Une vague d’effroi

4 juillet 2020.
 

Il se met à courir.
Junid ouvre la bouche pour crier, mais pas un son n’en sort. C’est comme s’il a été, lui aussi, rendu muet. C’est alors qu’il remarque les innombrables traces de pas des animaux qui ont fui. Il se met à courir. Il s’arrête dans une clairière, essoufflé. Il s’assoit sur une souche et contemple les branches qui cachent le ciel, la nature l’apaise. Pourtant, il sait que quelque chose ne va pas. Il le sent. Junid reprend ses esprits, se rend sur la crique pour voir la vieille marchande de poissons dans sa hutte. C’est toujours vers elle qu’il se tourne lorsqu’il a un doute ou un problème, il la connaît depuis qu’il est tout petit. Elle lui a appris tout ce que ses parents auraient dû lorsque Junid n’était encore qu’un petit garçon. De toutes les façons, il n’a jamais eu une bonne relation avec eux. Ils sont un peu comme ses patrons, il a toujours trouvé ça malsain, mais bon, après tout, c’est comme ça que cela fonctionne.
Il aperçoit au loin la marchande, elle est, comme toujours, assoupie sur le comptoir de son échoppe. Il la secoue doucement.

Elle prend un temps pour observer autour d’elle et se rendre compte de la gravité de la situation. Elle finit par me dire :

Junid est toujours aussi bouleversé par ce qu’il vient de se produire, et apprendre que la marchande s’en doutait depuis longtemps ne fait qu’empirer son état. Mais, en y réfléchissant bien, ce n’est pas si étonnant. Junid avait toujours vu en elle une sorte de voyante comme on en trouve dans les vieilles légendes qu’elle aime lui raconter.
Elle a pour lui toujours vécu ici, et eu le même âge, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas. Il la considère comme une deuxième mère mais il ne sait que très peu de choses sur elle, ce n’est pas étonnant qu’il s’invente des histoires par milliers sur elle. Elle est mystérieuse.

Encore une légende. Il avait été bercé par ces contes étant petit garçon, mais il n’y croit plus trop désormais.

Le jeune homme est bouche bée. Il se sent à la fois confus, terrorisé et désemparé.

Junid ressent tout à coup le besoin de remercier tout ce qui l’entoure. Mais il sait bien qu’il est trop tard. La mer est partie et les animaux ont disparu. À force de malmener la nature de la sorte, elle l’a délaissé, et il n’est plus rien. Mais il ne peut pas s’empêcher de lui poser la question suivante :

Junid était au bord des larmes. Tout son monde s’est écroulé. Bien sûr, ce drame ne laisse pas la marchande de marbre mais elle a toujours été très forte. Elle n’a jamais montré ses émotions si elles peuvent affoler qui que ce soit. Elle sait entretenir l’espoir. Malgré son effort certain pour conserver ses sentiments pour elle-même, Junid perçoit tout de même de la peur dans ses yeux.

Le jeune homme ressent le côté mystérieux que la marchande s’efforce de donner à chacune de ses paroles. Elle est très sage, il lui fait aveuglément confiance, alors, il s’empresse de regagner la forêt afin de suivre son conseil.

Il s’assoit sur la même souche qu’un peu plus tôt dans la matinée et se met à réfléchir. Tout se bouscule dans sa tête. Il n’arrive toujours pas à croire ce qui est en train de lui arriver. Maintenant, il est seul face aux arbres sombres et inquiétants, ses peurs semblent peu à peu s’emparer de lui. Il est terrorisé, sa frayeur de l’avenir est la plus grande de toutes. Que va-t-il se passer ? Que faire ? Sa vie ne sera plus jamais la même. Il se met également à penser à la légende, à cette jeune fille, tellement ingrate. Enfin c’est ce qu’il en a pensé au début. Mais maintenant, avec du recul, il est exactement pareil. Tout lui a été servi sur un plateau d’argent depuis sa naissance. Bien sûr, il a travaillé. Mais pas autant que la nature pour lui fournir tout ce dont il a eu besoin. Il a pêché des poissons, cueilli des fruits, pas un seul merci. Mais peu importe, ce ne seraient que des mots. Cela ne rendrait en rien à la nature tout ce qu’il lui a pris. Mais ce geste lui aurait sûrement permis de se rendre compte de la valeur de ce qui l’entoure et de faire plus attention. Il a pillé la nature et n’en a jamais pris soin. La marchande a raison, on coupe un arbre, on doit en replanter un. Mais cela pourrait durer longtemps comme ça, à s’apitoyer sur son sort, et sur toutes les fois qu’il aurait pu agir mais il ne l’a pas fait. C’est vrai, il aurait pu. Il aurait dû. Mais il est trop tard. Et c’est seulement maintenant qu’il s’en rend compte, alors que le mal est déjà fait.

Pour se calmer, il observe ce qu’il reste de la nature, des arbres au bois sec et terne, sans feuille. Le paysage est morne et monotone. Il regrette. Mais tout à coup, le ciel se noircit et une violente bourrasque emporte le peu de branches qu’il reste sur ces pauvres arbres. Il hurle. C’était la seule chose qui lui restait, et tout s’envole.

Il se met à genoux et éclate en sanglots. Les larmes qui coulent abondamment sur ses joues, sa voix s’éteint, il a trop crié. Soudain, une branche lui heurte la tête.

Junid se réveille en sursaut. Quel rêve étrange ! Pourquoi la mer disparaîtrait aussi soudainement ? Se dit-il. Mais enfin, trêve de rêveries, il a du travail. Il pose un pied au sol et ressent comme une drôle de sensation. Il sent le plancher humide sous ses pieds, mais il n’arrive pas à déterminer réellement de quelle substance il s’agit. De plus il fait très sombre, ses volets en bois sont fermés. Il traverse sa chambre pour les ouvrir et au fur et à mesure qu’il avance, il sent comme une gêne, comme si… comme si la pièce était inondée. Pourquoi se passerait-il une chose pareille ? Ce n’est pas la saison des pluies. Il ouvre la fenêtre et entend des bruits étranges. Il distingue des « au secours » et des sons de vagues déchaînées. Il s’empresse d’ouvrir les volets et découvre avec horreur la mer qui avait atteint son logis, prenant de plus en plus de hauteur au fur et à mesure que les vagues emportent tout sous leur passage, y compris la hutte de sa chère marchande. Elle s’était probablement encore endormie avant de se réveiller, déjà loin de la côte. Il se souvient un jour avoir pensé étant enfant qu’elle était étrange, à s’endormir comme ça, sur le comptoir. Maintenant, elle appelle à l’aide flottant sur les débris de son foyer. La réalité prend soudain Junid par les tripes, il va se faire emporter lui aussi. Il s’apprête à s’enfuir, trébuche, se couvre les oreilles avec les mains, et ferme les yeux, comme pour supplier la nature de l’épargner. Mais il est trop tard, l’eau l’a déjà rattrapé.