Sans faire de bruit

2 juillet 2020.
 

Il se met à courir.
Le silence pèse, celui qui l’avait réveillé le terrifie à présent.
Ils doivent bien être quelque part. Ils n’ont pas pu tous disparaître d’un coup. Où sont passés ses parents, ses amis, le vendeur de poissons, l’agitation du marché...? « Ne pas paniquer. Tout va bien, c’est normal, ils vont finir par revenir ! »
Il poursuit sa course et découvre avec effroi leurs trois poules, couchées à terre, sans
vie. Au loin, comme laissés à l’abandon près du marché, il aperçoit les filets de pêche,
les poissons à même le sol. Ils ne frétillent plus. Des noix tombées des établis, bousculées, comme laissées dans la précipitation.
Sans faire de bruit.

Les jambes de Junid lui font mal, elles ne le soutiennent plus. Le souffle court, il ralentit. Respirer lui fait mal, cette douleur l’empêche de réfléchir, de faire le tri dans ses idées. Tout se mélange dans sa tête. Il a agi vite, presque aussi précipitamment que le village qui a disparu en une nuit. La mer aussi s’est retirée, laissant derrière elle Junid seul avec ses souvenirs. Devant lui s’étale l’immensité de la plage dont la mer s’est retirée, il ne reste plus que du sable, du sable, du sable.
Le ciel s’assombrit, se déchire, étouffant aussitôt Junid qui est pris de vertige, et rapidement, il remarque ces nuages gris qui envahissent l’air. L’île semble dépérir. Comme lui.

La peur envahit aussitôt Junid. « Je vais me réveiller. Ma mère sera là, elle apportera les poissons au marché comme tous les matins. La mer va revenir. Je vais me réveiller. »
La plage, autrefois recouverte de coquillages est désormais jonchée de cadavres dont l’odeur de putréfaction prend Junid à la gorge. En face de lui sont étalés des corps intoxiqués, enchaînés dans des dépôts de plastique. Ces tortues aussi, les nageoires emprisonnées dans des sacs, des bouteilles entaillant leurs cous.
C’est une baleine, échouée. Ce sont ces milliers de cadavres, d’âmes envolées.
Puis cette suffocation, cette chaleur qui le prend lentement à la gorge, l’étouffe.
Elle s’amplifie, jusqu’à devenir un nuage de braise, et le voilà, impuissant face à la nature déchaînée. Il veut crier, pleurer, mais rien, toujours rien. Aucun son ne sort de sa bouche.
« C’est un cauchemar. C’est juste un cauchemar. »
C’est alors qu’une pluie s’abat sur la plage, sans bruit. C’est aussi sans bruit que Junid continue sa course, laissant derrière lui ces êtres qui ont perdu la vie, dans l’attente d’un changement. Ils n’étaient plus que les proies des flammes et des déchets. Tous les hommes ont disparu.

— - L’effet papillon est matérialisé par une chaîne d’évènements qui se suivent les uns les autres, dont le précèdent influe sur le suivant.

A des milliers de kilomètres de cela, dans une grande capitale, une grosse voiture s’apprête à traverser un pont.
La chaleur est étouffante en pleine saison estivale. Il fait d’ailleurs de plus en plus chaud chaque année. Alors, la climatisation dans la voiture est activée. Et puis il y a cette radio aussi, qui diffuse sans arrêt les mêmes chansons.
Une figure Hawaïenne, posée sur le tableau de bord, à la couronne de fleurs et vêtue d’une jupe en feuilles vertes et d’un haut en coque de noix de coco hoche la tête en souriant, au rythme des mélodies.

~ . . . Bonjour à toutes et à tous, entre ces deux hits du moment, nous voulions vous faire passer un message de prévention. . . ~

~ . . . Le réchauffement climatique n’est pas à prendre à la légère ! Vos actes comptent, alors pensez-y ! . . . ~

- Il doit y avoir des belles plages et des cocotiers, voilà ce que je sais. On ira un jour si tu veux, on regardera le prix des billets d’avions si ça te tente ?

~. . .Lorsque vous jetez une bouteille de plastique à la mer, vous vous mettez en danger, vous et les animaux, mais aussi et surtout la Terre ! Si vous n’agissez pas tout de suite, il sera trop ta~

Le père coupe la radio. « Oh la la ! Qu’ils m’agacent avec leurs discours de prévention ! Ce n’est pas nous qui allons changer quelque chose, c’est à l’autre bout du monde ! »
Depuis tout à l’heure, le véhicule n’a pas avancé d’un pouce, les bouchons l’empêchant d’avancer. La fumée, elle, s’échappe des voitures avec vitesse, mêlant klaxons et lamentations.
Cela fait maintenant quatre heures qu’ils sont en voiture, l’enfant commence à fatiguer.
Il baisse la vitre et jette un regard dehors. Un papillon essaie tant bien que mal de se frayer un chemin entre les voitures, déséquilibré, épuisé. Ses ailes ne vont plus le tenir très longtemps. Il continue malgré tout sa route encore quelques secondes, avant de s’effondrer par-dessus le pont, toujours sous les yeux du petit garçon.

— - Il suffit de modifier de façon infime un paramètre pour que celui-ci s’amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Junid s’arrête quelques instants pour reprendre son souffle. Il s’essuie le visage et jette un coup d’œil à ses mains. Elles sont transparentes. Puis ce sont ses pieds, ses jambes, qui à leur tour, semblent disparaître. Junid sent sa respiration s’accélérer, son angoisse monter. Il ne peut pas disparaître, si ?
De fragiles fragments colorés virevoltent autours de lui, tournoyant dans les airs. Il met du temps à comprendre qu’il s’agit en fait de milliers de papillons en décomposition, se mêlant à l’air chaud et au sable, disparaissant en poussière.

C’est à son tour de disparaître maintenant.
Il s’effondre sur le sol, et le sable l’englobe entièrement.

Sans
Faire
De
Bruit.

La nature a essayé de se manifester.
Personne ne semble l’avoir entendue. Peut-être n’a t-elle pas fait assez de bruit.