Les états généraux des littératures africaines / L’Afrique qui vient #2

11 mars 2020.

« Il faut que le roman africain élabore des priorités sur lesquelles se concentrer, et non qu’il continue à réagir à une image pétrifiée de l’Afrique. La tradition est un panneau de signalisation, non une destination en soi. »

 

Avec les sept autres festivals de la Word Alliance, nous avions monté une « Année mondiale de la littérature » : cinq débats entre écrivains, ouverts par une communication écrite par l’un d’eux, les mêmes de festival en festival – un passionnant tour du monde sur les enjeux de la littérature alors que nous changeons de monde. Étonnants Voyageurs Brazzaville en était, bien sûr…

Cinq thèmes, donc :

Débats de haut niveau, public passionné.

Les états généraux des littératures africaines peuvent être suivis dans leur intégralité (en vidéo) et les textes introductifs à lire également en français et en anglais.


Extraits des textes introductifs :

Réflexions sur le roman africain
Helon Habila

Le roman africain contemporain doit traiter les problématiques africaines contemporaines, il doit se libérer de sa fascination excessive pour son passé de colonisé qui commencerait presque à prendre une importance normative, comme si le roman africain n’avait de raison d’être que tant qu’il continuait à être obnubilé par le comment ou le pourquoi de la colonisation des Africains par l’Europe. Qu’en est-il du voyage, de l’urbanisation, de la mondialisation.
Et qu’en est-il de l’environnement ? Qu’est-ce que l’Afrique a à dire sur ces sujets ? Pour que le roman africain garde une raison d’être, il faut qu’il élabore des priorités sur lesquelles se concentrer, et non pas qu’il continue à réagir à une image pétrifiée de l’Afrique, créée par l’Europe. Un espace homogène, monolithique et statique, figé dans le temps. L’écrivain africain doit se voir comme un agent libre, libre des restrictions des traditions. Il ou elle doit pouvoir partager cette table imaginée par E.M. Forster dans Aspects du roman, dans une pièce, aux côtés des auteurs des plus grands chefs-d’œuvre : Henry James, Dickens, Achebe, Soyinka, Shakespeare, Thackeray, Tolstoï, Flaubert, Goethe. Il doit oser entrer en compétition avec eux parce que, dans cette pièce, il n’y a pas de couleur de peau, pas d’excuses sur la difficulté à se faire publier, pas d’excuses qui vaillent, quelles qu’elles soient. Il n’y a que traitement de texte et imagination.

[…] Mon amie, l’écrivain Chika Unigwe, est née au Nigeria, elle vit à présent en Belgique, elle est mariée à un homme blanc, belge, elle a des enfants belges, parfois elle écrit en flamand, et aujourd’hui encore elle se dit écrivain africain. C’est cela, la réalité d’aujourd’hui, l’écrivain africain d’aujourd’hui. Même si mon amie Chika écrit en flamand pour un public majoritairement belge, qui peut dire qu’elle n’est pas un écrivain africain et qu’elle n’étudie pas la condition humaine africaine telle qu’elle se déroule en Belgique ?

[…] Le voyage, dans la vraie vie ou comme métaphore, est l’expression de liberté, d’aventure, de croissance, de curiosité, qui permet de franchir des frontières, de dépasser des limites. Le colonialisme, en créant de façon arbitraire des frontières nationales, a emprisonné les Africains dans des frontières imaginaires.

[…] C’est pourquoi je voudrais appeler cette nouvelle génération d’écrivains africains « la génération post-nationaliste ».

[…] Et pour conclure, je souhaite appeler l’écrivain africain à toujours remettre en cause la tradition, alors même qu’il ou elle reste ancré(e) dans la culture. Il doit se libérer de la tradition si nécessaire, car la tradition n’est là que pour nous guider : c’est un panneau de signalisation et non une destination en soi.



Littérature nationale et démagogie politique
Alain Mabanckou

L’écrivain camerounais Patrice Nganang recommanda il y a quelques années d’« écrire sans la France ». Le français serait entaché d’un vice rédhibitoire : c’est la langue du colonisateur. Une langue qui ne nous permettrait guère de nous exprimer avec authenticité, qui véhiculerait des « codes » d’asservissement, des tournures impropres au phrasé africain ! Mais Naipaul, Rushdie, Zadie Smith, Walcott, Danticat sont-ils considérés comme étant « dans la lignée de l’idéologie coloniale » lorsqu’ils révèlent l’étendue de leur talent d’écrivains en langue anglaise ?

L’idée de littérature nationale implique une opposition dangereuse entre les écrivains africains du « dedans » et ceux du « dehors » : quelles sont les nations littéraires de Rushdie, de Nabokov ou de David Diop, né à Bordeaux, ayant vécu hors du continent mais considéré comme une voix puissante de la négritude ? L’auteur africain du « dehors », résidant en Europe, serait englué dans le système éditorial parisien, ne s’adresserait plus à ses « frères et sœurs », mais à son « public de raison » qui lui dicterait ce qu’il aurait à écrire : « des ouvrages formatés pour un public occidental ».

À l’opposé, l’auteur africain du « dedans », résidant en Afrique, incarnerait l’authenticité, la pérennité des valeurs et des traditions […] il serait le greffier de sa nation, le gardien des us et des coutumes, et une mission lui serait confiée : de dire son espace, rien que celui-là. Qu’il s’en écarte et il sera taxé de « Noir portant un masque blanc ».

Nous donnons au monde ce qui nous entoure, ce que nous avons reçu. Nous sommes le produit de nos échanges, de nos déplacements. Créer, c’est recomposer l’univers, lui donner (ou redonner) une géographie, une histoire, des langues. Avec les migrations, notre époque a ouvert une ère de la redéfinition de l’espace, du désenclavement des esprits. C’est dans la « folie de la création » que se joue désormais notre destin. Aller vers ces terres lointaines, c’est entreprendre la démarche salutaire, celle qui nous permettrait de reconstituer notre humanité…