Plus grave que prévu

2 juillet 2020.
 

Il se met à courir. Il veut fuir lui aussi, sur la trace des animaux et de leur instinct de survie. La chaleur étouffante freine ses mouvements ; sa foulée qu’il voudrait alerte est contrainte au ralenti, comme dans un mauvais rêve. Oui un rêve, il ne peut s’agir que de cela ! Cette impression de se mouvoir dans de la glue chaude et visqueuse, comme un pauvre goéland prisonnier de la marée noire... cela ne peut être qu’un songe... Sa flemme des tâches routinières à venir l’aura replongé dans le sommeil... immergé dans cet étouffant cauchemar... De fait, respirer lui est pénible et cette sensation de manquer d’air est elle très réaliste. Il se pince et la douleur vive que cela lui inflige le convainc avec horreur de son état d’éveil. Le hurlement qu’il aurait poussé dans le monde d’avant se cristallise en une grimace de douleur et de silence.
Junid a grandi bercé par la menace que son île disparaîtrait un jour sous les flots. Petit grain de sable dans l’immensité de la mer... Tout s’avère finalement plus grave que prévu : au lieu de se contenter de faire fondre la banquise, le soleil a fait s’évaporer la mer tout entière. Comment a-t-on pu en arriver là ?... Et les poissons ?.. Ont-ils frétillé sur le sable jusqu’à y être engloutis ? Seules des traces d’animaux terrestres apparaissent au sol. Là il reconnaît celles de ses trois poules acariâtres. Sa respiration se fait plus courte, son cœur s’emballe et pulse jusque dans ses tympans.

Soudain une main nerveuse agrippe son bras. Junid sursaute et se fige. Il n’est donc pas le seul survivant de cette apocalypse ! L’ambiance de fin du monde découverte avec horreur et stupéfaction à son réveil l’a muré dans un sentiment de solitude angoissante, mais aussi d’impuissance... Comment faire face à cette catastrophe qui a pendant son sommeil changé le cours des choses et la destinée de son île ? La main se crispe et le secoue, le sortant de sa torpeur. Junid se retourne. C’est sa petite soeur Léa... Dans ses yeux la même peur abyssale mêlée d’incompréhension. Ils se prennent dans les bras. Ils ne veulent pas mourir. Pas déjà... Alors Junid a une idée. Il repense aux histoires du vieux pêcheur Sanjay. Pour lui, les histoires suffisent pour voyager. “L’imagination t’emmènera toujours plus loin que la navigation” répétait-il souvent, comme pour conjurer tout nouveau départ de l’île. Junid réalise combien la voix est précieuse pour transmettre légendes et traditions et le silence lui paraît encore plus assourdissant.
Une histoire s’impose dans son esprit : celle de la tribu indienne qui pratiquait la danse de la pluie pour faire pleuvoir et purifier la terre des esprits mauvais... Il tente de se remémorer les détails de l’histoire car il y pressent un espoir pour rompre la malédiction qui a fait de son île, un désert à perte de vue. Il entend la voix arc-en-ciel de Sanjay, une voix où transparaissent toutes les émotions de l’âme humaine. Sa voix vibrante avait tour à tour exprimé la tristesse des récoltes perdues par la sécheresse, la colère des dieux, la peur des hommes, leur espoir de changer leur destinée et la joie d’y être arrivés. On y parlait de plumes et de turquoises, "symboles du vent et de la pluie..." avait-il murmuré, la voix pleine de malice et de mystère.
Léa transpire. A la chaleur ambiante s’ajoute l’angoisse de l’irréel. Un petit filet de sueur glisse le long de son cou. Soudain l’étreinte de Junid se desserre. Il est résolu à tout tenter pour survivre. Tout d’abord, retrouver Sanjay. Ce vieux sage connecté aux ancêtres saura trouver la solution ! Mais dans la case du vieux Sanjay, tout est vide. Il ne reste que son tambour. Junid le soulève religieusement. Puisque Sanjay semble parti pour un long voyage, peut-être même pour toujours, il leur faudra recourir à leur mémoire pour se rappeler ses histoires pleines de sagesse. Junid et Léa vont chercher dans la chambre de leurs parents la parure de turquoises que leur mère avait reçu de sa propre mère lors de son rituel de passage à l’âge adulte. « Que cette parure te rappelle à tout jamais l’amour éternel de ta famille » avait alors déclaré l’aïeule. Le jour venu, sa sœur Léa la recevra à son tour des mains de sa mère. Junid prend aussi les plus belles plumes de coq qu’il collectionne depuis son plus jeune âge. Sanjay lui avait appris que les plumes de coq symbolisaient chez les Indiens d’Amérique le courage et la force pour obtenir la victoire, celle du jour sur la nuit, et son île était depuis son réveil plongée dans les ténèbres de la sécheresse et du silence... Il espérait tant voir briller de nouveau les reflets de la mer et entendre le clapotis de l’eau...
Parés de plumes et de turquoises, les enfants sont prêts à entamer la fameuse danse de la pluie, reproduire la parade de la grue couronnée, « l’oiseau messager des génies » avait expliqué le vieux Sanjay de sa voix arc-en-ciel. Installé sur le sable chaud, Junid se met à frapper en rythme le tambour. Cela ne produit aucun son - le fléau du silence sévit toujours - mais Léa, sa parure de turquoises autour du cou et une rutilante plume de coq plantée dans sa chevelure épaisse, se cale sur le rythme des mains de son frère pour entamer la danse que décrivait le vieux Sanjay : « les bras déployés vers le ciel comme pour implorer les dieux » avait-il raconté puis “projetés vers la terre, comme une pluie fertile, comme un trait d’union entre l’au-delà des esprits et l’ici-bas des humains”. Les petits pas qu’elle effectue dans le sable brûlant lui sont pénibles : sa tête tourne, ses jambes lui paraissent lourdes, plombées... Elle repense à Sanjay, son histoire ne sortait pas que de son imagination avait-il assuré : des tribus connectées à la nature et à ses esprits pratiquaient des rituels de réconciliation. Junid frappe en rythme, Léa implore de sa danse les dieux, la cadence s’accélère de plus en plus et soudain, un cri retentissant sort de sa bouche, d’autant plus tonitruant qu’il vient déchirer le silence absolu qui semblait s’être abattu sur le monde. C’est un cri de colère qui se prolonge en un lancinant hurlement de loup, la plainte d’un désespoir. Comme en transe, Léa semble devenue le réceptacle d’un dieu furieux et affligé, et alors que les larmes se mettent à couler de ses yeux, une première goutte de pluie s’abat sur le tambour émettant un petit “ploc” retentissant, bientôt suivie d’une deuxième. Aussitôt Junid entend le bruit de ses mains sur la peau tendue de l’instrument, mais aussi le couinement du sable foulé par les pieds de sa sœur. En quelques instants, les quelques gouttes se transforment en trombes d’eau. Cette douche fraîche sort Léa de son envoûtement. Elle dévisage son frère à travers les rideaux de pluie.