L’or bleu

2 juillet 2020.
 

Je lui ai pris la main et je l’ai suivi.

A minuit moins dix, on est prêt. Madison, Kerry, Bill... même Beverley a fini par nous suivre. Jo est devant nous, il a tout préparé. Nous autres, à la queue leu-leu dans la furtivité de la nuit, on se repasse le plan qu’il nous a expliqué, quelques heures plus tôt, et tous ses détails.
Minuit moins quatre à ma montre. L’excitation- ou le stress- monte dans ma poitrine. Mes mains sont moites et j’entends mon cœur battre. Fort. Kerry, près de moi, s’agite : il aime ça, l’action et l’interdit.
Minuit moins deux. Jo reste impassible ; je regarde sa nuque, et ses cheveux noirs en bataille. Cela me calme. Bill lance une blague pour détendre l’atmosphère, Beverley et Madi discutent de l’injustice de l’épilation exclusivement féminine... Suis-je la seule à voir la gravité de la situation ? Je regarde encore ma montre, les secondes passent vite.
10...9...8...
Du calme.
7...6...5...
Jo se retourne...
4...
... Me regarde...
3...
... Me sourit. Houla.
2...1...
"Allez, c’est parti", lâche- t-il d’un calme parfait. L’excitation est donc montée d’un coup, rien qu’en entendant cette phrase. On trottine en file indienne, à travers ce champ qu’on connaît si bien depuis nos premières excursions. L’air tiède de la nuit et l’odeur de la campagne, mélangés à l’adrénaline, nous font presque voler. C’est peut-être ça la liberté...

Arrivés devant l’objet de notre sortie nocturne - immense roi de béton dans la nuit noire- nous nous regardons d’abord un par un. Puis, Jo sort le pied de biche d’un sac et, d’un geste sûr, fait sauter le gros cadenas qui nous empêchait d’ouvrir la lourde porte ; cette porte barrée d’un écriteau ’DÉFENSE D INTRUSION’. On est donc entré.
Quand Kerry a refermé la porte derrière nous, nous plongeant dans le noir, le bruit a résonné de manière terrible. Bill trouve ça drôle et commence à faire des vocalises, avant de se faire calmer par Madi. On est plongé dans le noir complet ; tous serrés les uns contre les autres, il y a un moment de flottement avant que kerry lance " Alors, on va le chercher, ce trésor !?"
C’est drôle de voir tous mes amis courir dans cet escalier en fer forgé qui ne cesse de tourner sur lui- même. 457 marches. Je les ai comptées en même temps que je les gravissais. On déboule en haut de ces 457 marches- dans le cœur du roi- le souffle court, le cœur battant, et toujours plus d’énergie pour arriver au bout de notre plan. Seul Bill et Beverley sont restés en bas, devant nous prévenir si quelqu’un arrivait. C’est immense, et, heureusement, Jo connaît bien les lieux et leur fonctionnement. Son père travaille ici, c’est d’ailleurs pour ça qu’il a eu l’idée de ce coup d’éclat.
On n’a pas beaucoup de temps. Jo s’est donc empressé d’allumer les générateurs et d’ouvrir la vanne. Je l’aide à mettre tout en place pour le transfert de l’or bleu et Madison, munie de son talkie-walkie, prend régulièrement des nouvelles d’en bas. Après avoir préparé le terrain, Jo se poste devant le tableau de contrôle des vannes et réfléchit deux minutes : c’est là que tout se joue. Je m’avance vers lui, pose ma main sur son épaule pour lui donner du courage. Je sens son souffle devenir plus profond ; puis il actionne une manette à gauche, tourne un régulateur et appuie sur un gros bouton rouge.
Le bruit, déjà fort avant, redouble à en faire presque trembler le sol de métal. Le roi exprime-t-il sa colère...?
Kerry court vers le bassin principal et se retourne, un sourire aux lèvres. Il dit : "Ça marche !" On vient le rejoindre. En effet, le précieux trésor part par les gros tuyaux de canalisation. Kerry saute de joie, Jo lâche un sourire de fierté... on est tous heureux ! Plus qu’à voir si le plan marche jusqu’au bout. Madi annonce la nouvelle à nos deux gardes du corps restés en bas. Pendant ce temps, Jo et moi allons vérifier au panneau d’affichage du système que tout fonctionne correctement. Ce réservoir est vieux et, depuis quelques années- avec la crise financière et climatique, et les inégalités sociales que cela implique- l’État entretient de moins en moins les infrastructures publiques. Je n’avais qu’une peur, c’est que les rouages se bloquent, mettant notre rébellion à plat.

Le bruit assourdissant des pompes et des ventilateurs nous plonge dans une sorte de transe, due aussi à l’adrénaline. On s’activait tous chacun de notre côté, quand le talkie-walkie grésille. Madi réagit aussitôt : "Qu’est-ce qu’il se passe Beverley ?" Silence... "Beverley, tu es là ?" Krkrr... Le talkie crachote encore avant qu’on puisse entendre nos compagnons répondre : "On a un problème". C’était Beverley qui a parlé, et on entend Bill derrière qui jure.
"Que se passe-t-il ? On a de la visite ?", je demande. Depuis, les autres se sont rapprochés de moi pour écouter. "Bill dit que c’est l’Armée. Dans tous les cas, ils ont du matos." Merde... "Merde" lance Jo, "Ils sont arrivés il y a longtemps ?

Quelques secondes après avoir posé le talkie-walkie, on entend une grosse voix lancer des instructions : "ICI LA BRIGADE D’URGENCE. NOUS NE VOULONS PAS VOUS FAIRE DE MAL. NOUS N’UTILISERONS NOS ARMES QU’EN CAS D’EXTRÊME URGENCE, OU SI VOUS RÉSISTEZ. NOUS VOUS CONSEILLONS GRANDEMENT DE SORTIR IMMÉDIATEMENT DU BÂTIMENT ET LES MAINS EN L’AIR." C’est un homme qui parle dans un mégaphone. Cela veut dire qu’ils sont déjà au pied de la tour...

Un bras me prend, m’entraîne, me tire rapidement hors du château d’eau. Cela me réveille, et je me dis que finalement tout n’est pas fini, tout commence à vrai dire. Je me remets donc à courir. Je cours et rattrape le groupe ; je cours et dépasse Kerry qui donne tout ce qu’il a pour ne pas se faire distancer. Mais les militaires aussi courent, les armes sur leur cœur.
On aurait peut-être dû courir plus vite ; on aurait peut-être dû rester chez nous, à rêver des histoires de Robin des Bois. Mais tout est allé très vite : un coup de feu, un cri étouffé, un corps qui tombe... Kerry.
Je me retourne mais il est déjà trop tard. Je cours vers lui mais il est déjà trop tard. Je prends son corps dans mes bras, je veux rester près de lui à jamais. Mais une force puissante me décolle, me plaque les mains dans le dos, et je ne peux plus bouger.
On aurait peut-être dû courir plus vite ; mais rien ne sert de courir, il faut partir à point. On aurait peut-être dû rester chez nous, au lieu de jouer aux Robin des Bois. A la place, on a pillé l’État de son or bleu- sa précieuse eau- pour la donner à toutes ces familles privées de celle-ci. Les puissants, dans leur coton là-haut, ne voient pas l’urgence climatique et sociale. Ils sont aveugles. On a donc décidé de les faire réagir : on les a mis à notre place.
Ici, dans ma cellule, je vis mes derniers instants avec mes amis. Sans Kerry, le plus jeune de notre groupe, parti en premier. On sait tous qu’on va y passer, mais tant pis, il le fallait et je ne regrette rien. C’était nous ou la Terre ; nous contre les plus forts, et c’est le shérif de Nottingham qui a gagné.