8H16

4 juillet 2020.
 

Je lui ai pris la main et je l’ai suivi.
Peu importe les risques et les conséquences, nous n’avions plus le temps de réfléchir. Imaginez-vous vivre dans un monde où les dés seraient déjà jetés avant même votre naissance ? Hors de question ! On devait exprimer notre inquiétude. On avait besoin de faire éclater notre colère sourde et brûlante face aux grandes puissances industrielles qui continuaient à polluer notre planète tandis que notre avenir se mourrait. Notre action devait être spectaculaire pour que le monde ouvre les yeux.
Il fallait faire vite pour mettre à exécution le plan. Il ne nous restait plus que quelques heures.
Jo avait donné à chacun de nous une mission bien précise. Bill devait repérer les lieux. Kerry et Madison étaient en charge avec d’autres copains de préparer les banderoles et les masques. Beverley qui connaissait beaucoup de monde, avait la responsabilité de contacter d’autres groupes d’ados aussi déterminés que nous à défendre la cause.
Jo coordonnait les opérations depuis son portable tandis que je le soutenais et l’écoutais. J’étais à la fois excitée et terrifiée par la mission que nous devions accomplir. Excitée par cette idée incroyable et terrifiée car au fond de moi je ne voulais pas qu’il lui arrive du mal. Son plan était audacieux et très dangereux.
Vendredi, 4h00 du matin, heure du rendez-vous : devant les grilles des Jardins de l’Avenue Foch. Nous avions réuni une trentaine de camarades surmotivés tous équipés de masques. La première étape était de franchir le périmètre de sécurité sans se faire repérer puis de pénétrer à l’intérieur de l’enceinte. Discrètement, il a fallu escalader un par un par le grillage et ne pas se faire chopper par les policiers en patrouille autour du parc. Bill surveillait les alentours pendant que Kerry faisait la courte échelle.
Jo fut le premier à s’élancer. Une fois à l’intérieur de l’enceinte, il réceptionnait les membres de la bande et encourageait chacun avec une tape dans le dos. Lorsque ce fut mon tour, j’ai hésité une fraction de seconde. Mais Jo comptait trop pour moi. Alors j’ai sauté. De l’autre côté, Jo m’accueillit souriant et me chuchota :
Prête pour la suite ?
J’avais envie de lui dire non. Mais c’était Jo. Et je voulais me battre pour mon avenir, comme tous les autres. Je lui ai souri.
4h13 : On est passés à l’étape suivante, se disperser en petites équipes dans les jardins pour ne pas se faire repérer et rester cachés dans les buissons jusqu’à l’aube. Il fallait coûte que coûte échapper aux contrôles de police.
L’enthousiasme de nos camarades s’était envolé laissant place à une inquiétude grandissante au fur et à mesure que l’heure H approchait. L’attente était interminable. On entendait les bottes des militaires crisser sur le gravier. A mes côtés, Bill était crispé, je le voyais se mordre les lèvres. Kerry et Madison chuchotaient des blagues douteuses pour essayer de se détendre pendant que Beverley tentait de rassurer les autres en allant de groupe en groupe. Jo quant à lui, impatient, regardait sa montre toutes les cinq minutes.
Avant le lever du soleil, j’avais eu le temps de me poser mille questions. Serions-nous entendus ? Comment réagiraient mes parents ? Et surtout, comment allions nous réussir ce projet ?
Timidement, je me risquai à demander :
Jo, es-tu sûr que c’est la meilleure chose à faire ? Il doit bien y avoir un autre moyen.
Non, c’est la seule solution, répondit-il posément. T’en fais pas, tout se passera bien, promit-il.
Ses paroles et son regard à la fois doux et déterminé suffirent à m’apaiser. Nous lui faisions tous confiance.
7h45 : Enfin, le moment arriva. Jo se leva signifiant à notre petit groupe qu’il était temps de bouger. Chacun pris son masque et sa banderole puis avança furtivement dans les allées des jardins. Il était presque huit heures et la foule déjà massée autour de l’Arc de Triomphe s’impatientait. La veille, Bill avait remarqué à l’angle de l’avenue une faille par laquelle on pouvait facilement atteindre le parcours sans être inquiétés. Au pied du circuit, le cordon de sécurité formé par des barrières et des policiers en faction semblait infranchissable. Notre bande jouait des coudes avec les passants pour atteindre le premier rang.
8h07 : On entendit l’exclamation et les applaudissements du public retentir à l’approche du coureur. C’était maintenant ou jamais. Le coureur parvint à notre hauteur et je savais que c’était à mon tour de jouer. Je devais créer une diversion. N’importe laquelle m’avait prévenue Jo. La boule au ventre, j’ai fait mine de m’évanouir devant le petit groupe de policiers posté entre l’Arc de Triomphe et l’avenue. Ils s’attroupèrent autour de moi. L’un d’eux s’empara de son talkie-walkie pour alerter les secours.
Ça va petite ? me demanda-t-il.
C’est à ce moment-là que j’entendis dans le talkie-walkie un de ses collègues hurler :
Code rouge, code rouge ! Bougez-vous bande d’empotés !
Dans le dos l’agent qui s’était agenouillé pour m’aider, j’aperçus Jo. Il était masqué et piqua un sprint entouré de nos camarades. Il avait réussi à s’emparer de la flamme olympique et la brandissait fièrement au-dessus de sa tête en narguant la foule ébahie, mi indignée, mi amusée face à une telle inconscience. Bill secouait énergiquement une banderole au nez des policiers en scandant :
La planète, vous la voulez bleue ou bien cuite ?
Kerry et Madison encourageaient le public à les rejoindre. Beverley à l’aide de quelques camarades lançait des masques aux spectateurs. Je réprimais mon envie de rire devant ces agents déconcertés.
Le policier qui m’avait aidé, m’abandonna.
Bouge pas petite, le SAMU arrive ! me lança t’-il.
Puis il se précipita à la poursuite de Jo.
Nos camarades avaient à peine parcouru une cinquantaine de mètres que les policiers les rattrapèrent. Les ados formèrent autour de Jo un cercle protecteur tout en continuant à marteler des slogans. Intimidé par la police, Jo semblait hésitant. Les forces de l’ordre avaient l’air furieux, la foule était exaltée. Une partie du public encourageait les policiers tandis que l’autre acclamait notre action. La tension était palpable, les protagonistes des deux côtés se toisaient avec mépris. J’étais tétanisée, encore au sol, je peinais à me relever. J’eus le pressentiment que la situation allait dégénérer lorsque les CRS débarquèrent.
Dispersez -vous ! somma un des agents.
Jo, galvanisé par les cris du public, sortit de sa torpeur et retrouva son aplomb. Il agita la torche olympique et se mit à provoquer les agents de police.
On n’a pas peur de vous ! hurla-t-il. Y-a pas deux Terres ! Arrêtez de la tuer.
On va faire usage de la force, dispersez-vous ! s’époumona de nouveau l’agent.
Les autres membres de notre équipe prirent exemple sur Jo. Ils se mirent eux aussi à défier les autorités en mêlant insultes et cris de ralliement. Le groupe d’inconscients tenait admirablement tête aux forces de l’ordre.
Dernière sommation, on va faire usage de la force ! répéta l’agent extrêmement irrité.
8h12 : Soudain, l’un des ados arracha sa chaussure puis la balança sur un CRS. C’en était trop. Les policiers qui jusque-là se contentaient d’encercler le petit groupe pour le contenir passèrent à l’action. Celui qui avait reçu la chaussure s’emporta et lança une grenade lacrymogène en direction des ados. Certains policiers envoyèrent des fumigènes sur le petit groupe. Puis ils sortirent leur matraque. Jo et les camarades survoltés tentèrent de forcer le barrage de police pour échapper aux fumées qui les asphyxiaient. Certains spectateurs avaient rejoint nos camarades, d’autres fuyaient. La panique s’était emparée des gens autour de l’Arc de Triomphe.
Jo ! Où es-tu ? M’entendis-je crier au milieu de ce chaos.
8h14 : Sans réfléchir, je me précipitai vers l’épais brouillard. Je passai mon foulard devant le visage pour ne pas respirer le gaz. Le sol était jonché de débris ce qui rendait ma progression pénible. J’avançai à tâtons, les yeux larmoyants, dans la confusion la plus totale. Les sirènes des secours hurlaient, les forces de l’ordre aboyaient sur la foule hors de contrôle.
Des individus étaient maintenus au sol par les CRS, d’autres avaient arraché des pavés qu’ils projetaient sur les policiers, d’autres encore, suffoquant, rampaient au sol pour ne pas inhaler l’air nauséabond et acre. Une odeur de brulé flottait, des poubelles étaient en flammes. Certains camarades drapés dans leur banderole courraient masqués en direction des barricades pour s’enfuir. Quelques-uns furent alignés mains sur la tête devant un car de CRS. Plusieurs personnes, aussi bien des policiers que des spectateurs, gisaient inconscientes. Des blessés gémissaient en attendant l’arrivée des secours. J’aperçus Bill, menotté, face contre terre, il continuait à scander ses slogans. Tandis que Kerry et Madison essayaient d’échapper à leurs poursuivants en enjambant les barrières de sécurité. Beverley était introuvable.
8h15 : C’est alors que je distinguai Jo. Son masque était tombé et je vis la douleur lui contracter le visage. Son œil droit était en sang. Un CRS l’écrasait contre une barricade à l’aide de son bouclier.
Jo ! hurlai-je.
Il me regarda, paniqué.
Va-t’en ! m’ordonna-t-il. Te fais pas prendre !
Pour une fois je ne l’ai pas écouté et j’ai foncé, le cœur battant, dans sa direction. J’étais écœurée. Comment pouvait-on s’en prendre à des ados ? Surtout à Jo. J’ai crié de toute mes forces :
Lâchez-le !
J’ai attrapé le CRS par le bras. Je n’eus pas le temps de comprendre. J’entendis un bruit sourd comme une détonation puis Jo hurla de toutes ses forces. Brusquement, tout devint noir. Il était huit heures seize.
Ce soir-là, au journal de vingt heures, ils ne parlaient que de ce qui s’était passé.
Ce qui devait être une fête a vite tourné court. Ce matin, un groupe de jeunes s’est emparé de la flamme olympique qui devait parcourir Paris et atteindre le Stade de France pour l’inauguration des Jeux Olympiques. Une confrontation entre les forces de l’ordre et de jeunes manifestants pour le climat a éclaté peu avant neuf heures aux abords des Champs Elysées. On dénombre quatre-vingt-trois interpellations et une vingtaine de garde à vue. On compte une trentaine de blessés dont six grièvement. Ces heurts ont coûté la vie à l’un des manifestants, seulement âgé de seize ans.
Notre envoyé spécial est en direct depuis Paris pour faire un point sur la situation :
Bonsoir. Le calme est revenu après l’agitation de ce matin. Alors que l’avant dernier relayeur allait atteindre les Champs Elysées en passant par l’Arc de Triomphe, un groupe de jeunes gens masqués s’est emparé de la flamme olympique dans le but je cite « de porter un message au monde entier ». Une adolescente, encore sous le choc, a accepté de s’exprimer devant nos caméras à visage couvert :
On voulait dénoncer l’inaction de nos dirigeants face à la dégradation de la planète. Si nous ne faisons rien, nous serons tous condamnés. Nous sommes tous concernés. On savait qu’on attirerait l’attention mais on ne s’attendait pas à ce que cela finisse mal. J’ai perdu une personne qui m’était chère. Je souhaite qu’elle ne soit pas morte pour rien.
Merci pour votre témoignage. La scène de chaos filmée par un amateur circule sur internet. Elle comptabilise des millions de vues. Elle a été relayée et commentée sur Twitter par des milliers d’abonnés. Une marche blanche sera organisée dans les prochains jours par la famille en l’honneur de la jeune victime. Une enquête a été ouverte par la police des polices afin de déterminer les circonstances du décès. Pour répondre à l’émotion suscitée par ce drame, le gouvernement a immédiatement réagi. Il promet l’ouverture de débats suivis d’actions pour faire face au problème du réchauffement climatique. Le gouvernement assure aussi que les responsables du drame seront lourdement sanctionnés.
La déclaration de Beverley était poignante. Jo, inconsolable sur son lit d’hôpital, avait regardé l’édition spéciale du journal et pleurait à chaudes larmes. Amer, il fixait la photo de la jeune fille à qui, la veille, il avait tendu la main. Il lui avait pourtant promis que tout se passerait bien.