un lieu : Saint-Malo.


Rassembler les petits enfants de Stevenson et de Conrad

Je demande un rendez-vous, me précipite. Arrivé dans la cour, je m’inquiète tout d’un coup : il est de quel parti, au juste, ce nouveau maire, René Couanau ? Trop tard, je n’ai plus le temps. Je lui expose mon projet, probablement en Technicolor : est-il une ville qui lui convienne mieux que Saint-Malo, l’esprit même du voyage, et de l’aventure ? Et lui, très simplement, de me dire « banco » … Avant de me glisser, à l’instant de se quitter, avec un petit sourire, qu’en 1968 il était dans la préfectorale…

Sur le coup, plein de mon idée, j’avais trouvé normal qu’il me donne son accord. J’ai compris plus tard que j’avais eu beaucoup de chance, de rencontrer ce jour-là un amoureux de la littérature. Début d’une aventure qui devait être sans nuage : le moins que nous puissions faire était de lui rendre, ainsi qu’à la ville de Saint-Malo, la confiance qui nous était faite.
Quel nom trouver ? Jean-Louis Simonneaux, proposait « Explorer 90 ». Ou « Voyageurs 90 » ? Ça avait l’air de plaire… Mais il s’agissait de littérature ! J’avais un autre nom en tête, clin d’oeil à Baudelaire :
« Étonnants voyageurs ! Quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
[…] Dites, qu’avez-vous vu ? »
« Étonnants Voyageurs » ? Moue des communicants de la mairie : pas très « punchy ». Silences dubitatifs autour de moi : « Tu crois vraiment que… ? » Et comment !


Un festival de type nouveau

Étonnants Voyageurs, donc, mais pour quel festival ? En tout cas, pas un de ces salons où l’on passe ses journées derrière une table pour d’éventuelles signatures. Nous n’avions aucune expérience : belle occasion de tout réinventer.

Ni un festival « généraliste » accueillant les auteurs en promotion. Et pas plus un festival de « genre » (polar, SF aventure, voyage) mais, et cela était radicalement nouveau, un festival ouvert à toutes les littératures, affirmant clairement une certaine idée de la littérature : « Pour une littérature voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde ».

Défendre une idée, cela supposait de la faire entendre, d’en déployer tous les aspects à travers des rencontres, des débats, des lectures – la signature ne venant qu’en conclusion de rencontres. En les accompagnant à l’occasion de films relevant de la même esthétique. D’expositions. De spectacles. En privilégiant la parole des créateurs, de préférence à celle des critiques et des universitaires. En multipliant les portes d’entrée, de sorte que tous les publics puissent s’y sentir à l’aise. En trouvant des formes rapprochant les auteurs et les gens. Christian Rolland et Maëtte Chantrel apportaient une idée, fruit de toute leur expérience d’animateurs à France 3 : le « café littéraire », un lieu de rencontres détendues, où le public pouvait prendre ses aises autour de petites tables. Ils allaient y démontrer un talent exceptionnel, qui allait faire de ce lieu, pendant longtemps, le cœur du festival – filmé à trois caméras, diffusé sur les principaux lieux du festival, il en donnait véritablement le tempo. Christian en avait même déposé le titre, mais le succès en avait été tel que dès l’année suivante une dizaine de salons avaient repris la formule, et dans le fond, s’était dit Christian avec raison, c’était très bien ainsi.

Le sens, avant tout : il nous fallait pour cela rester maîtres de notre programmation, et donc choisir librement nos auteurs, même s’ils n’avaient pas de nouveautés – bref, les prendre en charge. Et résister, s’il le fallait, aux éditeurs. Tout en imposant aux libraires, ce qui ne se fit pas sans protestations, de renoncer à exposer sur leurs stands, tous, les mêmes livres à succès pour des ventes faciles, mais de représenter des éditeurs, pour éviter des doublons.

Hugo Pratt et Alvaro Mutis : rencontre au sommet

Restait à le monter. Nul n’avait la moindre expérience en la matière. Pendant que l’équipe – à laquelle s’était ajouté Jean-Claude Izzo, engagé comme attaché de presse – découvrait sur le tas les problèmes techniques, nécessairement imprévus, que posait une telle manifestation, je courais en tous sens, en quête d’argent, arpentais les ministères, multipliais les dossiers, traquais les sponsors et il faut croire que ce projet les faisait eux aussi rêver, puisqu’ils prirent le risque de me suivre. Convaincre les auteurs, même étrangers, n’était pas le plus difficile : pour une bonne part je les avais déjà mobilisés, à travers mes collections et la revue Gulliver. Marc de Gouvenain créait, parallèlement à « Voyageurs/Payot », une collection d’écrivains-voyageurs chez Actes Sud, le mouvement des « écrivains-voyageurs » paraissait lancé. Tous les autres, pareillement répondaient avec chaleur, comme si le projet répondait à une attente : que passent enfin les vents du large dans le trois-pièces cuisine du roman français ! Cartier-Bresson me donnait une belle exposition. Hugo Pratt, d’abord, avait grommelé au téléphone que non, il ne participait pas aux salons de BD, mais à l’exposé de notre projet il s’était enthousiasmé :
« Les petits-enfants de Stevenson et de Conrad ? Je viens ! » Et il nous avait gratifiés d’une monumentale exposition : « Les voyages de Corto Maltese ». Sa rencontre avec Alvaro Mutis, et du coup entre leurs héros, Corto Maltese et Maqroll le Gabier, restera dans les mémoires.

Comme restera dans les mémoires, le moment miraculeux avec Nicolas Bouvier. Et puis les coups de foudre du public pour Ella Maillart et, un peu plus tard, pour Théodore Monod. L’arrivée en masse des « travel writers » anglais : l’inénarrable Redmond O’Hanlon, Colin Thubron, sans doute le plus grand de tous, le si fin Richard Holmes, Elizabeth Chatwin, Gavin Young, Nigel Barley, Eric Newby, Kenneth White et, avec eux, Cees Nooteboom, Lieve Joris, auxquels s’ajoutaient les écrivains-voyageurs français – comment tous les citer ? Le festival se déroulait tout autant aux tables des bistrots, où les auteurs se découvraient, Jacques Meunier et Pascal Dibie enchantaient le public par leurs histoires d’ethnologues pour le coup tout à fait défroqués, dans « Le temps des bananes », centrées sur la sexualité effervescente de leurs amis – au grand désespoir d’une brave dame travaillant pour une radio catholique de Rennes qui, trompée par le titre, avait choisi de diffuser ce spectacle en direct à ses ouailles…


Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Théodore Monod superstars. Arrivée en force des travel-writers.

Les premières heures s’étaient déroulées comme dans un brouillard. Je courais en tous sens, avec le senti- ment d’avoir à redresser sans cesse un château de cartes en train de s’effondrer, quand quelqu’un m’avait pris par les épaules. « On a gagné ! On a gagné ! »

Gagné ? C’était Christian Rolland, sorti respirer, entre deux plateaux du Café littéraire, Christian Rolland, les yeux brillants. Et tout d’un coup, sortant de ma bulle, j’ai vu. Vu la foule, autour de moi : le hall du palais noir de monde, la rue, au-dehors, pareillement bondée, les gens se pressant à l’entrée de l’auditorium. Tout était plein, partout ! Nous avions gagné.

Et gagné aussi la bataille de la communication, malgré les réticences du « milieu ». Georges Pernoud avait déplacé « Thalassa » à Saint-Malo pour un grand direct, PPDA faisait de même pour son émission « Ex-Libris », et France 3 pour son « Chapiteau 3 », Radio France, Europe 1, la presse étrangère était présente, El Païs pour l’Espagne, l’Europeo de Milan, Le Soir de Bruxelles, le Journal de Genève, près de cent journalistes au total. Sur le quai de la gare, le lundi soir, nous tentions encore de retenir les invités. Comment, non, c’est impossible, vous n’allez pas partir comme ça, si vite ?

Tant de mois d’efforts pour un si bref instant, déjà évanoui – quelques larmes brillaient ici et là, Redmond O’Hanlon, arrivé avec une bouteille de champagne, repartait avec une autre pour le train du retour et la bande des travel writers était là, autour de lui, Pierre Marchand déjà échafaudait des projets pour l’année suivante, pourquoi pas investir le fort National, à marée basse ?

Michel Déon me serrait le bras, Jacques Meunier, ou bien Jean-Pierre Sicre, avait éclaté de rire en considérant nos rondeurs – bon sang ! Au moins ce n’était pas un congrès de maigres. Ella Maillart, la gorge nouée, en oubliait d’empêcher Nicolas Bouvier d’allumer une cigarette, Alvaro Mutis testait sur ses admirateurs la casquette de Maqroll le Gabier, trouvée chez un shipchandler. Non, nous n’allions pas nous quitter comme ça, ce n’était que le début d’une aventure.

Quelque chose était né, nous le ressentions tous.



Le Café littéraire, par Maëtte Chantrel

Après avoir débuté en même temps à la radio régionale en 1975, Christian Rolland et moi avons été recrutés en 1981 par… Michel Le Bris, nommé cette année-là directeur des programmes de France 3 Bretagne-Pays de Loire. Même si ce dernier n’y est resté que trois ans avant de retourner au monde de l’écriture et de l’édition, cette collaboration enthousiasmante fut le prologue de l’aventure Étonnants Voyageurs et la naissance d’une équipe. Dès le départ, nous souhaitions un événement qui ferait la part belle au livre, mais aussi présenterait des expositions, des films, des concerts… Dans cette programmation qui se voulait foisonnante, il nous semblait nécessaire de créer au centre du palais du Grand Large – le bien nommé – un lieu ouvert à toute heure dans lequel les spectateurs puissent aller et venir sans se sentir contraints… À Christian et moi qui l’animions en duo, de créer les conditions de convivialité, de curiosité et d’empathie qui retiendraient le public. Et dès la première année, nous avons gagné ce pari grâce au talent de la fratrie d’auteurs emmenée par Michel portant haut cette littérature voyageuse, aventureuse, généreuse, qui fit la notoriété du festival dès la première édition. Par-delà ces moments de partage, nous avions aussi l’ambition de provoquer chez le spectateur l’envie d’une rencontre plus intime avec l’écrivain et son livre. Une idée simple à laquelle nous sommes toujours fidèles.

L’aventure s’achèvera brutalement pour Christian en juillet 1999 à l’âge de 45 ans. Trop courte vie, pour quelqu’un bourré de talent et d’idées… En plus du Café littéraire, sa passion pour le cinéma a aussi nourri le programme du festival. Mais sa plus grande fierté aura été la publication de ses livres. Passé de l’autre côté du miroir, il avait rejoint ces auteurs qu’il admirait tant… il était enfin des leurs. Je me souviens encore de son émotion et de la mienne lorsque je l’ai interviewé pour la première fois au Café littéraire… Après sa disparition et celle de Jean-Claude Izzo, six mois plus tard, la fidélité du public, l’amitié des auteurs, des éditeurs, des libraires, nous donneront la force de continuer sans eux… Je revois Michel sur le dernier plateau du Café littéraire de l’année 2000, pousser un grand soupir en me disant : « On y est arrivé ! » Pour continuer à faire vivre ce lieu avec le même esprit, j’ai alors fait appel à deux amis. Le duo s’est transformé en trio et c’est avec enthousiasme et compétence que Michel Abescat et Pascal Jourdana ont repris le flambeau avec moi.

La préparation du Café littéraire, ce sont des heures et des heures de lecture en solitaire, des échanges passionnés au téléphone pour parler de nos coups de coeur, de l’avancée du travail, avec des moments de découragement, « c’est trop, on n’y arrivera pas »… Le festival a tellement grandi, les lieux de rencontres, les débats, les films se sont multipliés, le public serat- il encore au rendez-vous ? Et puis le premier jour, se rassurer en retrouvant les fidèles au premier rang et la salle pleine de lecteurs assidus heureux de cette proximité avec des écrivains qu’ils aiment, avec ceux qu’ils vont découvrir… Je me suis plongée dans les archives vidéo du Café littéraire. Plongée et à vrai dire… noyée ! Tant de moments forts, tant de souvenirs… Nous avons beaucoup appris de ces écrivains venus du vaste monde. Pouvoir les regarder, les entendre à nouveau, c’est redonner vie à ceux qui nous ont quittés, découvrir les nouveaux qui ont rejoint cette fratrie qui ne cesse de s’agrandir. Merci à eux, merci à ce public amoureux des livres et merci à ces passeurs magnifiques que sont les interprètes, dont certains, David, Eliza… sont avec nous depuis les premiers temps.