2008 à 2010 - Migrations : Voyage à l’heure d’un monde - et d’une littérature - en mouvement

11 mars 2020.
 

Trois années de déploiement de l’idée de littérature-monde à travers festivals, publications diverses, colloques à l’étranger – le monde qui vient sera pensé, ou il sera subi.

Jamais l’humanité n’avait connu de si formidables mouvements de population, voulus ou contraints, qu’aujourd’hui – qu’accompagnent de fantastiques télescopages culturels. Le temps venu pour chacun des identités plurielles ? Elles imposeront, nous dit le philosophe Arjun Appadurai, d’avoir à inventer des récits, personnels et collectifs, articulant cette multiplicité en une forme cohérente. Mais n’est-ce pas l’enjeu, précisément, d’une littérature-monde ? Rarement forme littéraire aura paru mieux accordée aux exigences du temps.

Haïti, en décembre  2007, Saint-Malo en mai  2008, Haïfa (Israël) en octobre et Bamako en novembre, quelques semaines après un colloque à l’université d’Aarhus (Danemark) : un tourbillon, avec en point d’orgue une édition de Saint-Malo centrée sur le thème des « migrations », ouverte par une magnifique exposition de Sebasti ão Salgado, en sa présence : Les Enfants de l’exode. Et toutes les thématiques du festival revisitées, toutes les facettes du voyage, plus de cent films projetés, une « Nuit blanche du film noir » avec Bertrand Tavernier, et un OVNI, fulgurant, halluciné, La Vida loca, en avant-première, sur les gangs d’Amérique centrale, de Christian Poveda, présent lui aussi – il devait être assassiné quelques mois plus tard par des membres de ces gangs…


2009 : nos  vingt ans

Vingt années pendant lesquelles nous aurons beaucoup appris. Que de chemin parcouru ! Le prix Nobel en octobre 2008 à J-M. G. Le Clézio, « signataire plutôt deux fois qu’une du manifeste », la multiplication de colloques internationaux au Danemark, à Alger, à l’université de Tallahassee en Floride (cinquante-six universitaires venus du monde entier !) : comme le paysage littéraire français, en vingt ans, a changé !

Monde en crise, besoin de fictions, besoin de poèmes… Crise économique ? Non : changement de monde. Un Manifeste pour les produits de haute nécessité, cosigné par Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, rappelle, en pleine grève aux Antilles, que l’être humain n’est pas simplement un producteur ou un consommateur, qu’il est en lui une dimension poétique essentielle qui le fonde en son humanité : nous ne disions pas autre chose depuis la naissance du festival.

Quelque chose bouge, dans la littérature française – changement de génération ? Retour de l’aventure ? Dans l’automne 2008, la presse salue fortement ce qui lui paraissait un vent nouveau : « Adieu Paris, l’autofiction nombriliste, les petits problèmes de couple du XXIe siècle, et vive l’aventure ! Les écrivains français prennent le large », titre Le Figaro-Magazine. « Adieu aux frileuses autofictions », renchérit Le Soir de Bruxelles. Un vent nouveau semble souffler sur la littérature française. Il n’est pas interdit de penser que nous y avons peut-être un peu contribué. L’occasion de parcourir avec Jean-Marie Blas de Roblès, Serge Bramly, Patrick Deville, Mathias Énard, Claude Gallay, Christian Garcin, Alain Nadaud, Patrice Pluyette, Jean Rolin, Éric Sarner, Sylvain Tesson, les figures multiples de ce retour.


La loi des séries

Retour de la fiction, là peut-être où on ne l’attendait pas : dans les séries TV, notamment américaines. Nous aurons été parmi les premiers à saisir la dimension du phénomène, et sa nouveauté. « La loi des séries » : un des événements de cette édition 2009, à Saint-Malo. Les séries TV pour dire le monde qui vient, un peu comme jadis les Mystères de Paris ? Les nouvelles séries US, héritières du roman-feuilleton ? Un espace investi par une nouvelle génération d’écrivains ?

Une nuit spéciale pour faire découvrir The Wire (« Sur écoute »), la série culte de David Simon, portrait d’un Baltimore ravagé par la drogue et la corruption.
Avec en parallèle le bonheur de recevoir notre ami Bertrand Tavernier, pour son dernier film, Dans la brume électrique, adaptation du roman de James Lee Burke, avec ce dernier en « invité surprise » pour un émouvant dialogue téléphonique par-dessus l’Atlantique dans la salle du Vauban.


2010 : dans le chaos du monde.

Ce devait être l’année de la Russie et ce le fut. Dans un bras de fer constant, à dire vrai, avec les autorités russes, « année de la Russie » oblige. Mais au final, le meilleur de la littérature russe actuelle, un choix de films ébouriffant, la présence de cinéastes de haut vol, trois jours de grands débats, des expositions rares. Bâillonnée pendant des décennies, on disait la littérature russe disparue ? À tort : elle renaît. Audacieuse, inventive, abrupte, bousculant clichés et grands ancêtres. Disant le chaos, le « chacun pour soi », la corruption. Résolument fantastique, cynique, déglinguée, mêlant le tragique et l’humour. Dmitri Lipskerov, Boris Akounine, Erémeï Aïpine, Iouri Bouïda, Ilya Boyashov, Andreï Dmitriev, Vladimir Fédorovski, Dmitri Glouk-hovski, Andreï Guelassimov, Nikolaï Maslov, Zakhar Prilépine, Pavel Sanaïev, Sacha Poliakova – le présent qu’ils nous dépeignent n’est pas rose. Quant au futur… Lesquels d’entre eux croient en un futur ?


Haïti au cœur

Ce devait être l’année de la Russie : ce fut, plus encore peut-être, celle d’Haïti. Nous nous étions jurés que le festival empêché à Port-au-Prince par le tremblement de terre, nous le transporterions à Saint-Malo. C’était un pari fou, ce fut fait. Lyonel Trouillot, Emmelie Prophète, Jean-Euphèle Milcé, Yanick Lahens, Georges Castera, Bonel Auguste, James Noël, Rodney Saint-Éloi, Dany Laferrière, Frankétienne, Louis- Philippe Dalembert, Kettly Mars, Stanley Péan, Évelyne Trouillot, Gary Victor étaient là et ce fut tout simplement extraordinaire. Avec une somptueuse exposition de peintres haïtiens, dont les toiles peintes depuis le séisme par Zéphirin, le film de Raoul Peck, Moloch tropical, et, bouleversante, au théâtre Chateaubriand, la pièce de Frankétienne interprétée par lui-même : Melovivi ou le piège.
Indépendances africaines, cinquante ans après


Je est un autre

Un anniversaire qui nous interpellait pareillement : cette histoire coloniale toujours refoulée n’est-elle pas constitutive de notre identité ? L’immigration des Suds fut comme la réfraction en France de notre empire colonial, l’irruption de l’Autre, et de l’Ailleurs dans l’espace français. Je est un autre : titre d’un livre préparé avec J. Rouaud, regroupant dix-neuf contributions, prélude à bien des débats à venir sur la France plurielle…