2011, naissance de la La Word Alliance

11 mars 2020.
 

Saint-Malo, juin  2011

Toute la ville bourdonne au rythme des cultures urbaines, le peintre Paul Bloas, dans la « Fosse au lion », devant les remparts de l’hôtel de ville, entreprend en direct une fresque sur les improvisations de Serge Teyssot-Gay, guitariste et cofondateur de Noir Désir, les slameurs Rouda du collectif 129H, Rim et Souleymane Diamanka lancent à l’Escale leurs « slams sessions », Amkoullel, le soir précédent, a soulevé de terre le public au théâtre Chateaubriand, la salle Maupertuis multiplie les rencontres sur l’idée de « littérature-monde », une grande soirée se prépare en hommage à Édouard Glissant. Andrew Coulton, directeur administratif du festival d’Édimbourg, et Geoffrey Taylor, directeur du festival de Toronto, se présentent, porteurs d’un projet diablement excitant : la création d’un réseau mondial de festivals, sinon nécessairement les plus grands, du moins les meilleurs ou qui se reconnaissent les uns les autres de grande qualité.

Étonnants Voyageurs accepterait-il d’en faire partie, qui d’évidence est le festival français le plus étonnant, et le plus ouvert sur le monde ?

Et comment ! Le temps de préciser les modes de fonctionnement, et le projet : contre une logique à la « Big Brother », celle d’une mise en réseau des initiatives, de sorte que chacun puisse se multiplier librement des autres. Avec pour nous un enjeu particulier : contribuer ainsi, dans la mesure de nos moyens, à réinscrire la littérature française dans le dialogue des littératures du monde. La confirmation officielle nous parvient le 15 novembre. Une marque de reconnaissance qui nous touche et nous oblige : ce n’est pas si souvent que des Anglo-Saxons, en ces matières, se tournent vers des Français !

Une conférence de presse est organisée à Paris peu après, avec Nick Barley, directeur du festival d’Édimbourg et président de l’Alliance, en présence d’Olivier Darcos, président de l’Institut français. Le temps de prendre ses marques, et l’aventure démarre…


Mai  2013

Des représentants de tous les festivals membres sont là, à Saint-Malo. Pour la première réunion de la toute jeune association : Édimbourg, Berlin, Toronto, Jaipur, le Bookworm de Pékin, le festival de Melbourne, et le Pen Club de New York. Développement du site Internet, lancement d’une « année mondiale de la fiction » pour laquelle les huit festivals uniraient leurs efforts, invitations croisées d’auteurs, multiples sont les projets. En avant-goût, une matinée entière le lundi, salle Maupertuis, sur les enjeux de la littérature-monde, avec Nick Barley, Patrick Chamoiseau, Hubert Haddad, Nancy Huston, moi-même. Et rendez-vous pris dans l’été pour le démarrage du projet à Édimbourg.

Cinq thèmes, repris dans chaque festival – les mêmes que lors d’une réunion fameuse entre écrivains, à Édimbourg, en 1962 – sous une forme identique, réunissant à chaque fois entre quinze et vingt écrivains, chacun d’eux introduit par une communication écrite d’un écrivain, filmé, traduit, et diffusé sur les sites des festivals de l’Alliance – auxquels s’étaient ajoutés entre-temps Capetown, Krasnoïarsk, Trinidad, Kuala Lumpur, Eunic (Portugal) : un fantastique tour du monde, qui allait mobiliser au final plus de sept cents écrivains, probablement le plus grand débat sur la littérature jamais organisé à l’échelle du monde…

Notre festival de Brazzaville s’y impliquait, en février de 2013, et Saint-Malo en mai :
• Les écrivains face à la censure, introduit par Boualem Sansal.
• Peut-on parler de littérature nationale ?, introduit par Velibor Čolić.
• La littérature se doit-elle d’être politique ?, introduit par Atiq Rahimi.
• Affaire de style, avant tout, ou de contenu, introduit par Hubert Haddad.
• L’avenir du roman, introduit par Michel Le Bris.

Et un nouveau cycle de débats était lancé l’année suivante, en 2014, anniversaire de la Grande Guerre : « Words and war » :
• Écrire la guerre.
• Ces gens que l’on dit ordinaires.
• La fin des empires.
• Années folles.
• Gloire et destin des avant-gardes.

Nous travaillons actuellement à un projet européen, avec les festivals d’Édimbourg et de Berlin, auxquels se sont associés les festivals de Passa Porta (Belgique), Cracovie (Pologne) et Pordenone (Italie).

Une nouvelle étape pour le festival ? Contribuer à établir une circulation d’écrivains de langue française de par le monde est un objectif excitant ! Elle a déjà commencé, devrait prendre plus d’ampleur au fil des années. Aller plus loin ne dépendra pas seulement de nous, mais aussi de la volonté des pouvoirs publics. De reprendre toute sa place dans le dialogue des littératures du monde est-il pour eux un objectif mobilisateur ?
La réponse leur appartient…


Les mots en gage… Atiq Rahimi

[…] Même Sartre, le grand fervent de la littérature engagée, tombe dans le désespoir en disant : « En face d’un enfant qui meurt, la Nausée ne fait pas le poids » !
Ou encore, cette lamentation de Hölderlin : « À quoi bon des poètes en un temps de détresse ? »
Mais avant de sombrer dans un désespoir incommensurable, consolons le poète : « Justement, vous êtes là pour nous dire : “À quoi bon des poètes en un temps de détresse ?”. »

Car en disant cela, le poète nomme, définit, rappelle notre condition de vie qui est « en un temps de détresse » ; comme ce cri de Shams, maître de Rumi, mystique perse du XIIIe  siècle :
« Nous ne sommes pas aptes de parler,
Si nous pouvions seulement écouter !
Il faut tout dire !
Et écouter tout !
Mais,
Nos oreilles sont celées
Nos lèvres sont celées,
Nos cœurs sont celés. »

Ce cri résonne depuis dix siècles encore comme pour dénoncer la censure permanente et implacable, insufflée au tréfonds de nos écrivains, aussi bien en Iran qu’en Afghanistan – mon pays d’origine –, ou ailleurs où les mots défient la tyrannie.

Dans ces pays-là, le problème existentiel n’est pas « To be or not to be… », mais « Dire ou ne pas dire, la question est là ! ».

Ainsi tout acte devient-il politique. Même le silence. Même le mensonge.
Je me rappelle qu’à l’époque des Soviétiques en Afghanistan, un magnifique adage, venant de Pologne, circulait parmi les intellectuels :
« Si tu veux survivre, d’abord ne pense pas. Si tu penses, ne parle pas. Si tu parles, n’écris pas. Si tu écris, ne signe pas. Si tu signes, ne sois pas surpris ! »


Le sentiment du monde Hubert Haddad

[…]
Le style ne saurait se réduire à la vitrine d’un orfèvre, ni aux normes d’une clarté élocutoire – il est élan natif et structurant, circulation dérobée entre sensation, intuition et concept, va-et-vient du lexique aux vertiges de la syntaxe, une façon unique de se mouvoir dans la langue à des fins d’interception, de saisie inouïe du sens. En cela, il n’y a pas d’autre contenu que ce que l’intensité singulière des impulsions et trajectoires du langage dans un corps, un esprit et une mémoire convoite à tel moment, dans telle problématique vécue, vers un objectif qui d’emblée fait partie du geste d’écrire, de sa précipitation ou de ses errements, de sa tétanie ravageuse ou des foudroiements d’une parole aux échos multiples qui la porte de cime en cime, bondissante comme le discours d’Empédocle.

[…]
Le style c’est l’autre, oserait-on même avancer, la reconstitution par le lecteur des valeurs d’expression et de conception, nécessairement intriquées, mises en jeu dans le texte, sachant qu’il n’existe guère, dans aucune langue, un récit, une nouvelle ou un roman qui ne soit pas subrepticement poème.

[…]
Ce qui fait dire à Léon-Paul Fargue, maître des délectables boiteries intérieures : « Une phrase parfaite est au point culminant de la plus grande expérience vitale. » Et à Victor Hugo, le contemporain perpétuel : « Les vrais grands écrivains sont ceux dont la pensée occupe tous les recoins de leur style. » On pourrait bien conclure avec une fée de grimoire, l’évanescente Emily Dickinson, qui, en travers de la langue, en travers de tous les jargons d’autorité, a balbutié la seule vérité. Qu’est-ce, au fond, que le style ?
Un je-ne-sais-quoi par un jour d’été
Quand lentement brûlent ses flambeaux.


Y a-t-il une littérature nationale ? Le chant des guerriers
Velibor Čolić

La littérature nationale ressemble à une église. Tout est sacré dans la littérature nationale. Notre sol est sacré, notre langue et notre liberté surtout. Elle est nécrophile aussi. Dans cette littérature, nous sommes soit déjà morts, soit en train de mourir, sur l’autel de la patrie. Dans les textes patriotiques, nous, les justes, ne sommes plus vraiment des hommes ; nous n’avons pas de noms ou de métiers, nous ne sommes pas non plus mariés ou célibataires, grands ou petits, nous n’avons pas de destin individuel mais un destin commun, qui est, bien évidemment, tragique…

L’écrivain national nous préfère victimes.

Victimes de l’islamisation, de la mondialisation, des divers complots mondiaux ; sous sa plume, nous sommes une poignée de gens courageux et lucides qui résiste face à un ennemi riche, rusé et impitoyable.
« Avant la guerre, écrit un satiriste serbe, nous n’avions rien. Puis les Allemands sont arrivés et ils ont tout détruit. »

[…]
Un écrivain national mène toujours un combat. Mais d’abord et avant tout, il est une sentinelle qui veille sur notre langue, un espace vital et primordial pour chaque homme de lettres. Le problème est que notre langue ne correspond jamais aux frontières de notre État.

Pour corriger cette anomalie, on trouve toujours un colonel ivre pour libérer le peuple de lui-même. Un philosophe allemand avait constaté : « Les tragédies qui se répètent peuvent devenir des farces… »
Ajoutons à la fin : malheureusement, même les farces qui se répètent peuvent devenir des tragédies.


Les écrivains contre la censure Boualem Sansal

Il ne s’agit pas d’un débat entre gens prêchant des opinions contraires, mais d’un combat essentiel entre deux visions antinomiques de la vie en société.

Le secret fait partie de l’histoire des hommes, les uns le veulent inviolé et inviolable parce qu’il assure leur pouvoir, ils feront tout pour le préserver, pour les autres le secret doit disparaître car il bloque l’arrivée de la lumière et maintient les hommes dans l’ignorance et l’indigence.

C’est là, sur la ligne de séparation entre ces deux mondes, celui du secret et celui de la transparence, que se tiennent les écrivains. Mais ils ne regardent pas tous du même côté, beaucoup dénoncent les censeurs mais beaucoup aussi dénoncent leurs victimes et ceux qui prennent leur défense. Dans l’affaire Kravchenko, à Paris, capitale mondiale des droits de l’homme, ce sont des intellectuels de gauche qui sont venus accabler Kravchenko pour avoir dénoncé le système totalitaire soviétique. Ces gens qui prennent parti pour la dictature sont-ils sincères, croient-ils vraiment que d’un mal peut sortir un bien, qu’un mal peut être meilleur qu’un autre ? Répondre à la question de la censure sous cet angle, c’est répondre à la question de la vérité : qu’est-elle, qui la détient, qui peut certifier qu’elle est vraie et qu’elle est plus utile à la société que le doute, la quête, l’erreur ? Ce sont beaucoup de questions, fondamentales mais relatives, d’un pays à l’autre les définitions changent du tout au tout.


Membres de la Word Alliance

Voir les Festivals de la World Alliance

Jaipur Literature Festival :
www.jaipurliteraturefestival.org

The Bookworm International Literary Festival, Beijing :
www.bookwormfestival.com

PEN World Voices, New York :
www.pen.org

Etonnants-Voyageurs, St Malo :
www.etonnants-voyageurs.com

Edinburgh International Book Festival :
www.edbookfest.co.uk

Melbourne Writers Festival :
www.readings.org

Internationales LiteraturFestival, Berlin :
www.literaturfestival.com

International Festival of Authors, Toronto :
www.mwf.com.au