Saisir sa chance

2 juillet 2020.
 

Il se met à courir.
Tout autour les huttes sont vides, et il a soudain peur, peur que les autres soient partis sans lui, comme dans ses anciens cauchemars. À moins qu’ils n’aient été emportés avec la mer, quelque part où il ne pourra pas les rejoindre.
Mais non, tout le monde est là, à l’autre bout de la berge, là où il ne pouvait pas les voir de sa hutte. Tous ses voisins, sa famille, ses amis, ils regardent tous le sable, l’air impuissant. Ils demeurent immobiles, sans voix. Alors, brusquement, Junid retrouve la sienne, ne pouvant supporter ce trop-plein de silence :
— Qu’est-ce qu’il se passe ? s’écrie-t-il paniqué.
Un sursaut général parcourt la foule de ses connaissances. Ses parents s’approchent de lui, son père met une main sur son épaule. Quand il parle, sa voix est chaude, confiante, se veut rassurante. Mais ses yeux semblent vouloir partir dans toutes les directions à la fois, comme des oiseaux apeurés.
— Junid, mon grand, dit-il. La mer a disparu.
Cela, le jeune garçon s’en était bien rendu compte tout seul. Mais l’entendre de la bouche de son père, lui qui a toujours raison, lui fait prendre conscience de cette réalité que son cerveau se refusait jusque-là d’assimiler. La mer a disparu. Ça n’a pas de sens. Trois questions fusent dans l’esprit de Junid.
Comment vont-ils faire, s’ils n’ont plus de poissons à vendre sur le marché ?
L’eau va-t-elle revenir un jour ?
Et surtout, pourquoi, bon sang, pourquoi la mer n’est-elle plus là ?
Il n’en formule aucune. À la place, il demande :
— Pourquoi vous ne m’avez pas réveillé ?
Sa mère effleure sa joue du doigt. Elle sent bon. Voilà une chose qui n’a pas changé.
— Junid, mon petit, ce n’est pas à toi de t’occuper de ces choses-là. Ce sont des affaires de grands. Et toi, mon cœur, tu es...
"Le plus jeune" complète mentalement Junid. Ça non plus, ça n’a pas changé. On ne cesse de le lui répéter. Tu as huit ans, tu es le plus jeune. Oh, pas du village, bien sûr. Il y a les tout-petits, des bébés, ceux qui ne font rien encore. Non, lui, il est le plus jeune des grands. Alors il est assez vieux pour aider sa famille, mais on ne lui demande pas son avis sur les choses, on ne le prévient pas quand il se passe quelque chose d’important. Parfois, ça ne le dérange pas. Mais aujourd’hui, il aurait bien aimé être prévenu.
— C’est injuste, dit-il.
Junid ne sait pas vraiment à quoi il fait référence quand il prononce ces mots. À sa place de plus jeune, ou à la mer qui n’est plus là. Il regarde de nouveau le sable qui s’étend à l’infini, et il comprend que c’est bien ça qu’il trouve injuste, car son cœur se serre brusquement, comme pour empêcher des larmes intérieures de couler. Il a l’impression d’avoir perdu une vieille amie, dont il n’aurait compris l’importance qu’à son départ. L’impression qu’il est, qu’ils sont tous passés à côté de quelque chose de très important pour que la mer s’en aille comme ça.
Alors, de nouveau, il court. Il court sur ce sable insolemment sec, sur lequel ne subsiste aucun signe qui pourrait rappeler l’eau qui a coulé ici. Il entend les gens crier derrière. Mais personne n’essaie de le retenir. Ils se disent certainement que le jeune garçon n’ira pas loin.
Et pourtant Junid court aussi longtemps que possible, comme s’il voulait rejoindre le continent à pied. Et quand ses jambes ne peuvent plus le porter, il rampe dans le sable, jusqu’à ce que ses bras cèdent à leur tour. Alors il laisse la fatigue l’envahir et ses yeux se fermer.

Des grains de sable lui chatouillent la joue. C’est la première chose que Junid constate lorsqu’il se réveille. Il veut lever le bras pour les enlever, mais quelque chose l’en empêche. Il est coincé. Coincé dans le sable, qui est partout. Au-dessus, en dessous, sur les côtés. Pourtant, quand il s’est endormi, il pouvait sentir l’air sur sa peau. C’est comme s’il s’était enfoncé dans le sable pendant son sommeil, sans s’en apercevoir.
— Hé ! Il y a quelqu’un ? appelle-t-il, mû par ce drôle de courage dont font preuve parfois les enfants.
Des dizaines, des centaines de voix répètent après lui ce son. Mais ce n’est pas l’écho. Ce sont des dizaines, des centaines d’enfants, comme lui, piégés sous la terre, enfin sous le sable, et qui appellent comme lui. Il ne les voit pas, mais il les sent, il lui semble qu’en se concentrant bien, il pourrait attraper leurs mains, frôler leurs visages.
— Que venez-vous faire ici, tous ? demande soudain une voix.
Cette voix-là n’a rien de normal. Cette voix vient de partout et de nulle part. Cette voix n’est ni jeune ni vieille. Cette voix n’appartient ni à un homme ni à une femme. Cette voix contient le passé et le futur, cette voix est un murmure et un cri, cette voix semble un rêve mais est incroyablement réelle. Si Junid devait décrire cette voix, il dirait que c’est la Voix. La Voix du tout et du rien, la Voix de personne et de tous. Mais Junid ne pense pas à décrire cette voix. Cette voix lui a posé une question et il va y répondre :
— Je suis venu chercher la mer.
Cette phrase, tous les enfants sous le sable l’ont prononcée en même temps. C’est une évidence. Ils réclament ce qu’on leur a pris.
— La mer a été confisquée. Elle ne sera pas rendue, dit la Voix.
— Pourquoi ? demande l’assemblée.
— Pourquoi ? répète la Voix. Vous n’arrivez donc pas à comprendre ? Dans ce cas, écoutez-moi, moi qui ai tout vu, tout entendu, de ce qui s’est passé sur cette planète que vous appelez la Terre. La mer est née bien avant vous, bien avant vos parents, bien avant le plus lointain de vos ancêtres, avant que toute trace de vie n’apparaisse. La mer est le plus beau des trésors, un trésor dont vous seriez bien incapables d’estimer le prix. Preuve en est que vous, les hommes, avez souillé, sacrifié, assassiné ce cadeau, le plus précieux qui vous avait été confié, pour le bien de vos insignifiantes fortunes, de vos misérables conforts. Alors oui, puisque vous vous obstiniez à la détruire et à tuer ses habitants, la mer vous a été confisquée. À vous d’en assumer les conséquences.
Un silence affreux accueille ces paroles, au moins aussi lourd que celui dans lequel Junid s’est réveillé ce matin même, un silence qui dure, s’étend, dévore les esprits et les cœurs de chacun. Jusqu’à ce que la voix d’une petite fille le brise, par un cri sorti du fond d’elle-même :
— Ce n’est pas juste !
Et tous les enfants répètent alors ce cri, Junid avec eux, car non, ce n’est pas juste, ils ont besoin de la mer.
— Et en quoi est-ce injuste ? Je vous ai pourtant donné des raisons qui ne peuvent être contredites.
Les enfants hésitent. Ils savent que la Voix dit vrai, mais ils savent aussi qu’ils ont le droit de protester. C’est Junid qui, le premier, parvient à mettre des mots sur ce sentiment d’injustice :
— C’est injuste car nous n’avons pas eu notre chance. Nous sommes les plus jeunes, nous. Nous n’avons pas souillé, sacrifié, assassiné la mer, nous n’avons rien fait du tout. Depuis que nous vivons, nous avons à peine eu le temps de faire sa connaissance, et moi, je ne me suis jamais disputé avec elle. Je veux la protéger, de tous et de tout. Et ça, on le veut tous. Ce n’est pas juste de nous enlever la mer à nous, qui n’avons pas eu notre chance.
Les enfants approuvent, et un garçon sans doute un peu plus vieux que Junid prend le relais :
— On a besoin de notre chance. Laissez-nous en une. Juste une. Et si on n’y arrive pas, eh bien, faites comme vous voulez. Mais nous, on a besoin de notre chance.
— On a besoin de notre chance ! S’écrient les enfants à l’unisson, dans un tonnerre de bruit.
— Vous l’aurez, dit la Voix, faisant taire le vacarme. Vous aurez votre chance, puisque vous la réclamez. La mer va revenir. Et vous, vous aurez votre vie pour changer les choses. Raisonner vos aînés, éduquer vos enfants. Si vous n’y parvenez pas, la mer s’en ira, pour toujours. Et le monde entier avec, car rien ne peut vivre, sans la mer. Vous aurez votre chance, mais jurez que vous ferez tout votre possible pour protéger la mer. —On le jure, promettent les enfants d’une seule voix.
Aussitôt tout se déforme. Une subite brûlure agresse la main de Junid, puis il se sent aspiré vers le haut, comme si toute l’eau de la mer le poussait vers la surface. Où peut-être est-ce seulement le sommeil qui le quitte tandis qu’il ouvre peu à peu les yeux, dans son lit. L’agitation habituelle résonne autour de lui. Il jette un œil dehors.
— La mer est revenue ! s’écrie-t-il.
Son père, surpris, le regarde avec un sourire.
— Pourquoi dis-tu qu’elle est revenue ? Elle n’est jamais partie. Tu sais, ce serait une catastrophe. Rien ne peut vivre, sans la mer.
Ces mots provoquent une légère contraction dans l’esprit de Junid, ils lui sont familiers. Le jeune garçon ouvre sa main, toute chaude. Sur sa paume, des lettres qui semblent avoir toujours été là forment les mots suivants : « Je jure de faire tout mon possible pour protéger la mer. » — Tu sembles ailleurs, ce matin, lui dit son père.
— Je reviens de loin.
— Ah oui ? Et où étais-tu, dans tes rêves ?
— J’étais parti chercher la mer.
Son père ne sourcille pas, mais Junid jurerait avoir entendu des dizaines, des centaines d’enfants, prononcer cette phrase avec lui.