2001 - Première à Bamako / L’Afrique au cœur #1

11 mars 2020.

Les équipées, improbables parfois, des auteurs à Ségou, Kidal, Kita, Tombouctou, Mopti, Kaye, Koulikouro, Gao, Sikasso dont ils revenaient émus, bouleversés, pleins d’histoires, de rencontres, de projets, les débats passionnés dans les jardins du Palais de la culture, poursuivis jusqu’au fond de la nuit sous le manguier de l’hôtel Colibri, les éclats de rire de Dany Laferrière et d’Alain Mabanckou, la ronde des voitures vers les lycées de Bamako orchestrée par des jeunes que nous allions retrouver plus tard stars du hip-hop, artistes, acteurs culturels prenant en mains à leur tour le festival, et puis cette promesse brutalement brisée – tous, auteurs d’Afrique et d’ailleurs comme organisateurs, auront été je crois marqués à jamais par cette aventure. Dont nul à ses débuts n’aurait pu imaginer ce qu’elle allait déclencher…

 

L’histoire commence ici

Je dis un peu plus loin dans quelles circonstances est né le festival. Nous avions sympathisé dès le premier contact, Moussa et moi. Il me parlait de la nouvelle littérature africaine en train de naître, d’une génération à encourager, des débats nécessaires pour qu’elle s’affirme, je lui expliquais le projet Étonnants Voyageurs. Un Étonnants Voyageurs à Bamako ? Oui. Mais nous n’étions pas un prolongement de l’action culturelle française : notre exigence était, à chaque fois, de travailler avec une équipe locale où les écrivains avaient le premier rôle, les institutions françaises n’intervenant qu’au titre de partenaires. Et pour marquer plus nettement ce fait, nous avons déplacé dès la troisième année le centre de gravité de la manifestation du Centre culturel français aux jardins du Palais de la culture, de l’autre côté du fleuve Niger. Yves de la Croix, directeur du Centre culturel de Bamako, et l’ambassadeur Christian Connan avaient un peu tiqué, mais ils jouèrent le jeu et je leur en serai toujours extrêmement reconnaissant : sans eux, sans leur adhésion au projet, rien n’aurait été possible.


Le surgissement d’une génération nouvelle

« Nous le sentons tous, malgré d’immenses difficultés, des voix nouvelles se lèvent un peu partout, de nouvelles générations d’écrivains prennent la parole avec une invention langagière, des modes de narration, qui peuvent contribuer à renouveler le roman français, à l’exemple de ce qui se passe depuis déjà plus d’une décennie dans l’espace anglophone. (Éditorial de l’édition 2001) »

Yves de la Croix s’attendait à une quinzaine d’auteurs, nous fûmes plus de soixante. Dont tous les jeunes auteurs qui allaient bousculer un peu plus tard les lettres françaises : Alain Mabanckou, Kossi Effoui, Abdourahman Waberi, Fatou Diome, Florent Couao Zotti, Sami Tchak et bien d’autres encore. Les débats avaient été vifs, pour ne pas dire qu’ils avaient pris la forme, parfois d’une monumentale engueulade, entre ceux formés dans les luttes anticolonialistes, une génération plus ancienne qui se pensait peu ou prou témoin, militante d’une cause, et les jeunes trublions qui se revendiquaient d’abord comme écrivains, libres de leur inspiration, sortis des pièges de « l’engagement ».

Comment oublier ce moment, alors qu’un auteur présent développait la théorie archirebattue de la « langue du maître » – en clair : que parlant, écrivant français, autrement dit la langue du maître, c’était le maître encore, quoi que vous fassiez, qui parlait à travers vous – quand un jeune trublion l’avait interrompu : « Tu es idéologue, porte-voix, tout ce que tu veux, mais ne te dis pas écrivain ! » Et comme l’autre restait un peu interloqué, le trublion de poursuivre : « Si tu l’étais, tu saurais que toute langue est étrangère, à commencer par celle que l’on dit maternelle, et que c’est ce sentiment d’étrangeté qui fait l’écrivain ! » Ce français, pour qu’il ne parle pas à travers vous, il fallait en prendre possession, le transformer par la puissance de transfiguration de la parole, le faire sien – et cela, n’était-ce pas la tâche des écrivains, de tous les écrivains ? L’évidence, tout à coup, d’un changement d’époque…

J’ai eu le sentiment que c’était là, rassemblés face aux critiques des plus anciens, que tous ces « jeunes » avaient perçu ce qui les unissait. L’écrivain Jamal Mahjoub l’avait bien compris, qui devait consacrer à l’événement une page dans le Times Literary Supplement (plus loin dans l’article). Abdourahman Waberi m’avait appelé quelques mois plus tard : à l’occasion du Salon du livre de Paris, la « bande de Bamako » souhaitait m’inviter à dîner. La « bande de Bamako » ! Rien ne pouvait me faire plus plaisir. Et A. Waberi était, entre nous tous, comme un trait d’union, lui qui, encore étudiant, assistait déjà au festival de Saint-Malo, où en 1993, il avait eu le bonheur de rencontrer Derek Walcott, récent Prix Nobel de littérature…


25 000 livres pour les bibliothèques maliennes

« Personne n’avait vu encore l’amorce de la vague, mais ils étaient là, il suffisait de les accompagner. »

Organiser un festival ne signifie pas pour nous faire irruption quelque part, puis en repartir quelques jours plus tard, en oubliant dans l’instant les gens et le pays. Il fallait que la manifestation serve autant qu’il était possible la vie du livre au Mali. C’est ainsi que le festival, progressivement, s’est décentralisé dans les principales villes du pays : Mopti, Tombouctou, Ségou, Kaye, Koulikouro, Gao, Sikasso, Kita, Kidal, pour des journées de rencontres dans les écoles et les bibliothèques, avant que la grande caravane des auteurs se retrouve à Bamako. Les bibliothèques publiques, dans ces villes, étaient presque à l’abandon, sans nouveaux livres depuis des décennies. Avec l’aide des Espaces culturels Leclerc, partenaires du festival de Saint-Malo, nous avons pu leur fournir 25 000 ouvrages, neufs, à partir de listes établies par les Maliens eux-mêmes : fonds africain récent, fonds français, fonds de littérature étrangère, fonds jeunesse, plus des lots d’usuels, dictionnaires et encyclopédies. 2 500  livres par ville !


Littérature-monde à Bamako

Mais le festival dépassait, et de loin, le cadre malien. Lorsqu’en 1993 j’imaginais une édition d’Étonnants Voyageurs consacrée à cette urgence, à mes yeux, d’une « littérature-monde », en m’appuyant sur l’exemple de ce qu’outre-Manche, on disait « world fiction », c’était avec l’espoir de voir naître dans l’espace francophone une génération comparable, qui enfin viendrait bousculer une littérature française trop frileuse. Tandis que je suivais les débats, je mesurais avec une excitation croissante qu’ils étaient là, ceux que j’attendais, et dans des situations comparables à celles des écrivains anglophones, à cheval entre plusieurs cultures, faisant de cet écart la matière même de leurs œuvres. Personne n’avait vu encore l’amorce de la vague, mais ils étaient là, il suffisait de les accompagner.


Murailles effondrées

Le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs, décerné par un jury de jeunes lecteurs, allait, pour sa première édition, en 2005, couronner Alain Mabanckou pour Verre cassé, qui avait été ignoré par la critique. Redécouvert, il devait recevoir par la suite le prix des Cinq Continents, le prix RFO, et manquer de peu le prix Renaudot – prix que Mabanckou obtiendra l’année suivante pour Mémoires de porc-épic. Allaient suivre, pour ces auteurs dits « francophones », le Grand prix du roman de l’Académie française, le Femina, le Goncourt des lycéens, le prix Médicis, le Renaudot encore une fois. Un mur, qui enfin tombait.

Cette idée de « littérature-monde » au cœur du projet même d’Étonnants Voyageurs, il était temps d’en marquer la force par un manifeste – c’est dans l’été 2007, discutant avec Jean Rouaud venu me voir en Bretagne, que l’idée avait germé. Après une « année de la francophonie » que j’avais trouvée totalement à côté de la plaque, et à laquelle d’ailleurs Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi et Anna Moï avaient réagi dans les colonnes du Monde et du Magazine littéraire. Et c’est à Bamako encore, un peu plus tard, sous le manguier du Colibri, que nous avions évoqué avec eux cette idée – discussions qui devaient déboucher sur le manifeste que l’on sait, « Pour une littérature-monde en français » dans les colonnes du Monde, signé par quarante-quatre écrivains, dont J.-M. G. Le Clézio et Édouard Glissant.
Début d’une autre aventure…



À l’ombre des manguiers en fleur
par Abdourahman A. Waberi

« Un festival, c’est une cadence, une clameur, une organisation menée tambour battant. C’est aussi le temps de la rêverie propice à l’envol de l’imagination qui rend tout possible. »

De 2001 à 2010, une décennie durant, nous avons labouré le terrain, d’abord à Bamako la dolente, puis dans les grandes villes maliennes comme Ségou, Mopti, Sikasso, Kayes, Tombouctou ou Koulikoro. Le ‘nous’ renvoie ici à la jeune génération d’écrivains africains nés souvent après les indépendances et reconnus dans les années 2000, avec le concours du festival Étonnants Voyageurs à Bamako comme à Saint-Malo ou Port-au-Prince.

En dix ans, combien de débats organisés, de thèmes brassés, de poèmes déclamés, d’éclats de rire échangés, de verres cassés, de films visionnés, d’entretiens donnés, d’ateliers de slam bouclés, d’étudiants touchés et d’aînés, tels Seydou Badian Kouyaté et Roland Colin, respectueusement salués ? Combien de collègues et amis retrouvés, quittés et puis retrouvés à nouveau – certains me manquent aujourd’hui et ils s’appellent pour l’éternité Moussa Konaté, Daniel Biayoula, Théo Karabayinga ou Léopold Congo-Mbemba.

Nous avons labouré le terrain, disais-je, d’abord en nous rendant copieusement dans les collèges, lycées et facultés et en y entretenant cet appétit, à nul autre égal, pour la lecture, les histoires, la rêverie. Nous avons lancé aussi des signaux qui ont été mal compris à l’époque, mais qui sont aujourd’hui considérés comme des truismes. Dès la première édition, le questionnement sur la pertinence de l’étiquette « Afrique » comme signe, que j’ai initié avec Kossi Efoui, a été très mal perçu par le public. Résultat des courses : les jeunes Maliens nous ont invités à reprendre illico l’avion pour Paris, puisque, concluaient-ils, nous ne nous sentions pas africains.

Heureusement, nous ne sommes pas restés sur ce malentendu. Le festival a fait son trou dans le paysage bamakois, de chapiteau en chapiteau, de cour en cour, souvent à l’ombre de manguiers en fleur. Il va mêler naturellement poètes, slameurs, conteurs, penseurs, journalistes, traditionalistes et prosateurs. Les cercles s’élargissent : voici que débarquent des cinéastes à l’instar d’Abderrahmane Sissako et Mahamat Saleh Haroun, pas encore sacrés à Cannes. Et les réalisateurs sont rejoints, à leur tour, par la bande des trousseurs de vers emmenée par le facétieux Rouda. Une chose est sûre : qu’ils viennent d’Afrique, de France, d’Europe, du Québec ou des Caraïbes, les invités se sentent si bien à Bamako ! Et pour cause, ils aiment bien tirer profit du calme du temps étiré. Vous voulez une preuve ? Eh bien, ce que me disait Anna Moï en 2008 n’est pas très éloigné de ce que j’ai ressenti, moi, dès la première édition :
« Je viens à Bamako parce que je souscris entièrement à cette définition de Carlos Fuentes concernant les écrivains : “Nous sommes tous des Colomb qui parions sur la réalité de notre imagination, et nous gagnons ; nous sommes tous des Quichotte qui croyons ce que nous imaginons”…

Je viens à Bamako parce que j’y trouverai des amis hier quittés, aussitôt retrouvés. Je viens à Bamako parce que je n’ai pas besoin d’y être invitée, je ramène mon pas claudicant. On m’accueille à bras ouverts, un grand sourire aux lèvres. »

Un festival, c’est une cadence, une clameur, une organisation menée tambour battant. C’est aussi le temps de la rêverie propice à l’envol de l’imagination qui rend tout possible. Un jour de 2008 donc, dans la cour de l’hôtel Colibri, Anna Moï lance ce projet qui va peut-être aboutir un jour, mais là n’est pas l’essentiel. Écoutons-la : « Partout, dans Bamako, poussent des manguiers. On n’en fait ni des charpentes ni des accessoires de mode, mais leurs fruits joufflus et dorés sont ceux d’un paradis intact. Les Maliens et les Vietnamiens partagent un point commun : ils pensent, les uns et les autres, détenir l’espèce ultime de mangue — celle de l’extase. Lors de la dernière soirée du festival, après de nombreux débats littéraires sur la place des uns et des autres dans le monde, celui qui fut et celui à venir, une décision est prise : l’été prochain, au mois de juin, une séance de dégustation à l’aveugle désignera, sur un terrain neutre (la France), la meilleure mangue du monde ».

À ma connaissance, la séance de dégustation n’a jamais eu lieu. Du moins pas encore. Certes, l’idée a pris corps dans la conversation entre Anna Moï, Wilfried Nsondé, votre serviteur et quelques autres compères, mais elle n’a pas de géniteur propre. Elle est autonome, souveraine. Une fois mise au monde, elle continuera son petit bonhomme de chemin. Un jour, on la retrouvera dans un récit de l’académicien Dany Laferrière, un poème d’Yvon Le Men, une réflexion de Michel Le Bris ou un roman d’Ousmane Diarra qui, lui, veille sur les livres reposant dans la bibliothèque de l’Institut français de Bamako. En ces temps où les fous de Dieu multiplient les autodafés au Moyen Orient et où les saints ne sont plus en sécurité dans leur tombeau à Tombouctou comme à Maiduguru ou Mogadiscio, mes souvenirs du festival ne peuvent prendre que la saveur d’une petite mangue succulente, synonyme d’extase et de liberté.

Je voudrais clore cette évocation par un mot de gratitude. Grâces soient rendues au festival Étonnants Voyageurs à Bamako et à ses dirigeants d’hier et d’aujourd’hui qui nous ont laissé un legs vivace !



Letter from… Bamako
par Jamal Mahjoub, The Times Literary Supplement, 23 mars 2001

Il y a une vitalité au sein de la littérature africaine francophone qui semble manquer à la littérature anglophone – bien que, curieusement, se retrouve aussi le sentiment que les écrivains anglophones ont quelque chose à offrir aux Français. Peut-être que le fait même qu’il y ait un intérêt est la preuve d’une différence d’approche. Combien d’écrivains anglophones sont en contact avec leurs homologues français ? De jeunes écrivains tels Abdourahman Waberi, originaire de Djibouti, ou Kossi Efoui, du Togo, font preuve d’un engagement fort concernant les politiques artistiques et le débat intellectuel en général. Cet engagement est peut-être encore mieux illustré par la série de livres publiés récemment sur le Rwanda, dans lesquels sept écrivains, racontant leur récent voyage dans ce pays, font part du regard qu’ils portent sur les atrocités du génocide (une telle entreprise est presque impensable en Grande-Bretagne). Si le Rwanda a constitué la base d’un des débats du festival, les autres tables rondes ont traité de sujets aussi variés que le fait d’écrire sur l’Afrique tout en vivant à Paris, la relation entre les « écrivaines » et le féminisme, l’écriture dans des langues nationales plutôt qu’en français, ou encore les « nouvelles voix ». Cette dernière rencontre abordait non seulement les jeunes auteurs, mais soulignait aussi l’émergence d’une nouvelle génération dans les lettres africaines. Par le peuple et pour le peuple, elle parle aux populations dans leur propre langue plutôt que de s’adresser aux élites éduquées. Ken Bugul et Abasse Ndione, tout deux Sénégalais, en sont les meilleurs exemples. (…)

Un des problèmes les plus graves qui s’oppose au développement de l’Afrique est l’exode des ressources les plus précieuses, dont les talents littéraires. De nombreux écrivains présents au festival vivent, bien sûr, en France, et il y a eu des débats plutôt enflammés concernant ce que cela signifie en termes de littérature. Un écrivain est-il moins africain parce qu’il ou elle vit en Europe ? La littérature est-elle plus légitime parce qu’elle est écrite en Afrique ? C’est un vieux débat, et qui, sans nul doute, se poursuivra, mais il revêt une véritable importance, illustrée par la visite que j’ai effectuée dans un lycée local. Étant le seul écrivain anglophone présent, il me fut demandé de m’adresser à une classe d’anglais. C’était dans une école privée, et ses élèves étaient les fils et filles de l’élite de la classe moyenne du Mali. Pour commencer, ils étaient étonnamment chahuteurs. Les appels au calme du professeur étaient accueillis par des acclamations dignes d’un match de basket-ball. Cependant, une fois apaisés, leurs questions ont été franches et bien formulées. Le désordre a été remplacé par une volonté acharnée d’apprendre et la manifestation d’un fort désir de créativité. Mais beaucoup de ces jeunes apprennent l’anglais précisément parce qu’ils veulent quitter le Mali et tenter leur chance ailleurs dans le monde.

Pour tout remettre dans son contexte, on doit voir le reste du pays ou, au moins, s’aventurer hors de la capitale. Quitter Bamako n’est pas facile. Depuis la route, le pays prend principalement l’aspect de grandes étendues sablonneuses parsemées d’énormes baobabs et de forêts éparses. (…) En marchant à travers les rues poussiéreuses du Djenné de Caillié, avec sa mosquée légendaire de briques d’argile, je suis tombé sur un groupe de personnes blotties dans l’obscurité autour d’un poste de télévision en noir et blanc flou qui diffusait un feuilleton français. Les acteurs ressemblaient aux touristes roulant à toute vitesse dans leurs voitures 4x4 climatisées, s’arrêtant seulement pour prendre quelques photos et peut-être déjeuner dans le restaurant du coin. Il semblait y avoir un fossé infranchissable entre les deux mondes, fossé que peut-être seule la littérature pourrait combler. Le Mali est une destination pour les touristes en soif d’aventure. Eux aussi, imagine-t-on, seraient surpris d’apprendre qu’il y a eu un festival littéraire organisé dans ce pays. Avec un peu de chance, et l’enthousiasme de personnes telles que Michel Le Bris et Moussa Konaté, cela pourrait ne plus être le cas dans les années à venir.