La tortue

2 juillet 2020.
 

Il se met à courir. Mais où sont-ils tous passés ? Ses voisins, les autres habitants du village ? Sûrement sur la plage. Il prend le chemin qui y mène, un pauvre chemin de terre sèche et de poussière, bordé d’arbres ratatinés et de plantes calcinées. Il accélère encore l’allure, c’est fou comme il court vite ce matin, sa faiblesse des derniers jours a disparu. Ses idées sont redevenues claires : retrait de la mer et disparition des animaux, tout cela ne peut annoncer qu’une seule chose : un raz-de-marée se prépare, et si les habitants de l’île ne se mettent pas à l’abri en hauteur, ils seront tous emportés.
Du moins, ceux qui ont survécu au climat aride qu’on a connu ces derniers temps.
Enfin arrivé au rivage, il voit un premier groupe de personnes autour du Vieux du village. « Tsunami, se met-il à crier, tsunami ». Mais personne ne se retourne, ils sont tous fascinés par le discours du vieillard.
« Ceci n’est que la volonté de Dieu, qui nous punit pour notre comportement infâme ! N’avez-vous pas compris avec d’abord la raréfaction des poissons, puis les maladies, et enfin la pénurie d’eau qui a tué de nombreux habitants ! La mer disparue, c’est un nouveau signe de Dieu, nous ne pouvons pas lutter ! Alors agenouillez-vous et priez, mes fidèles ! Priez et préparez-vous au sacrifice ultime pour obtenir la clémence de Dieu ! »

Laissons ce vieil imbécile et les idiots qui l’écoutent se faire submergés.
Junid ne se sent coupable de rien, et surtout, lui, il veut vivre.
Et sauver les miens.
Il aperçoit un autre attroupement autour du chef du village. Il s’approche. Shiva, son voisin, est en train de parler :
« Les animaux se sont enfuis, et la mer s’est retirée. N’est-ce pas le signe qu’un raz-de-marée se prépare ? »
Enfin quelqu’un de sensé. Je commençais à croire que la chaleur leur avait tous fusillé les neurones.
« Il ne faut pas dire « raz de marée ». Les tsunamis n’ont rien à voir avec les marées, explique fièrement le maire, content d’étaler son savoir. »
Super ! La police du vocabulaire est de sortie ! Comme si on avait le temps !
Junid leur expliquerait bien que « tsunami » signifie « vague portuaire » en japonais, et pourtant les tsunamis n’ont rien à voir non plus avec les ports, mais quelle importance actuellement ?
« Il n’y a pas d’inquiétude à avoir, je n’ai reçu aucun message du Centre d’alerte tsunami de l’Océan Indien. Si un événement sismique de magnitude comprise entre 6,5 et 7,5 s’était produit quelque part dans l’Océan Indien, nous aurions déjà reçu un bulletin d’information. »
Mais en fait, pourquoi nous aurait-on prévenus ? L’ile n’abrite aucune ressource naturelle intéressante, les habitants vivent de la pêche et d’un peu d’agriculture. Du moins, c’était le cas avant, quand il pleuvait de temps en temps. Et les riches touristes occidentaux à sauver, où sont-ils ? Sur l’île voisine, mais pas ici. De toute façon, ils demanderaient où s’installer pour bien voir le spectacle, ou s’il y a une possibilité de surfer la vague géante…
Junid secoue la tête. Ces pensées ne lui ressemblent pas, comme si l’imminence de la catastrophe l’avait rendu soudain plus lucide, mais plus en colère aussi. Il faut qu’il garde la tête froide et qu’il se concentre, ce n’est que comme ça qu’il pourra s’en sortir. Il se force à écouter de nouveau le maire.
« Admettons qu’il se soit produit un événement sismique, et qu’ils soient là-bas encore en train de trianguler sa position et de vérifier s’il s’est produit ou non dans une région susceptible d’engendrer un tsunami, nous avons environ cinq heures pour procéder à une évacuation générale. Le Dr Karnawati, le directeur du Centre, me l’a confirmé lors du dernier exercice d’alerte. »
Pas aujourd’hui. Dès que l’eau s’en va, il ne reste que quelques minutes pour s’échapper, maximum un quart d’heure.
Si ces gens veulent mourir, c’est leur problème. Junid n’a jamais été aussi désireux de vivre que ce matin-là. Il veut aussi sauver ses proches. Ce n’est pas pour rien qu’il a une tortue tatouée sur son bras. Elle est le symbole de l’union et de la famille. A quinze ans, quand il est entré dans l’âge adulte, et qu’il a fallu choisir la marque unique de son initiation, il a demandé que ce soit ce signe-là qui lui soit gravé dans la chair, car il est profondément attaché aux siens.
Il regarde les gens sur la plage. Où sont ses parents, sa sœur Indranée ? L’espoir éclate dans son cœur. Son père est peut-être parti à la pêche tôt ce matin. S’il est au large, il ne risque rien. Puis, Junid se rappelle que sa famille aussi a été durement touchée par la sécheresse et la série de catastrophes qu’elle a apportée. Depuis qu’un de leurs enfants est mort, son père erre comme une âme en peine dans la maison et ne part plus pêcher, et sa mère lui tient tristement compagnie.
Soudain, il aperçoit sa sœur, un peu plus loin, à l’écart.
« Indranée, fuis, il va y avoir un tsunami, crie-t-il. Va te réfugier sur le Mont Lubin ». N’est-ce pas une ligne blanche écumante qu’il aperçoit se former à l’horizon et qui commence à se lever ?
« Dépêche-toi ! » La petite fille le regarde, mais sans avoir l’air de le voir.
Je suis dans un cauchemar, ou quoi ? On dirait que le monde entier s’est ligué pour m’empêcher d’intervenir.
Junid comprend finalement qu’il a fait peur à sa sœur en hurlant, et que, désormais terrifiée, elle n’ose plus bouger.
Mes parents ne peuvent pas perdre un autre enfant, ils ne s’en remettraient pas.
« Calme-toi, lui dit-il. Tout va bien se passer. On va aller sur le Mont, Papa et Maman nous rejoindront. »
Du moins, j’espère qu’ils en auront l’idée d’eux-mêmes.
Pas de réponse. Il décide de prendre sa sœur dans ses bras, et de l’emmener sans lui demander son avis, loin de la plage et de ses dangers. L’adrénaline lui fournit une énergie dont il ne se serait jamais cru capable. En d’autres circonstances, ne serait-ce qu’hier par exemple, le fait de porter trente kilos aurait été impossible, mais avec la menace du mur d’eau sur le point de les engloutir, il se sent fort, suffisamment costaud pour s’enfuir avec elle en sprintant.
Ce n’est pas grave si on n’a pas le temps de parvenir au Mont Lubin. On peut aussi tenter de s’arrimer à quelque chose de solidement fixé à un bâtiment, comme l’échelle métallique boulonnée sur le flanc de la mairie.
Junid se félicite d’avoir si bien retenu les leçons du dernier exercice d’alerte tsunami, il n’en revient pas lui-même. La catastrophe de 2004 aura au moins eu l’intérêt de sensibiliser toutes les populations concernées au risque du raz de marée. Il observe les maigres silhouettes encore présentes sur le rivage.
Enfin, pas tout le monde.
Mais lui est invincible, n’est-ce pas ? Il va s’avancer vers sa sœur, quand la fillette s’enfuit soudain en courant vers la hutte familiale.
Non, non, non, ce n’est pas la bonne direction. La maison ne fera pas le poids face à la vague gigantesque qui s’annonce.
Il s’élance à la suite de sa sœur, l’air chaud entre dans ses poumons, mais la soif qui l’a torturé des jours durant est partie, de toute façon qu’est-ce que la soif face au monstre d’eau qui va bientôt s’abattre ?
Arrivé chez lui, il ouvre la porte et contemple la scène. Il voit ses parents debout près d’un lit, Indranée blottie contre le corps qui repose sur la natte.
« Mais sauvez-vous ! Sauvez-vous ! Lui est déjà mort, s’écrie-t-il en désignant le jeune garçon qui repose allongé. C’est trop tard pour lui, mais vous, vous pouvez encore vivre. »
Mais pourquoi ils ne réagissent pas ?
Pourtant, ce serait vraiment le moment de courir. On entend désormais du dehors un son qui ressemble à celui des vagues qui se brisent sur la plage, sauf qu’il ne diminue pas, qu’il continue au contraire d’augmenter de volume, comme s’il se nourrissait de lui-même, jusqu’à devenir un grondement assourdissant.
Junid s’approche de la scène mortuaire. Il détaille la silhouette allongée, le corps squelettique, le visage si familier… Son regard tombe sur un bras qui pend, ballant, hors du lit, un bras orné d’un beau tatouage de tortue.
Son corps a perdu la bataille de la déshydratation, et son esprit s’apprête à perdre aussi celle du tsunami.