Du haut de Mahonoyama

2 juillet 2020.
 

Il se met à courir.
Junid ne respire presque plus. Il court. Il court de plus en plus vite pour se réfugier quelque part où il serait plus ou moins à l’abri de ce désastre. On lui a appris que, quand l’eau fuyait, il fallait à son tour fuir. Ses pieds le brûlent. Pourtant, d’habitude, cela ne lui déplait pas de courir. Mais là, le sol est devenu impraticable. De petits cratères se forment autour de lui comme autant de boutons de fièvre.
Dès qu’il est assez loin, il s’arrête un court instant et cherche du regard le plus haut point possible car il vaut mieux ne pas se trouver sur le passage d’un tsunami. Junid le sait : son père le lui a appris. La colline est un endroit paisible où tout être vivant aime contempler sa verdure. Les animaux aiment à se réfugier dans ses grottes lors des tempêtes qui ravagent les forêts tropicales. Elle inspire confiance et on la dit magique. Aujourd’hui, elle est comme tout le reste de la nature, elle a juste l’air terrifiée, horrifiée, épouvantée par le monstre qui va la dévorer et Junid sait que son point le plus haut ne lui permettra pas d’être protégé du danger qui se rapproche de lui. Alors il continue sa route pour survivre.
Enfin il la trouve… sa sortie, son bouclier contre la vague. La montagne de Mahonoyama, qui surplombe les villages de l’île, elle est assez haute pour que l’eau ne l’engloutisse pas. Elle est là, elle lui tend les bras. Il connait chaque recoin de cette montagne. Même les recoins les plus sombres. Du temps où Suna vivait là-bas, elle lui a souvent conté l’histoire d’une princesse qui aurait occupé ces lieux. Il se souvient que la jeune fille en question aurait survécu à une terrible malédiction en se protégeant dans une cavité située tout en haut de la montagne. Une cavité dont seuls les plus rusés connaissent l’existence. Mais Junid sait où elle se trouve et en un éclair, il s’y réfugie.
De son poste d’observation, il attend. Ses yeux fixés sur l’horizon vide, il attend le retour de l’eau, de la vague qu’il pressent terrible. Il l’imagine : c’est d’abord une ombre qui se dessinera petit à petit pour venir cacher le soleil qui brille comme tous les matins ; c’est ensuite une vague, une vague grise, livide, triste, furieuse, boueuse qui semble ne pas vouloir freiner son élan. Mais l’horizon est vide, nu comme le sable. Et pas de signe de la terrible vague. Et la journée passe vide elle aussi. Et le soleil lui aussi, comme la mer, disparait à l’horizon.
Il se sent seul. Les bruits lui manquent, l’océan lui manque. La mer… elle qui le bercerait dans cette nuit de doute. Elle fait partie de sa vie et pourtant elle a disparu si soudainement. Et des milliers de questions lui remplissent la tête. Où est son père ? A-t-il disparu avec la mer, sur son bateau ? Où est sa mère ? Elle n’a pas pu l’abandonner. Où sont les habitants du village ? Les animaux ? Les oiseaux ? Les poissons ? Suna ? Pourquoi tous ont-ils disparu si vite et sans lui ? Est-il donc seul dans le froid des roches ? Seul, dans l’attente de quelque chose ou de quelqu’un ?
La nuit est sombre et peu accueillante, elle semble plus froide, plus calme qu’à son habitude, trop calme. Les bruits lui manquent. L’eau lui manque. La seule solution pour le jeune garçon pour échapper à cette nuit figée dans le temps est de penser à cette mystérieuse princesse dont Suna lui parlait si souvent.
C’est comme si elle était là avec lui dans la pénombre de la grotte à peine éclairée par la lune. Effet de la fatigue et de l’insolation ? Hallucination ? Elle est là avec lui ! Il la voit. Elle est très belle. Sa chevelure semble faire concurrence à la nuit, ses cheveux frisés toujours ornés des coquillages qu’elle trouve sur la plage d’or semblent des étoiles dans le firmament. Ses yeux d’un bleu si pur sont foudroyants tel un éclair. Sa peau est mate comme la terre brune d’ici. Avec un sourire, elle illumine le monde entier et tout le monde l’aime car elle est la générosité incarnée.
Junid croit alors entendre la voix de Suna résonner et raconter la triste histoire d’Umi, la belle princesse : « Parfois quand l’envie lui prenait, tu vois Junid, elle gravissait la montagne pour se retrouver avec sa nature bien aimée. La grotte l’accueillait toujours dans les moments de doute. Dès sa naissance, une terrible malédiction pesait sur elle : ses jours étaient comptés. Otoko, le sorcier l’attendait chaque soir à la tombée du jour pour réclamer à Umi un peu de sa jeunesse et de sa beauté. Tous les jours, plus vite sa beauté se ternissait, sa peau se flétrissait, son dos se voutait et ses yeux s’éteignaient. Ce jour-là, alors qu’elle était plus fatiguée encore que la veille, elle eut besoin de se retrouver seule. Alors elle partit de chez elle pour braver le long chemin qui séparait son royaume de la montagne. Mais, quand elle arriva sur la montagne, Otoko l’attendait pour exiger plus encore. Dans une flaque d’eau, Umi vit alors son visage : c’était celui d’une vieille femme flétrie et ridée. »
La voix de Suna devient plus lointaine. Et Junid qui croit rêver ouvre plus grand les yeux. Le visage de Suna et celui d’Umi se confondent à présent. Junid comprend qu’elles ne sont qu’une seule et même personne. Il voit les rides creusées dans le visage buriné et brûlé de la vieille femme. Pour lui, ce sont des sillons dans la terre brune d’ci. Dans ses yeux éteints, il croit pourtant reconnaitre l’étincelle de ceux d’Umi. Leurs voix tristes et chantantes parlent à l’unisson au jeune garçon : « Je suis la Terre féconde, le Sable et la Mer réunis, Suna et Umi, toute la vie en moi. Otoko a pillé peu à peu nos richesses et Umi a disparu ne laissant en moi que le désert aride. Toi, petit homme, ton nom est Junid, tu as le pouvoir de commander aux autres hommes car tu es jeune. Je suis à l’hiver de ma vie, et toi, tu es au printemps de la tienne. Je vis en décembre et toi en juin. Tu as le pouvoir de faire revenir Umi en moi, la vie, la couleur et la jeunesse. Il te suffit pour cela de… »
Mais la voix mélodieuse de SunaUmi se fait lointaine et Junid n’entend pas les dernières paroles de la princesse. Son cœur est submergé par ses paroles et il se réveille petit à petit de sa torpeur. La grotte, fraiche et apaisante, est comme un berceau de mousse où il vient de naitre. Son ombre bienfaisante l’a guéri de la terrible soif de la veille. Une douce musique, comme une berceuse, accompagne son réveil : c’est celle d’une onde qui coule, le bruit clair d’une source. L’eau ? L’eau est revenue ? Est-ce possible ?
Junid se redresse et passe la tête hors de la grotte. Ses yeux éblouis par la lumière crue et violente du soleil peinent à s’ouvrir et à contrejour, le jeune garçon a du mal à distinguer l’horizon qui miroite. La mer… il n’ose y croire, la mer est-elle revenue ? Est-ce un mirage ? A-t-il rêvé tout cela ?
Un bruit de pas sur les branches mortes se fait entendre derrière lui. Suna est là juste derrière et lui sourit. Elle s’efface dans l’air et, pour un dernier instant, il revoit cette princesse d’eau et de terre. Il sait alors qu’il lui faut descendre de Mahonoyama et parler aux hommes.