Emporté

2 juillet 2020.
 

Il se met à courir.

L’instinct des bêtes leur fait savoir où se réfugier, il suit leurs traces de pas, elles l’aident mais le font aussi terriblement trébucher. Son genou est rouge et plein d’une poussière qui s’insinue, tranchante, dans les moindres recoins de sa chair blessée. Le bruit de la mer se fait maintenant entendre, il est lointain mais menaçant, comme la rumeur d’une cavalerie belliqueuse.

Dans sa fuite, Junid a oublié : sa famille ! Ils dorment toujours à la hutte. Alors, il quitte le sentier des animaux pour rejoindre le village des hommes. Sur la route, il perd sa sandale. Pas le temps de la rattraper. Peu à peu les égratignures se superposent et, comme un sablier, lui indiquent que le temps passe, et qu’il sera bientôt trop tard.

Bientôt, ce n’est qu’une poignée de pas qui le sépare du village, et, alors qu’il s’en rapproche, il est tétanisé. Là où sa hutte de pêcheur se tenait il y a encore trente minutes, seule la rengaine acharnée des vagues l’accueille. Il se laisse tomber à genou, cette même eau, assassine, emplissant ses yeux.

Les flots grimpent la butte sur laquelle lui, s’écroule. Ils escaladent, affamés, chaque écorce d’arbre, chaque recoin de la surface rugueuse des cocotiers pour enfin les abattre dans un bruit de claquement infernal. C’est par le déluge que Junid est encerclé. Soudain une montagne d’eau s’abat sur son corps noirci par le soleil, et l’emmène avec lui.

Un œil ouvert... comme cet œil est douloureux pour le jeune garçon. Il le referme. Le torrent est calmé et le berce, une paix vite mise à mal par les rocs, perlés au fil du courant, monolithes qui jouent les gros bras et torde son dos. Alors, après un temps à souffrir les chocs, le garçon est lentement dragué vers la rive, ricochant sur celle-ci, se laissant porter.

L’eau est maintenant si peu profonde que sa folle course s’arrête et qu’il s’y laisse être déposé par ce qui était jusqu’alors des rapides redoutable. Il est encore trop faible pour ne bouger ne serait-ce qu’un bras et il reste là, immobile pour ce qui lui semble être des heures.

Les oiseaux, les singes, l’eau, celle de la rivière cette fois, tous ces sons ont réapparus alors que Junid se réveille lentement, au rythme du chant d’un pinson. Son appel résonne et à chaque répétition les paupières du jeune homme s’ouvrent un peu plus. Peu à peu, il croit distinguer la silhouette d’arbrissots, puis les contours se précisent et s’animent, des animaux, des animaux qui semble utiliser la même langue que le garçon... Des humains... Des adolescents !

Junid balaye l’assemblée du regard, en guenilles, son public, effaré fait pâle figure et le jeune pêcheur ne peut s’empêcher de se demander de quelle partie de l’île ils doivent venir pour porter de tels souillons. Mais le fait est que, Junid, baladé au gré des flots et bousculé par les rochers, n’est pas dans un état plus glorieux.

« Et mon vieux, tu viens d’où, ça va ? » lance celui qui semble être le meneur de la troupe.
« Je... Je suis Junid, je viens de l’Est près du poste des gardes côtes »
« Un pêcheur hein ? C’est bien un bled de pêcheurs par chez toi. »

Junid aurait voulu répondre par la négative, mais les nombreuses traces d’huile de poisson sur son t-shirt et une odeur de fruit de mer persistante malgré la traversée qu’il venait de vivre le trahissent. L’île était principalement peuplée de pêcheurs sur les côtes et de marchands dans l’intérieur des terres et aux alentours du grand port qui reliait l’endroit aux pays alentours. Malgré leur importance capitale dans le fonctionnement du territoire, les pêcheurs avaient toujours subi un statut plus bas que les commerçants qui eux, prenaient contact et étaient au courant de ce qui animait le monde d’aujourd’hui.

« allez lève toi le pêcheur, on a une sacrée trotte à faire »ajoute le chef. « Le tsunami a tout rasé sur le bas de l’île mais si on arrive à atteindre les hauteurs assez rapidement on pourra espérer attirer des secours »
« Le... Le tsunami tu dis ? » Junid est encore sonné mais peu à peu tout lui revient et lui apparaît plus clairement. « Tout... Tout a été rasé ». Le niveau de l’eau étant est redescendu, il jette un regard derrière lui et ne peut que constater la destruction simple et totale de tout ce qu’il avait connu jusque là. « Ma famille. Ma famille, ils sont toujours là-bas ! Je dois aller les chercher ! Je... Non ! Lâchez moi ! » Il se débat comme un diable mais deux garçons forts, aux joues rebondies et à la face patibulaire, des jumeaux sûrement, le retiennent.. « Écoute, il nous est tous arrivé la même chose ici, tes parents, soit ils ont réussi à atteindre les hauteurs, soit tu peux plus rien faire pour eux mon vieux. Je sais que c’est dur. », le chef paraît moins fier, il baisse les yeux, « allez... Allez les gars on a de la route . »

Au fur et à mesure que l’ascension s’effectue, la forêt se densifie et Junid se sent de plus en plus oppressé par l’atmosphère chaude et humide qui plane au dessus de sa tête. Régulièrement, il s’arrête et se retourne vers ce qui n’est maintenant plus que la ruine d’un passé heureux.

La nuit commence à tomber et Junid devient de plus en plus interrogatif : « où est-ce qu’on s’arrête ? Il faudrait qu’on se nourrisse au moins un peu ? »
« T’inquiète pas le pêcheur, on va s’arrêter t’as raison. »
Alors un bivouac est installé et un feu est allumé avec le peu de bois sec que la troupe put trouver.
Après avoir mangé quelques baies et autres fruits, l’estomac du garçon mis à mal durant son aventure était au moins un peu contenté. Le jeune homme repassait le film des événements dans sa tête, et s’il n’avait pas été en état de choc aurait fondu en larmes : l’absence de son, d’animaux, leur traces dans le sable et la terre, le torrent, sa hutte prise sous les eaux, toute sa famille qui n’avait pas pu être sauvée. Mais pour le moment, Junid ne pouvait s’empêcher de remarquer l’étrange comportement du groupe, particulièrement celui de leur chef de file, et s’en tenait éloigné.

Finalement, sans crier garde, le sommeil emporta le jeune garçon, aussi rapidement que les vagues escaladant la bute, au village, mais néanmoins d’une manière bien plus douce.

*

« Vous êtes sûrs qu’il dort hein ? Vous me faites pas de coup bas ? » Junid, à demi éveillé avait du mal à discerner la suite de la phrase. Il faisait encore sombre mais les premiers signes de l’aube étaient déjà là. Le feu s’était éteint et l’air en ressortait bien plus froid qu’il ne l’était auparavant. Il commençait à saisir des bribes de discussions : « OK, alors vous l’attrapez et moi je... Oui on fait comme ça. Rappelez vous je veux pas qu’il bouge alors serrez le bien que je puisse le.... »
Aussitôt le sang de Junid se glace et devient sûrement plus froid que l’air ambiant si bien qu’il est pris de bouffées de chaleurs. Dans le noir, il profite de son invisibilité pour se faufiler hors du campement. Son esprit encore groggy le rend gauche, il marche sans vraiment trop savoir où il pose le pied et voilà que le destin le fait marcher sur une brindille. Comme les oies et les romains, la brindille alerte le groupe : « Hé ! Le laissez pas s’enfuir ! ». Aveuglé par la végétation, il la traverse, fouetté par les branches des arbres comme par mille verges qu’on agite pour frapper.

La végétation en contre partie, lui offre un abri qui certes, le ralenti mais qui avant-tout le cache de ses poursuivants. Son cœur s’emballe et il perd pied, son système nerveux, tendu, prend le contrôle de son corps. La forêt paraît une forêt équatoriale tant il sue et a chaud. Il tombe à la renverse. La voix des garçons se fait plus claire à chaque seconde, il sent presque le souffle haletant des deux jumeaux qui le tenaient tout à l’heure par les bras. Comme des chiens hurlant, il tendent leur griffes de l’autre côtés du grillage d’épine, seule séparation entre Junid et la meute assoifée de sang.

L’avance que le hasard lui donne ainsi l’éloigne peu à peu du danger. Le feuillage épais s’ouvre peu à peu . Il lui devient de plus en plus difficile de marcher à mesure que le sable ralentit ses mouvements, mais la liberté, la plage, est là à quelques mètres. Il arrive sur la grève. Il ne doit pas faire de bruit, se cacher, puis soudain un bateau arrive au loin, alors le bruit qui était jusque là son ennemi devient sa principale priorité. Il crie, il vide ses poumons et s’essouffle pour se sauver la vie, une deuxième fois. Cette course, c’est la même que celle qu’il a faite dans les rapides, inconscient, les mêmes efforts, les mêmes enjeux, sa survie. « hé !ho ! Par ici ! » Pas de réponse.

Des craquement se laissent entendre dans les dunes. Quel chemin lui donnera la vie ? Il est un roi qui est mis en échec de toute part, tout mouvement lui semble impossible. Puis la voilà. L’eau. Celle qui a tout pris, celle qui a emporté ses parents et qui l’a amené a rencontrer la bande qui le poursuivait maintenant. Pourrait-elle être son échappatoire. La nature est cynique.

Il se jette à l’eau, sa respiration est si haletante qu’il boit la tasse, il panique et semble couler, que faire. Se laisser porter, comme dans le torrent ? Alors l’océan s’agite ne lui laissant aucun répit. Coup bas après coup bas, après coup bas, le KO n’est plus loin. Soudain une vague le recouvre et l’emporte, loin de la bande mais plus proche du danger des profondeurs. La seule solution, est de se laisser porter. Se laisser porter. Se laisser porter loin d’ici...

*

Le jour s’est levé sur l’horizon et des reflets rouges font de l’océan une fournaise brûlante. Les reflets du soleil sur la plaine infinie éblouissait le pêcheur sur son bateau. L’île voisine avait été dévastée, il venait constater les dégats.

Parmi les bois morts, un morceau semble être plus mobile que les autres. Comme un pantin qu’on aurait laissé là, sans son marionnettiste. Le bateau se rapproche pour observer. « Joey ! Joey viens m’aider on a un homme à la mer ! Aide moi à le tirer » Les vêtements alourdis par l’eau, les muscles, comme éteints, rendent difficile la montée du garçon sur la chaloupe. « Tu crois qu’il a clamsé ? » « Je crois bien Joey. »

FIN