La Claque

4 juillet 2020.
 

Il se met à courir. Ses jambes se sont actionnées d’elles-mêmes, mues par un instinct indicible. Des jambes entraînées, robustes, forgées par le relief de cette île qui l’a vu grandir. Ses foulées laissent en souvenir de légères traces qui s’ajoutent à celles, précipitées, des animaux.
Flèche perdue, désorientée, quelle est ta cible ? Si seulement il en avait conscience… On l’a coupé de son élément, une partie de lui s’est retirée, loin, loin aussi loin que l’étendue qui se profile à l’horizon. Aussi soudainement que l’océan.

Chacune de ses empreintes l’éloigne de la cabane qui leur sert d’habitation, à lui, son père, sa mère ; un petit foyer à l’écart du village, les pieds sur le rivage. Au centre de cette case rustique un poste de radio trône fièrement, telle une relique régnant sur sa petite table basse. Aussi loin que Junid s’en souvienne, jamais son grésillement douteux ne s’est tari ; et inlassablement l’objet sacré déverse « les échos du monde d’en haut » comme se plaît à les nommer son père.
L’appareil s’affole, pris par une excitation furieuse qui détonne avec la tranquillité oppressante qui l’enveloppe. Les voix sifflent, vitupèrent, s’interrompent. De l’anglais au japonais on pérore, mais ce ne sont plus des voix, plus des débats, seulement un véritable concert de caquètements assourdissants. Ils ont tous accouru. Toute la volière est présente, sommités dans leur livrée bien taillée, savants à l’œil perçant, jusqu’aux journalistes plumes à l’écart de la piste. Ils exhibent le beau morceau de leur ramage au mépris de la radio qui, migraineuse, semble à la limite de se fragmenter. Qui aura le chant le plus convaincant ?

Tap. Tap. Junid fend les airs, regard vissé devant lui, quand ses pieds percutent quelque chose de rugueux. Ses jambes fléchissent, le propulsent en avant et en l’ombre d’un instant ses lèvres embrassent le sable sec et granuleux.
Hébété, il se relève et jette son regard à l’endroit de sa chute : là, seule, une boule remuante se débat au sol. Prisonnière dans un carcan de filets retors, une tortue gémit faiblement. Le garçon la soulève délicatement dans le creux de sa main et la libère de sa toile mortelle. Cet animal, que fait-il ici ? C’est le seul vestige de la mer, isolé dans ce désert. Junid sent alors une angoisse qui étreint sa cage thoracique, lui pressant l’estomac, pour fait jaillir de ses entrailles trois mots qui ricochent sur les parois de sa tête telle une caisse de résonance.

Perché sur son ring, un économiste élude posément la question.
« Selon les corrélations des trois graphiques de la page 576 du 66ème rapport étudié ce matin à 6h01, en reconvertissant l’ensemble des secteurs touchant le marin, nous pouvons tirer profit de… »
Rapidement, son jacassement sombre dans une marée d’élucubrations.

Où est-elle ? Junid semble interroger la bête marine, se perdant dans ses yeux profonds. Il scrute les environs. À droite, à gauche. Sur le sol. C’est à ce moment qu’il remarque que les multiples traces laissées par les animaux ne sont pas éparses, telle le serait une constellation d’étoiles filantes. Non, elles forment un chemin comme s’ils s’étaient retirés vers la même direction. Une lucidité nouvelle s’empare de l’adolescent. Ce dernier reprend sa course folle, volant sur les pas chaotiques de cette faune fuyante... Sauf qu’à présent, il sait où cela le mène.

Pendant ce temps, le boîtier au gosier parlant, lui, pépie toujours.

Junid suffoque. Telle une menace oppressante, un air délétère et son voile opaque se sont emparés des lieux. Le jeune homme veut la retrouver, absolument, avant que le feu avide des hommes ne la consume entièrement. Il en a conscience, de ce besoin inhérent d’elle, pour la terre entière mais aussi pour la carapace recroquevillée dans sa paume.
Besoin de son parfum. De ce souffle de vie.
Vite.

La ritournelle lointaine de la radio sort le père de Junid de l’univers de ses songes pour le pousser devant le poste essoufflé. Il le fixe, sans écouter, en essayant de saisir ce qui échappe à son esprit averti. Des sensations infimes, furtives, et ce matin, absentes. Les murs transpirants une sueur salée. Les effluves portées par le souffle des flots. Il sait, sans même que ses yeux vérifient sa certitude. Leur île n’est plus une île.
Sortant de sa torpeur, il lève lentement sa main vers l’appareil et met fin, pour la première fois, à son tapage incessant. Pour la première fois, il rompt le lien avec ses « échos de là-haut », un là-haut qui semble les avoir oubliés, eux. Il soupire.
Soudain, une plainte lancinante réveille le silence opaque. L’homme sursaute, abandonnant ses réflexions et dévale sur ce qui était, pas plus tard que la veille, la plage.

Tap. Tap. Pantelant, Junid l’aperçoit enfin. Une ombre flottante, évanescente, tel un mirage sur la ligne d’horizon. Qu’elle semble réduite, presque brisée ! Consterné, son cœur ne peut réprimer un pincement douloureux.
Elle le néglige.
Le coureur ralentit progressivement son allure. Il l’aborde délicatement, avec ses cheveux d’azur qui cascadent en boucles humides. Son visage sage et ridé se tourne lentement vers lui, dévoilant sa face estropiée, et sa bouche, entrouverte, révèle une langue mutilée comme si on avait voulu opprimer son chant. Et juste là, au milieu de sa poitrine parsemée de coquillages, un trou béant. Son cœur ! Arraché, perdu. Le regard qu’elle lui lance n’inspire pas la pitié mais une honte qui fouette Junid de tout son être. Un sentiment d’humilité s’empare de lui. Dans sa main, la jeune tortue rappelle sa présence en couinant faiblement. Il la dépose aux pieds de sa mère, et tout en rampant, sa petite protégée gravit les ondes de son corps pour plonger dans l’abîme transperçant sa chair houleuse.

Le père de Junid n’est pas le seul à avoir accouru. Les habitants affluent de toutes parts, interloqués, décontenancés, formant une masse sombre et grouillante. Face à eux, une autre masse, bien plus imposante, mais immobile, pourfend la brume presque irrespirable qui s’est installée. Des ses entrailles s’échappe, presque mélodieuse, la complainte qui détonne dans le mutisme qui les environne.

Les sourcils de son père se froncent.
« Qu’est-ce que.… ? »
Il s’approche hâtivement, et se rend compte que l’ombre qui se dresse est en réalité une montagne d’ordures, d’objets cassés ou neufs, d’immondices rejetés par les hommes. Les autres reportent leur attention sur lui. Alors, il s’empare d’un déchet, une petite poupée de plastique au sourire innocent, et commence à s’attaquer au monstre d’ordures. Un à un, hésitants, les hommes, les femmes et les enfants se mettent à l’imiter pour devenir un armée solidaire résolue à libérer le cri prisonnier.

Les autres animaux, où se trouvent-ils ?
Junid se noie dans le reflet de la belle bleue, en quête de réponses. Il y palpe, bien à l’abri, un berceau de vie foisonnant pareil à un second cœur vibrant dans ses abysses. Mais ce n’est pas tout. Il sent aussi sa rage sourde, une rage dénuée de haine, indifférente, une rage juste marquée par une désillusion amère. Des hommes redoutent sa colère submergeant les continents, d’autres l’exploitent, la droguent sans respect. À présent, son organe vital enlevé, elle est si lasse de subir les milliers de piques pernicieuses assénées, si lasse de devoir se rebeller !
Elle s’éclipse donc, aspirant toute forme de vie, emportant les êtres vivants et les éléments dans sa robe d’écume, tirant ainsi sa révérence. Pourtant, elle manque déjà à Junid. Pas à cause des ses richesses prodigieuses, de ses poissons démesurément pêchés ni de l’or noir excessivement puisé. Non, lui il aimerait seulement toujours pouvoir contempler un coucher de soleil sur son corps d’aigue-marine, affronter la tempête sifflant à travers les cocotiers ébouriffés. Ces fragments d’une vie qui lui semblait si répétitive quelques instants auparavant.
Reviens, reviens.

Progressivement, l’ogre de résidus chancelle, se tasse, s’effondre. La singulière mélopée semble s’enfuir de nulle part.
« Ho ! »
Un enfant pointe son doigt basané vers une pointe scintillante, manifestement la source de cette musicalité à la douce vigueur. Cette chose luisante, on aurait dit un coquillage, sauf que ce n’en est pas un. Le père de Junid se baisse pour mieux l’étudier. C’est la création la plus admirable qu’il ait pu voir dans sa courte vie d’homme. De la taille d’un poing, elle est faite de mille éclats étincelants présentant une forme à la complexité épurée. Il la ramasse prudemment. Comme c’est curieux ! Il perçoit une vitalité tenace, vibrant contre sa peau. Il recule. Sans aucun doute, ce qu’il a entre ses mains est d’un précieux inestimable. Ainsi, il se laisse guider par cette âme qu’il tient, bercé par les flots de son chant sibyllin. Ses pairs s’écartent sur son passage, et d’une entente muette, se mettent à le suivre.

C’est un roi mage et son cortège traversant le désert, entraînés par le morceau de nature unique. Peu à peu la procession rejoint la voie dessinée par les animaux, quand le père de Junid discerne son fils. Quelle est cette étrange ombre bleutée tapie derrière lui ? N’osant s’avancer davantage, la petite troupe s’arrête. Son meneur regarde le trésor qu’il transporte au bout de son bras, s’accroupit, puis le fait rouler aux pieds du jeune garçon. Celui-ci s’en saisit, fait volte-face pour le tendre à la mer, ou enfin ce qu’il en reste. Tous observent, souffle coupé. Ils se rendent compte à quel point leur univers tient à un équilibre précaire, malgré la puissance sans limites des éléments. La conviction d’une harmonie pérenne peut-elle encore éclairer, concilier des êtres malgré leur différents ?
Oui, tambourinent leurs esprits à l’unisson. Cependant, elle, va-t-elle demeurer, en dépit de cet équilibre rongé sans scrupules ? Le sable l’absorbera-t-il complètement, condamnant le monde à la sentence de ses actes, comme un navire dans un naufrage ? La brume se fait de plus en plus pesante.
Tout à coup, un éclair fulgurant aveugle le maigre rassemblement. Des embruns effleurent leurs visages, suivis d’une brise salée qui se lève. Puis le calme retombe. Lorsque Junid rouvre ses yeux, sa main tendue est vide. Ce qui était, il en est certain, le cœur de la mer a été englouti. Il se retourne, et face à lui les traits graves des habitants. Derrière eux, autour de lui, et tout ce que ses yeux peuvent capter, seulement le sable.
Alors, un clapotement léger parvient, rassurant, jusqu’à leurs oreilles. Le garçon remarque juste entre lui et ses semblables, un minuscule creux où la mer bien que réduite se repose, paisible. Junid exulte, il sent l’euphorie animer ses membres. Le long dessin du lendemain est incertain, certes. Mais si les hommes veulent retrouver la mer… leur mère, galaxie manquante au cosmos de l’existence, il va falloir qu’ils acceptent de les écouter réellement, eux et toutes ces tribus disséminées. Eux, parfois bien plus proches de la réalité, qui leur esquisseront la manière de vivre, partager avec l’océan, s’en inspirer sans lui arracher des hurlements de douleur jaillissant de ses profondeurs. Le jeune homme sourit à son père, au groupe devant lui, à l’aube nouvelle dans ses difficultés à surmonter. Aucun cap pris n’est immuable.
Les pieds des uns entament des pas de danses rythmés par les clapotis marins, les voix des autres s’élèvent en un chœur dont les sons déferlent au loin. En réponse, dans le ciel qui s’est dégagé, l’appel d’une sterne huppée.

Driiiiiing ! Driiiiiing ! Le téléphone posé sur le bureau marbré de M. Le Directeur sort celui-ci de sa lecture, le rappelant à ses fastidieuses obligations. Importuné, il laisse l’objet s’égosiller un peu. Mais qui est l’auteur du torchon qu’il vient de lire ? Sûrement encore un de ces poètes illuminés. Du haut de son building de cinquante étages, fière construction née de la réussite de ses affaires, M. Le directeur songe à la mer qu’il possède, lui. Une mer de maïs, de soja, sillonnée par des monstres vrombissants, une brise toxique fuitant de leurs branchies. Bien évidemment que pour cela il avait dû marcher sur la vraie mer, l’assécher, ou abattre des forêts ! Un rictus méprisant se dessine sur ses joues rasées. Il décroche enfin le combiné. Au bout du fil, un subalterne embarrassé.
« Euh…M. Le Directeur ? Nous nous heurtons à des complications majeures…
- Que se passe-t-il encore ? »
Le récit torturant malgré tout une partie recluse de ses pensées, le bonhomme costumé ajouta, sarcastique :
« Allez-y, dites, qu’est-ce ? Vous allez me faire croire que la mer a dévasté mes terres ?
- Si seulement on avait pu avoir un peu de mer, cela aurait été une autre histoire. Vos champs, Monsieur… Le feu les a ravagés. Dans leur intégralité. Il n’en reste plus aucune trace. »
Le livre, dans la main de M. Le Directeur, vacille, se libère de son emprise pour embrasser le sol lustré dans un bruit sec, à la manière d’une gifle ramenant à l’évidence.

Rien n’est perdu, rien n’est gagné, tout reste à faire.