Après la fin

2 juillet 2020.
 

Il se met à courir.
Tout autour de lui a disparu. Il n’a plus aucune sensation, si ce n’est celle de la chaleur qui semble persister alors que c’est la saison des pluies. C’est comme si le monde s’était arrêté. La Terre semble avoir arrêté de tourner.
Dans un premier temps, il décide de suivre les pas des animaux puis s’arrête. Les traces continuent loin, très loin. Beaucoup trop loin. « Loin » c’est le mot qu’utilise désormais son père pour parler de la mer. Son recul progressif, ces dernières années, est devenu pour tous une réelle préoccupation, d’autant qu’il s’est accompagné d’une raréfaction des poissons qui font vivre tout le village. C’est à ce moment qu’il comprend vraiment qu’elle n’est plus là. Toute l’eau a disparu, elle est remplacée par du sable. Puis, après une courte réflexion, Junid reconnait ce sable... C’est le sable du fond, la couverture des fonds marins. Habituellement, il pouvait voir les petites vagues, qui s’avançaient sur la plage, telles une armée de soldats près à en découdre. Grâce à ses explorations sous-marines et ses découvertes, il avait pu observer bien souvent différentes espèces de poissons et de crustacés, sans oublier ce royaume inconnu, celui des coraux. Seulement quelques personnes au village connaissaient leur présence dans la mer. Malheureusement, la mer ayant disparu, plus jamais il n’éprouvera cette sensation, cette puissance que lui procuraient ces explorations. En tout cas, il en est sûr, il s’est avancé jusque là où il plongeait autrefois en apnée.
Junid revient sur ses pas et retourne près de sa cabane. Il remonte dans son habitation sur pilotis, fort confortable aux yeux des habitants de cette île. La petite maison est tout en bambou, elle possède des fenêtres avec une fine vitre, ce qui est un luxe pour sa famille. Il vérifie toutes les pièces, puis se rend à l’évidence : il est seul. Il se dirige vers la fenêtre et observe une nouvelle fois dehors. Il observe le ciel, cet autre infini qui représente tant de choses pour l’Homme. Le soleil est loin d’être à son zénith, cela veut dire qu’il est encore tôt.
Dans son champ de vision, quelque chose se met à bouger et interpelle immédiatement Junid. Sa mère vient d’entrer, un panier en osier sous le bras. Elle ne le regarde pas et prend la direction de la cuisine. Comme à son habitude, sauf qu’aujourd’hui elle ne parle pas.
Il commence par ouvrir la bouche mais se ravise, il ne sait plus parler et de toute évidence, sa mère non plus. D’ailleurs, elle ne semble pas l’avoir remarqué. Un second cheminement se fait dans sa tête. Habituellement, quand sa mère rentre, il doit aller au hangar où le bateau de pêche de son père est entreposé. Il faut quelques minutes pour s’y rendre.
Tout le long de la route, il observe ce qui était autrefois l’océan, cette immensité. L’île paraissait bien vide sans cette eau. Arrivé au hangar, il ne voit pas son père. Pour une fois, les gros coffres en bois qui stockent les filets sont ouverts et le bateau est parti. Les cordes pendues sur le crochet ne sont plus là. Son père est parti en mer et… Mais non ce n’était pas possible, il n’y avait plus d’eau. Peut-être, était-il parti plus tôt ce matin, avant qu’il se réveille, l’eau était peut-être encore là.
Cette idée lui traverse l’esprit mais il doit se concentrer : il reste quelques filets, certainement ceux dans le plus mauvais état. Junid prend les fils et l’aiguille que sa mère lui a donnés et commence à les recoudre, comme il peut.
Après plus d’une heure de travail, Junid referme le coffre avec, à l’intérieur, les filets réparés. En sortant du hangar, il prend le seau qui bloque la porte, la claque et avec l’objet prend la route du village. Au puits, il va vite pour remplir son seau et repart aussi vite qu’il est venu vers la plage.
Au lieu de monter directement à la cabane, il s’arrête à l’enclos. Dans le petit espace délimité par quatre poteaux en bois enfoncés dans le sable et les vieux filets de pêche que l’on ne peut réparer, se trouvent trois poules au regard féroce et au tempérament bien trempé. A cette heure de la journée, elles n’attendent qu’une seule chose : manger.
Junid va jusqu’au bac qui sert à garder le blé acheté très cher au marché. Il en prend une bonne poignée et entre doucement dans l’enclos de fortune. Dès que la « porte » bouge, les trois volailles lèvent la tête et se précipitent vers l’intrus. Contrairement à l’ordinaire, les poules ne caquettent pas, elles se dirigent toujours vers lui, mais pas un son ne sort de leur gosier. Pour sa part, Junid se dépêche de déposer la nourriture sur une feuille de palmier posée à même le sol. Et repart aussitôt. La chose que ses parents ont vite compris quand ils les ont eues, c’est que les nourrir est la tâche la plus difficile et pénible à réaliser. Voilà pourquoi Junid doit le faire tous les midis et tous les soirs.
Il reprend son seau, arrive près de son habitation, le pose sur la première marche de l’escalier et fait demi-tour. Sa mère prendra le seau rempli d’eau quand elle en aura besoin pour faire la cuisine ou la vaisselle. Avant le repas du midi. Junid doit monter en haut des deux cocotiers qui appartiennent à sa famille depuis longtemps. Récolter les noix de coco est un travail que son père ne pouvait plus faire, puisqu’il était à présent trop âgé pour monter au sommet des arbres. C’est pour cela que cette tâche aussi dangereuse était revenue à Junid.
Malgré la saison des pluies, il reste encore quelques noix de coco accrochées à l’arbre. Après être grimpé et s’être bien agrippé sur une branche à l’aide de ses jambes, il secoue l’arbre de toutes ses forces et les trois noix tombent presque immédiatement. Avant de descendre du cocotier, une idée lui vient. Il change de branche pour se mettre face à la mer disparue, puis regarde ou plutôt observe attentivement. Il ne voit vraiment rien d’autre que le sable à perte de vue. La vérité le frappe une nouvelle fois de plein fouet : il ne va plus jamais la voir, il en est sûr.
Junid commence à avoir chaud et soif, la chaleur est vraiment inhabituelle à cette période de l’année. A présent, il vaut mieux rentrer à la maison, donner les noix à sa mère pour qu’elle puisse aller les vendre au marché.
Arrivé chez lui, sa mère ne lui prête toujours aucune attention, Junid pose les trois noix près de la porte d’entrée et s’installe à table. Ce midi le repas est identique à la veille : saumon frais avec du riz blanc. C’est un repas traditionnel sur l’île. Il se dépêche de manger, et, quand il a fini son assiette, il se rend dans sa chambre et s’allonge sur son lit. C’est une drôle de journée.
Junid n’a pas vu son père, le bateau de pêche a disparu, sa mère ne lui adresse plus la parole et l’océan a disparu. Plus rien n’est comme avant, même les enfants du village ne jouent plus dehors. Il ferme les yeux et se souvient. Hier, son père lui avait dit qu’il n’allait pas sortir à cause d’une violente tempête qui risquait de toucher l’île. Malgré cela, il était parti. Peut-être que son père était mort à cause de la tempête, pense-t-il.
Il ouvre les yeux et se dit que ce n’est pas possible, sinon tout le monde serait mort. Puis il repense à ce que lui-même avait fait hier. Exactement les mêmes tâches avec la même chaleur étouffante. Ce n’est donc pas une coïncidence, il se passe vraiment quelque chose. Au fil de ses pensées, doucement il sombre dans le sommeil.
Junid se réveille quelques heures plus tard. Il fait nuit dehors. Il se redresse rapidement, s’assoit au bord de son lit, et repense au rêve qu’il a fait. Il voyait de nombreuses vagues déferler sur la plage, elles se rapprochaient de plus en plus de la maison. Ses parents et lui s’étaient réfugiés sur le toit de la maison, mais le mal était fait et il connaissait déjà l’issue que cela allait prendre. Ils allaient tous périr lors de la tempête…
Junid décide de sortir de sa chambre et d’aller raconter ce cauchemar à sa mère. Ne la voyant nulle part dans la maison, il est envahi par un sentiment de peur. Il sort mais cette fois il n’y a plus rien. Il a encore cette sensation de fatigue qu’il a ressentie toute la journée. Trop fatigué pour tenter d’aller au village, il remonte dans sa cabane et retourne se coucher. C’est alors seulement qu’il est absorbé par le sommeil éternel.
Cette fois, l’esprit même de Junid ne reviendrait plus comme la veille. Il avait parcouru une dernière fois cet univers dévasté par la tempête. L’une de ces tempêtes, de plus en plus fréquentes à cause du réchauffement climatique, avait fini par avoir raison de cette petite île isolée et parfois oubliée parmi l’immensité de l’océan.