Charonia Tritonis

2 juillet 2020.
 

Il se met à courir.
Où est-elle passée ? La mer, ce tapis de cristal bleu, reflétant l’éblouissante lueur du soleil ? Comment peut-elle s’être volatilisée en si peu de temps ?

Junid décide de suivre les empreintes que la faune a laissé visibles sur la blancheur du sol sableux et brûlant. Il marche sur le chemin que l’océan devrait engloutir, avance quelques heures vers l’horizon asséché. Il est seul, sur une île semblant démunie de vie. Au bout d’un temps, qui valait bien une éternité aux yeux de l’adolescent, il fait demi-tour, désespéré de ne trouver aucune trace d’eau.

Junid prend alors la direction du village, là où habituellement, de nombreuses voix, plus ou moins fortes, plus ou moins aigües, s’élèvent dans la végétation. Là où, aujourd’hui, un silence inquiétant envahit les lieux. Tout a été laissé en plan. Tout. Comme si le temps s’était soudainement arrêté et que tout être vivant avait disparu. On peut contempler le marché, dont les allées ont été violemment piétinées, où tout est encore en place. Les nombreux tissus laissent leurs touches colorés, et le parfum des fruits juteux, litchis, mangues, longanes et pastèques, embaument les venelles. Le poisson frais sur les étalages rappelle à Junid l’odeur enivrante de l’océan. Il observe aussi les huttes vides dont les portes sont grandes ouvertes, et où pourtant, rien n’a bougé. Même ce qui avait de la valeur, ce qui comptait aux yeux des villageois. Les foyers accueillent encore quelques braises chaudes autour desquelles des tabourets invitent à s’assoir. Malgré le vide pesant sur les toits de habitations, l’écho de l’agitation de la foule du quotidien résonne entre les arbres comme une empreinte éternelle, un fragment du passé gravé à jamais sur les roches de l’île.

Il n’y a rien. Aucun mouvement, aucun bruit ; et pourtant, Junid parvient à voir l’invisible et à entendre l’inaudible. Tout ça, grâce à de simples souvenirs. Les souvenirs d’un monde disparu.

Il se remémore alors un jour où il devait avoir sept ou huit ans. Il avait passé un long moment loin de son île et de la douce mélodie des vagues fouettant les rochers dans un rythme régulier et lent, pour aller vendre le poisson de son père à un village dans les Terres de l’Afrique de l’Est. Cela l’avait légèrement déstabilisé, bien qu’il fût accompagné de sa mère. Cette dernière lui avait pris doucement la main, lui avait tendu un coquillage étrange et lui avait dit ceci : « On appelle ça un Charonia Tritonis. Si le son de la mer te manque, colle-le contre ton oreille. Tu l’entendras chanter au loin ». En effet, on aurait dit que l’on écoutait un concert marin, des airs joués par une harmonieuse brise et par une écume suave.

C’est alors qu’une idée vient à Junid. Les cascades de Chamarel ne sont pas très loin du village. Il peut emprunter la rivière du cap, qui normalement le mènera à la mer. Junid, déterminé, traverse une partie de la forêt en suivant les traces de pas que les habitants du village ont dessinées. Ils ont apparemment eu la même idée que lui. Une idée s’avérant judicieuse car, en peu d’efforts, l’enfant atteint la cascade asséchée. Le décor, auparavant spectaculaire, semble maintenant pitoyable...

Junid s’engage sur le lit de la rivière, se disant que c’est le chemin le plus direct pour accéder à la mer. Le jeune homme marche longuement, sans arrêt tandis que le soleil et sa chaleur lourde se déplacent dans le ciel. L’air lui semble de plus en plus étouffant et il commence à sentir la faim, la soif et l’épuisement lui ronger le peu d’espoir qu’il lui reste. Sa peau paraît s’enflammer, en particulier la plante de ses pieds s’écrasant sur le sol et les cailloux brûlants. Une goutte de sueur perle sur son front mat et le silence pèse sur ses épaules, fardeau imperceptible mais terriblement obsédant.

Il n’y a toujours rien au loin, aucune touche bleutée : même le ciel semble perdre ses couleurs. Les arbres sont de plus en plus rares, la forêt a désormais disparu. Seuls quelques objets abandonnés sur le lit sec de la rivière assurent à Junid qu’il est dans la bonne direction. Il y a des talismans, des outils, des morceaux de tissu, plein de trésors s’offrent à ses yeux, mais un seul d’entre eux interpelle Junid. Il reconnait le filet de pêche de son père. Il est encore en bon état malgré quelques marques d’usure à certains endroits. Les mailles sont de la taille parfaite : ni trop petites, pour pouvoir attraper de beaux poissons, ni trop grandes, pour laisser les plus petits d’entre eux s’échapper. C’est ainsi, dit-on que l’on conserve l’espèce pour nourrir les générations suivantes. C’est une des premières leçons que son père lui a transmise.

Cela signifie que son père, et, très certainement, sa mère ont eux aussi suivi cette route. L’espoir revient à Junid et il reprend son chemin.

De nouveau, il sent ses bras s’alourdir et ses pieds traîner au sol, mais cette fois, une faible lueur de joie le guide. Il marche encore de longues heures. À certains moments, il lui semble voir et entendre la mer, comme si elle était vraiment là, comme s’il avait atteint son but. Il lui semble que son village l’attend, baignant dans l’eau de la rivière, l’avalant en grosses gorgées à côtés d’un délicieux festin, une viande tendre cuisant sur un feu de bois. Il lui semble aussi que ses parents courent vers lui, à la fois inquiets de son état après tant de marche sans manger ni boire, et rassurés de le retrouver sain et sauf. Mais tout cela...ce ne sont que des mirages ; il rêve, tout simplement. Ce sont très certainement la fatigue, la faim et la soif qui lui montrent ces images. Dans le ciel éclatant de lumière se reflète le paysage désert. La chaleur envahit chaque recoin de l’île, détruit l’ombre et la fraîcheur de ce monde. Il est de plus en plus difficile de marcher, de respirer, de vivre. Les yeux de Junid peinent à rester ouvert et il sent son corps s’engourdir. Il se demande parfois pourquoi il marche, vers où et pendant combien de temps il devra le faire. Il continue pourtant à errer sur un chemin semblant s’étendre au fur et à mesure que lui avance.

Enfin, il voit quelque chose au loin. En fait, il voit sa route s’arrêter pour laisser place au vide. Il ne perçoit pas bien, alors il court, plus vite qu’il n’a jamais couru. La douleur de son mollet est tellement forte qu’il ne sent plus le sol, il n’a même plus l’impression de le toucher. Il croit un moment qu’il vole, alors il jette un regard et remarque que ses pieds ensanglantés et terreux sont bien en contact avec les pierres, le sable et la terre. Il file, sans écouter l’appel de son corps souffrant, il ne pense plus à rien, sauf à cet étrange néant ayant détruit l’île et englouti tout ce qui y vivait.

Junid arrive enfin. Il a du mal à arrêter le mouvement de ses jambes, mais lorsqu’il y parvient, il découvre une énorme crevasse, profonde, peut-être même infinie. Elle s’enfonce si loin dans le sol que le fond n’est pas visible, on ne distingue que l’ombre, se jetant comme une cascade dans l’abîme de la Terre. Toute la froideur que le soleil a chassée s’est réfugiée ici, les vents glacés et les faibles bruissements paraissent enfermés dans une cage où chaque son se répète sans fin.

Junid se penche pour observer le chaos qu’a produit la disparition de la mer. La mer... Peut-être est-elle tout au fond ? Peut-être a-t-elle coulé, là ? Il réfléchi, regarde autour de lui, mais le désert est bien trop vide de pensées, de rêves et d’idées. Alors, il se rend compte de quelque chose : il tient encore le filet de pêche de son père. C’est parfait.

Il prend son élan, tout en se demandant ce qu’il veut découvrir : la mer ? ses parents ? de quoi manger ou boire ? des villageois ? ou bien... rien ?

Il souffle avant de se lancer. Il jette le filet de toutes ses forces. Il l’envoie valser dans les airs étrangement frais de la crevasse. Il le fait descendre, descendre profondément, de plus en plus loin... Il ne sent toujours rien, mais il continue. Il ne se décourage pas. Et là... Là, il heurte quelque chose. Une roche, un outil, une statuette... Rien de très important, sûrement. Pourtant, il veut le ramener à la surface. Il a l’impression d’en avoir besoin, que cette petite chose va répondre à ses questions. Il pense que si tout cela est un cauchemar, seul cet objet sera capable de le réveiller.

Alors, il remonte le filet de pêche. Il le soulève, le tire à bout de bras, poussé par une immense curiosité. Des regards irréels le fixent pendant qu’il donne ses dernières ressources de vie. Il pense fort à sa mère et son père, il se dit qu’ils seraient fiers de lui s’il arrivait à ses fins. Il est déterminé à découvrir la vérité, à apprendre ce qu’il s’est passé durant son sommeil. Il ramène le filet, le sort de la crevasse et regarde ce qu’il a ramassé.

C’est un Charonia Tritonis, le coquillage qui permet d’entendre la mer. Des larmes commencent à couler sur ses joues et son cœur se met à battre dans sa poitrine. Il le prend entre ses mains frêles et tremblantes, le contemple un long moment. La surface râpeuse refroidit sa peau brûlante et moite. Junid sait ce qu’il doit faire. Il colle le coquillage contre son oreille et écoute.

Mais aucun son n’en sort. Junid s’endort dans le silence.