La pierre du temps

1er juillet 2020.
 

Il se met à courir. Il avance, tremblant, sans trop savoir où il va, guidé par son instinct et les empreintes qui semblent l’appeler. Lorsqu’ il s’arrête pour respirer, après s’être un peu éloigné de sa maison, il s’aperçoit de sa solitude. Devant lui, plus rien. Avant, il y avait des arbres exotiques à perte de vue. Maintenant, il n’y a plus qu’une étendue de sable blanc, et des traces de pates qui guident les pas incertains du petit garçon.
Pourtant, il connait bien l’endroit, il y est né. C’est sur cette plage qu’il a appris le dur métier de pêcheur, accompagné par son père, qui chaque soir, patiemment, même après une dure journée, montrait à son fils comment réparer les filets, fabriquer de la corde ou consolider la coque de son bateau, usé par les vagues et le vent. C’est sur ces pierres qu’il s’est assis de nombreuses fois, admirant toute la beauté de la nature dans un coucher de soleil qui faisait rougir les nuages. Curieusement, la solitude ne pèse pas à Junid. Souvent, lorsque ses parents s’absentent, parfois des jours entiers, il demeure seul, immobile sur le rivage, écoutant la mer et s’émerveillant sur la magnificence de l’océan.
Après plusieurs minutes à espérer un son, un mouvement, il se décide à pister les traces laissées par les chiens, quitte à s’éloigner encore de la cahute familiale, puisque celle-ci ne lui est de toute évidence, d’aucune utilité. Malgré la peur qui l’habite, il continue son chemin, tracé, on le dirait, exprès pour lui. Junid ne sait plus où il est. Depuis qu’il est petit, il n’est jamais allé si loin. Mais aujourd’hui, il le sait, il le sent, n’est pas un jour comme les autres. D’abord, aujourd’hui, il n’y a plus un bruit. Même le vent, qui d’habitude souffle si fort s’est calmé, comme pour annoncer à Junid que sa vie allait changer. La musique de son existence s’est tue, comme si une main invisible avait coupé le fil de la musique.
Après plusieurs minutes à marcher sur le sable brulant, Junid s’arrête et observe que l’astre céleste ne bouge pas, comme stoppant sa course acharnée contre le temps. Les nuages qui traversent le ciel sont immobiles, les oiseaux ont disparus. Le ciel est vide de la splendeur si familière à l’enfant, c’est ce qui l’effraie le plus. Tout à coup, un craquement se fait entendre. Enfin ! Après la solitude et le silence, quelque chose approche, et rompt le calme inquiétant. D’ordinaire, un bruit inconnu l’aurait fait sursauter, lui qui était si habitué à la musique de sa vie ; mais à présent ! Quelle joie cela procure-t-il à l’enfant ! Peut-être Junid est-il en danger, et il le sait, mais il préfère la mort au silence, donc il attend. Quelques secondes passent. Une minute, puis deux… rien ne bouge. Pas un souffle, pas un bruit. Le craquement n’était-il que l’effet de son imagination ? Il semblait pourtant si réel, cela ne peut pas être un simple mirage. Junid attend. Patient, habitué à ne pas bouger durant des heures, il est décidé à ne pas faiblir le premier. Quelque chose lui dit de s’enfuir, mais il ne le fait pas. Il est fatigué d’avoir couru, assoiffé puisqu’il n’a pas pensé à prendre une outre, et affamé. Sans s’en rendre compte, assis sur le sable chaud, la tête dans ses bras posés sur ses genoux, Junid commence à somnoler. Il est une proie facile pour quiconque mal intentionné, ou affamé comme lui, mais il ne s’en rend pas compte, alors il ne lutte pas contre le sommeil, et s’endort.
À côté de lui, une ombre se déplace. Elle ne semble pas vouloir du mal au garçon, mais est plutôt intriguée par la présence d’un petit homme sur la plage, si loin de toute habitation. L’ombre bouge encore. Elle fait le tour du corps de l’enfant assoupi, et le renifle. Junid ne se réveille pas. Pourtant, le bruit est revenu. Autour de lui, les arbres ont recommencé à bruire, les oiseaux à chanter, les vagues à s’écraser sur les rochers. La mer s’est rapprochée, le bleu de l’océan est de retour. Junid ne s’en rend pas compte, il dort toujours. Un sourire lui fend le visage : il rêve. Dans son esprit, son père et sa mère sont revenus. Ils le câlinent et le félicitent d’avoir su rester si sage durant leur absence, de ne pas s’être éloigné de la maison. L’enfant est heureux, dans sa vie calme et tranquille, rien ne vient le déranger.
Mais en réalité, Junid est parti loin de chez lui, sans personne, sans eau, ni de quoi se nourrir, sans ses parents, sans conseils, et sans rien qui puisse indiquer ou il soit parti.
Le chien qui tourne depuis quelques instants autour de lui s’allonge, protecteur de son petit maître. Le jour décline déjà. Lorsque Junid s’est levé de son lit le matin même, réveillé par le silence, il était loin de s’imaginer que la prochaine fois où il s’endormirait, le lieu lui serait inconnu, et qu’il serait seul, sans aucun repère. Comme tous les soirs, le ciel se colore, rosé, orangé, selon le temps et la température. C’est un de ces soirs où Junid aime à s’assoir, seul, et à observer les nuages. Aujourd’hui il ne les voit pas. Il avait été réveillé par le silence, mais ne l’a pas été par les sons revenus. Étrange, surtout que l’enfant est très sensible au bruit en temps ordinaire.
Le chien se lève brusquement. Il sent que Junid va se réveiller d’un instant à l’autre ; d’ailleurs, toute la nature semble le savoir. Les sons se stoppent brusquement, les animaux disparaissent, se cachent, le vent arrête de souffler, les feuilles de trembler. Et le petit garçon, effectivement, comme l’avait prédit l’absence de mouvement, se réveille. Pour lui, il ne s’est rien passé, il s’est juste endormi, imprudent peut-être, mais rien n’a changé. Cependant, il remarque quelque chose qui le fait sursauter. L’entourant, des dizaines d’empreintes de chien sont marquées sur le sol humide. Le ciel est devenu plus sombre, la plage est mouillée, et des algues jonchent le rivage. Junid ne se sent pas bien. Il se demande pourquoi tout le paysage a changé durant son sommeil, alors qu’il est désormais redevenu aussi figé que ce que l’enfant l’avait trouvé en se levant. Junid a peur de ce qui lui arrive. Il est pourtant presque certain d’avoir compris. En fait, il en est sûr. Il le sait, le temps n’avance que lorsqu’il dort, et reste immobile lorsqu’il est éveillé. Junid a bien compris qu’il est condamné à rester seul s’il n’agit pas. Il veut trouver quelqu’un qui puisse lui expliquer comment faire pour se délivrer de cet horrible sortilège.
Alors, il prend une décision. Junid va marcher, sans plus jamais s’arrêter, jusqu’à ce qu’il trouve un guide. Il a toujours faim, il a toujours soif, il n’y a toujours pas un souffle d’air, mais le soleil couchant rafraîchit l’air. Junid ne réfléchit plus. Il est déterminé à ne pas se stopper, quitte à mourir. Parce qu’il sait qu’il finira par mourir, d’une façon ou d’une autre, et seul si il n’agit pas.
À l’instant où il encre cette décision dans son esprit, le temps se relance, la montre de la vie se remet à tourner et tout revient à la normale. Les vagues éclaboussent les pieds de l’enfant, qui, émerveillé, regarde la mer, animée pour la première fois depuis des heures. Junid commence à avoir froid, le jour décline : à l’horizon le soleil plonge ses rayons ardents dans l’eau. Junid se retourne et voit alors son chien, sage, immobile, et alors prend conscience qu’il est sauvé. Il court vers l’animal, qui jappe, heureux de retrouver son maître vivant. Mais dans sa précipitation, il ne voit pas les pierres qui devancent ses pas, trébuche, s’écroule et lorsque sa tête heurte un rocher, il s’évanouit. Il ne voit pas les deux ombres de ses parents qui approchent de lui, ni celle des gens de son village qui accourent, heureux d’avoir retrouvé l’enfant. Durant la nuit, Junid est transporté jusqu’à sa cabane.
Le lendemain, lorsqu’il se réveille, il ne se souvient pas de comment il est rentré au village, ni de pourquoi il a dormi dans un lit propre, qui n’est pas le sien. Sa tête lui fait mal et un bandage y est enroulé. Son chien est à côté de lui, droit, veillant sur le jeune garçon.
Il le tire doucement par le bras, afin de l’inciter à sortir. Une fois dehors, il retrouve ses parents et ses amis qui l’attendent, souriants.
Alors que tout le monde s’assoit, son père prend la parole et explique à l’assemblée que son fils est désormais adulte. Même lorsqu’il a eu peur, il a pris une décision sage et juste, celle qui l’a sauvée. Grâce à sa détermination, il a vaincu son effroi et a fait cesser le sortilège qui le maintenait seul.
Apres cette prise de parole, sa femme annonce que Junid a une cabane qui lui appartient désormais, dans laquelle il vivra et qui deviendra sa maison familiale.
Le soir même, alors qu’ils ne sont que tous les trois, le père dévoile au jeune homme que c’est la tradition dans ce village, pour que tous les membres en fassent partie, d’éprouver le mérite du futur villageois. Alors, dans le calme du soir, il offre à Junid la pierre qui lui permettra d’arrêter le temps à son tour, lorsque ses enfants seront en âge d’accomplir le rite de passage.

Des années plus tard, Junid regarde son fils assis sur les rochers devant lui et déclare à sa femme qu’il est temps pour lui de mettre son intelligence à l’épreuve. Alors, il caresse la pierre que son père lui avait confiée et le temps s’arrête. Comme au travers d’une vitre, il voit son enfant se réveiller, regarder autour de lui, sortir de la cabane qui lui sert d’abri, et se mettre à courir.