Comme des méduses échouées

2 juillet 2020.
 

Il se met à courir.

Courir, loin, pour rien de précis. Pour s’éloigner. Pour oublier, se convaincre que ce n’était qu’un rêve. Or ce n’est pas un rêve : un regard en arrière le lui fait comprendre.
L’eau à bel et bien disparu, de façon soudaine. Presque normale. Et l’île, cette île qui fut et ne sera plus cette oasis d’abondance, est un rocher nu sur un désert aride. Junid sait qu’il ignore où il veut aller. Il doit retrouver sa mère à Port Mathurin, alors il continue à fendre l’air, ne serait-ce que pour le plaisir de sentir de la transpiration, de l’eau, perler sur sa peau brune. Lorsqu’il arrive, le petit port est en effervescence : les hommes frappent, les femmes crient, et tous se marchent dessus ; ils cherchent la moindre goutte d’eau, où qu’elle soit, pour étancher une soif qui commence à poindre et qui ne les lâchera pas.
Des fruits sont vides et des carapaces de mangues ou de pastèque jonchent le sol. Mais Junid s’en fiche, il cherche à rejoindre sa mère Rachel. Mais lorsqu’il atteint le palier de la maison, seule Miora est là, elle le regarde de son air doux et perdu. Elle savait qu’il viendrait ici…
« J’ai su ce matin, en me levant, comme toute l’île », commence-t-elle.

« Et Rachel ? », s’inquiète-t-il.

« Elle n’était déjà plus ici lorsque je suis arrivée. Mais tu connais ta mère, quoi qu’il arrive, elle ne serait pas restée improductive et serai allée nourrir les chèvres de toute façon ! », Répond-elle en lui prenant la main.
Junid se laisse emporter par cette sirène brune qui marche stoïque dans la foule en folie. Elle lance en lui indiquant une ruelle : « on va voir ce qu’en dit Fenitra ». Fenitra est une SDF, elle vit sous les fenêtres de la mairie. Malgré son air pauvre et stupide, elle est débordante d’intelligence. Elle ne quitte jamais son « Bled » de Philosophie, calé sous son imposante stature et elle parle avec animation à ceux qui viennent la consulter pour Comprendre les choses de la vie.
« Lorsque j’ai appris que l’eau autour de l’île avait disparu, je n’ai même pas levé la tête. L’être humain, contrairement à nos amis les animaux, ne s’abreuve pas que d’eau. Et je suis persuadée que ce manque d’eau nous fera prendre conscience de bien plus de choses que nous ne le pensons. Comme l’incurable qui tente de rattraper le peu de vie qui lui reste… ».
En effet, elle a raison : les gens boivent à une autre source, celle de la Vie ; certains serrent leur mère dans leurs bras et des femmes pleurent sur leurs chers enfants. L’anthropologie reprend ses droits. Junid réfléchit : comment se fait-il que la mer disparaisse, en une nuit ! C’est tout-à-fait impossible ! Et ce n’est sûrement pas « les scientifiques » qui auraient prévu cela…
Il n’a jamais vraiment porté d’attention à cette thèse d’un réchauffement climatique mais là, il est bien obligé de l’admettre ; ils doivent l’accepter et assumer cette conséquence, comme lorsque l’on met un seau d’eau au-dessus de la porte de la classe ! Mais l’eau
n’existe plus et maintenant, ce n’est qu’un seau vide qui tombera sur la tête ridicule du professeur.
Il regarda Miora, elle lui parle : « nous somment des méduses ». Vrai ! Ils étaient faits pour et par l’eau. Et ce manque les fait peu à peu ressembler aux méduses, comme celles qu’il voyait parfois échouées sur la calanque : sèches et craquantes comme des lianes…
Que faire ? Il faut quitter cet attroupement inutile et trouver une cause qui mènera à La Solution. Il y-a l’hôpital, certains médecins savent sûrement pourquoi l’eau a décidé de disparaitre ainsi.
Lorsqu’ils sont au-devant de l’immense bâtiment blanc, ils croisent une infirmière effondrée sur les marches de béton : « qu’y a-t-il madame ? », « il y-a que l’hôpital est plein de déshydratés qui arrivent en masse et qui ne comprennent pas que nous sommes tous dans le même bateau, échoué ». « Connaîtriez-vous le plus grand savant d’ici ? ».
« Rodrigue Alvarez, troisième étage, huitième porte à gauche ! ». Ils courent dans le hall bondé et sautent dans un ascenseur vide. Le cadran égrène les niveaux et ils sortent lorsqu’il affiche le numéro 3. Avec leurs mains, ils suivent le mur vide jusqu’à la huitième porte. Là, une plaquette leur fait face : « R. Alvarez, frappez avant d’entrer ». Ils entrent sans frapper et se retrouvent nez-a-nez avec un quinquagénaire à lunettes en plein inventaire de ses dossiers médicaux :
« Qui que vous soyez, sortez ! J’me barre de ce trou ! J’en ai marre, marre, marre ! »

« Monsieur, qui que nous soyons, nous nous étions dit qu’étant donné que vous étiez le plus éminent médecin de l’île, vous pourriez nous expliquer le phénomène… »
« Phénomène, phénomène ; vous parlez d’un phénomène ! Un patient, appendicite, qui sur le billard me murmure ces six mots : ‘ j’ai le bouchon de la mer ‘, je ne l’ai pas cru, vous pensez… Mais maintenant ! »
« Un homme a vraiment enlevé le bouchon de la mer ? »

« Foutaises ! Et je ne sais pas qui c’est ! Un certain Patrick Shmoll, un étranger, américain peut-être… »
« Ça serait lui qui… »

« Je sais ! Maintenant, SORTEZ ! »

Ils sortent et s’accordent en un regard : ils vont chez Caleen, Caleen est employée à mi- temps au minuscule office de tourisme de la ville, elle sait sûrement qui et où est ce Patrick Shmoll, l’Américain…
Caleen tape encore le nom mainte fois épelé sur son ordinateur : « Smoll », « Smholl » et
« Smohll » y passèrent avant que la bonne orthographe n’affiche un nom, une adresse et un numéro de téléphone.
« Il habite en Amérique… »
« Nous savons »

« Laissez-moi finir ! Il habite en Amérique mais j’ai son adresse sur l’île : Hôtel du Marina ! » C’est à un quart d’heure à pied. En courant, ils y seraient à trente-trois.
Mr Shmoll est en train de lire un journal (périmé), dans son bain (froid). Derrière son dos immense, un tabouret ; et sur ce tabouret, un bouchon jaune surmonté d’un anneau.
Lorsque la sonnerie stridente retentit, il ne bouge pas d’un cil. Il va mourir par sa faute et à cause de lui, plein d’innocents aussi (on dirait un mauvais film). Oui, il a joué le rôle du méchant. Mais il faut qu’il se libère et soulage la conscience, et c’est pour cela qu’il en a parlé au médecin. Heureusement, il a bien choisi : la blouse blanche n’a absolument rien dit à quiconque (mais ces gens qui continuent de sonner comme des écervelés !). Non, il n’ouvre pas. Même si les voix l’appellent. Il se contentera de mariner dans cette eau, la seule eau restante de l’île. Et il mourra seul. En méditant son crime.
Junid continue de tambouriner à porte de chêne mais Miora l’en dissuade : « il faut ruser ». D’un regard malicieux, elle le guide vers la fenêtre. Junid la regarde « c’est toujours quand ça vous arrange, hein ! » et enjambe la fenêtre en mettant le pied sur le petit rebord de pierre (qui fait 6,3 centimètres) alors qu’il est à 17 mètres de hauteur, il peut voir sous ses pieds nus les voitures bariolées défiler à toute vitesse sur la grande route qui longe la plage. Il frissonne mais se sent investi d’une mission divine qu’il doit accomplir, Absolument. Ainsi lorsqu’il arrive devant la fenêtre entrouverte de l’Américain, il n’a pas d’hésitation à sauter à l’intérieur. Le mobilier est sobre et sans goût. Un bruit d’eau remuée et un « qui est là ! », il n’a pas dû faire assez attention. L’homme, énorme et flasque émerge d’une porte et considère Junid comme s’il venait de voire la mort en face :
« Je savais que j’allais finir lynché »

« Quoi que vous ayez fait, je veux seulement…nous voulons seulement vous aider, vous et le reste de la population de l’île. »
Miora émerge de la fenêtre et Shmoll recule de deux pas. Il s’affale sur un canapé et pousse un long soupir : « oui, tout est de ma faute. Vous voulez la petite histoire ? C’était mes vacances et je nageais dans la crique de San-Cristobal lorsque mon orteil a accroché un anneau. J’ai tiré et j’ai senti ce que l’on sent lorsqu’un évier se vide. Le trou s’est agrandi et j’ai nagé à toute allure pour échapper au tourbillon mortel. Lorsque je suis arrivé en lieu sûr, je voyais déjà le niveau de la mer baisser doucement sous mes yeux. Le bouchon jaune était encore accroché à mon pied et je l’ai fourré dans ma poche avant de repartir vers l’hôtel. Personne ne m’avait vu et personne ne saura jamais que je suis à l’origine de ce crime affreux contre l’humanité. C’est seulement lors de mon opération de ce matin que j’ai révélé par dépit au chirurgien que c’était moi l’auteur de cette abomination, il ne m’aura pas cru. On est perdu ! Mais quelle autre solution ? »
« Il faudrait remettre le bouchon en place ! », essaye Miora.
« Pourquoi faire ? L’eau ne reviendra pas comme par magie. Nous les humains l’avons déçue, elle s’est vengée et s’est cachée. Si ça n’avait pas été moi, un autre aurait retiré ce foutu bouchon ! »
Miora et Junid se regardent bouche bée. C’est trop tard. Cette histoire est invraisemblable : cet homme a-t-il vraiment retiré le bouchon de la mer ?
Ils sortent sans mot dire, laissant le précurseur de l’Apocalypse mariner dans sa baignoire. Leurs yeux délavés sont vides, tout comme la terre : un immonde américain a sucé et bu, tel un vampire, toute l’eau de la planète. Cette planète qui n’a plus aucune raison d’être à présent : la planète bleue ! Non, la planète marron maintenant ! Marron et sale…
La foule n’a plus aucun attrait et des chiens pelés lèchent les larmes sèches des femmes en pleurs.
On ne prend compte de l’importance d’une chose que lorsque celle-ci est amenée à disparaître : l’Eau, l’Eau était le sel de la vie ! On la consommait à outrance sans prendre véritablement conscience du prix inestimable de cet or bleu…
Car oui, ils buvaient de l’or et ne se rendront jamais assez compte du gaspillage intensif qu’ils en ont fait…
Une seule solution se présente à eux à ce stade-là : la mort. La Fin du Vivant. Tous dans le même pétrin : les humains, animaux, plantes, … Tous vont tristement vers leur mort entrainant, bien plus que la fin de l’Homme, la fin de la Terre…
Ils auraient dû les écouter, mais trop tard. Alors ils courent, tous : humains et bêtes. Et tandis que l’Américain se noie ironiquement dans sa baignoire, ils courent sur ce désert qui sera bientôt leur tombeau.