Enfants de la Patrie

2 juillet 2020.
 

Je lui ai pris la main et je l’ai suivi.

Ça faisait longtemps que je l’avais remarqué, ce petit bout de ciel bleu au fond de ses yeux, qu’il gardait habituellement et volontairement si sombres. Ça faisait longtemps que je le connaissais et longtemps que « le temps avait abandonné sa vie », comme il aimait tant le dire. Le temps est un enfant au mauvais caractère : froisse-le, boude-le, oublie-le pour t’en rappeler toujours après. Alors, la dizaine d’enfants de seize ans que nous étions censés être s’est vue réduite à froisser le temps : c’était le temps que nous n’avions pas pris pour voir des moutons dans le ciel ou des diamants dans les gouttes de pluie, celui que nous avions ignoré en oubliant d’imaginer nos histoires préférées, celui que nous avions pressé pour comprendre ce qu’étaient la vie, la résistance, la guerre ou la mort ; pour comprendre ce qu’était l’avenir. Quand nous aurions dû être encore des enfants, nous étions déjà des adultes perdus. C’est ainsi que le temps nous avait abandonnés.

Et puis, alors que nous marchions tous derrière Jo, qui nous guidait vers le parc pour nous faire boire le flot de ses paroles enivrantes, quelqu’un est venu nous chercher. Le jeune homme a dit que c’était urgent et que notre classe d’âge avait été convoquée Place Morale. Tristement et résolus à constater une nouvelle fois à quel point notre monde ne nous ressemblait pas, nous avons changé de cap. L’idée de Jo pouvait attendre quelques jours encore, si ce n’était quelques semaines.

J’avais du mal à suivre Jo, il avait toujours marché vite. Au travers des dizaines de petites rues, nous étions bercés par le vent violent des derniers jours et je pensais à sa drôle d’idée, celle qui me paraissait de plus en plus inconcevable, idiote, elle se noyait dans une folie grandissante.

Jo, il était admirable pour ses idées et son courage, qui restaient tout de même, selon moi, ses plus gros défauts. Parce que oui, c’est un défaut de vouloir la mort quand on a la vie, si courageux soit-on. Ou alors, c’est de la lâcheté, puisqu’il déclarait ainsi forfait dans un combat contre le temps et la misère, combat qu’il a déjà trop souvent mené.

Plus nous approchions de la Place Morale, plus nous croisions de jeunes affolés, de parents les yeux bas et humides et d’enfants fiers comme tout. Je perdais pieds, m’éloignant du gris trottoir pour me surprendre dans d’obscures pensées. Peut-être marchions nous vers le dernier levé de Lune, peut-être que nous serions invités à monter vers le Soleil pour nous y brûler de plus près, peut-être que nous venions lire l’annonce qui ferait de notre vie le rêve que nous voulions vivre éveillés.

Tout à coup il a serré ma main dans la sienne, par surprise, pour me ramener dans cette rue que nous traversions.