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4 juillet 2020.
 

Je lui ai pris la main et je l’ai suivi. Jo nous emmena chez lui, le groupe et moi. Sa maison m’avait émerveillée depuis la toute première fois que je l’avais mirée, il y avait de ça plusieurs printemps écoulés. Son toit en tuiles d’ardoise fine et son plafond haut et blanc réfléchissant la lumière avec un charme inouï me fascinaient toujours autant. La beauté des meubles anciens rivalisait avec celle du domaine sauvage que sa famille possédait. Des dizaines de mètres carrés de jardin strictement entretenu, imitant la pierre de jade pour sa sublime teinte verte, s’offraient à nous à travers les majestueuses baies vitrées. Les chambres demeuraient à l’étage. Ils jouissaient même d’un grenier, la salle secrète de nos jeux avec Jo et la bande. J’y remontais ce jour-là depuis de très nombreux mois, des années peut-être. L’odeur de renfermé remplit mes narines à la seconde même où je passais la tête à travers la petite trappe. Une légère lumière tamisée nous éclairait sombrement. Je vis les yeux de notre meneur briller de cette étincelle fougueuse qui régnait au fond de ses iris quand il préparait un mauvais coup. Il attrapa un fusil mitrailleur, fièrement fixé au mur, que je n’avais pas remarqué en montant. Jo nous expliqua qu’il le détenait de son père défunt alors qu’il était encore enfant, un chasseur hors pair, dont il aimait vanter les mérites. Kerry voulut le prendre en main immédiatement. Notre ami s’en amusa et le lui laissa. Il disposait d’autres armes absolument, superbement, parfaitement effrayantes. Des arbalètes, des pistolets, des fusils et des mitraillettes se reposaient, amoncelés, dans un imposant coffre en bois. Comment son père avait-il pu se servir d’autant d’outils si perfectionnés ? Notre complice influent nous laissa choisir nos bijoux, comme il les appela. J’optai pour un revolver du fait de sa puissance, de sa légèreté et de sa discrétion. Certains préférèrent un fusil, d’autres une mitraillette ou encore une doublette de pistolets. Jo, quant à lui, adopta une petite carabine. Les mains moites, je trouvai un fourreau adéquat afin de le cacher, tout comme mes camarades révolutionnaires. Nos longs manteaux rembourrés, ajustés pour affronter un hiver impitoyable, nous permettraient de les dissimuler aisément. Étais-je consciente de ce qu’on allait faire ? La réponse est non, assurément. Je devais sûrement aspirer à devenir une militante accomplie et reconnue, d’extirper le monde du chaos dans lequel il se noyait. À quoi pensais-je ? À quoi pensait-on ? Indéniablement, notre lucidité se trouvait étouffée par notre ivresse audacieusement puérile. On avait l’impression d’agir. D’agir alors que la population mondiale détournait les yeux à la vue de l’effroyable avenir qui nous attendait. D’agir alors que les puissants de cette époque analysaient plus leur richesse que leur impact environnemental. D’agir alors que tout le monde s’en lavait les mains. Naturellement, aucune de nos armes n’était chargée. Seul Jo possédait une balle, utile à exposer, lors de l’assaut, notre crédibilité d’adolescents, malheureusement considérés comme incompétents, inaptes, incapables et ignorants pour ce qui était de prendre des mesures politiques et écologiques. On hésita longuement à se parer, ou non, de cagoules. On conclut que l’importance qu’on plaçait dans l’anonymat de nos identités, même provisoire, demeurait vive. On voulait simplement être écoutés, pris au sérieux, nous les jeunes, qui nous faisions marcher dessus continuellement, sans que la société, pour une fois, ne fasse de distinction entre nos fraîches paroles et celles des sages adultes. N’était-on pas assez grands, raisonnés et matures pour comprendre l’enjeu du monde ? On était fermement convaincus que si. Voilà qu’on était prêts. Prêts à nous battre pour nos idées, notre futur, notre génération irresponsable de cette situation, mais qui allait pourtant se faire dévorer. L’excitation s’immisçait dans chaque corps, mais les têtes, elles, restaient obscurcies par l’angoisse. Notre plan était spontanément réfléchi. On l’avait façonné et poli en seulement quelques heures, par discussions agitées et débats tapageurs. Finalement, Jo avait eu le dernier mot, comme à l’accoutumée, mais chacun de nous avait été en accord avec ses arguments et idées. Ses idées folles, certes, mais comment se faire entendre autrement ? Notre planète saignait, il était grand temps de la panser, et naïvement, on croyait être les médecins héroïques qui la soigneraient. On se dépêchait : la nuit tombait hâtivement en cette fin d’après-midi de janvier. Lorsqu’on finit de tous nous regrouper en cercle, telle une équipe de sport soudée, et de souffler une dernière fois notre stratagème, non sans nervosité, on descendit par la poussiéreuse échelle craquante du grenier, si empreint de doux souvenirs. Nos joues blêmes témoignaient de notre panique palpable, et nos yeux fixés au sol, de notre concentration incontestable. On marchait dans les rues de cette capitale dont je ne connaissais pas encore tous les moindres recoins, moi, enfant biologique de Stockholm, et adoptive de Washington. La ville était, aujourd’hui encore, et inlassablement depuis sa création, semblait-il, inondée de cette marée humaine à laquelle je m’étais habituée. On se frayait un chemin entre les gens inconscients de l’opération qu’on s’apprêtait à entreprendre. Le rire était timidement revenu dans nos conversations futiles alors qu’on se rapprochait de plus en plus de l’endroit fatal, le lieu où le cours de notre histoire allait changer à jamais. Ce n’est que lorsque je l’aperçus, au loin, que mon cœur trébucha sur un battement : je me rendis compte du pétrin dans lequel je m’étais empêtrée. Mais ma bande de complices activistes était ce en quoi je fondais le plus d’espoir. Je les aimais lyriquement, d’une amitié sans borne qui se rapprochait, chaque jour un peu plus, de la passion. Je n’avais qu’à me remémorer nos échappées d’adolescents heureux, nos multiples pactes fraternels sacrés, nos inviolables promesses respectées fidèlement, pour recouvrer cette confiance inébranlable en eux. Je n’étais toujours pas rassurée à l’idée de passer à l’acte, mais le lien qui nous unissait demeurait plus fort que tout. On franchit le fameux portail emblématique, haut et noir à l’image de notre mission funeste. L’éclat émeraude de la pelouse tondue à ras se reflétait magnifiquement dans la fontaine centrale alors que monsieur Soleil commençait déjà à tomber dans les bras maternels de Morphée. Je recentrai mon attention sur l’essentiel. On gravit les luxueuses marches du monument plein de symboles pour accéder à son intérieur. La majesté et la noblesse écrasantes de ce dernier me prirent de haut, surplombant mon frêle corps. On y était. On y était vraiment. Mon front pâli accueillait des gouttes de sueur fiévreuses. Je fus interloquée par la facilité qu’on eut à rentrer : la sécurité du lieu était pourtant décrite comme infranchissable. Jo avait-il usé d’une énième ruse pour duper les gardes ? Cela m’importait peu dans le feu de l’action. On se plaça à plusieurs mètres les uns des autres, entourant la foule sans qu’elle ne s’en aperçoive. Après maints clins d’œil discrets et dirigés vers chacun, on s’exposa publiquement avec nos cagoules, auparavant dissimulées dans les poches de nos vestes chaudes. Jo fit partir l’unique balle qu’il disposait dans le plafond, qu’elle transperça en un trou propre. De nombreux cris, plaintes et éclats de voix retentirent soudainement, et ma horde exhiba ses armes petit à petit, jusqu’à ce que mon tour arrive, sans pour autant que mes amis ne fassent attention à la tenue de la promesse que je devais loyalement honorer ; participer au combat. Mon courage se déroba alors instantanément, comme si je me réveillais d’un mauvais rêve où j’incarnais une autre personne. Ce ne pouvait pas être moi, là, prête à brandir un revolver sous le regard affolé, apeuré, horrifié de nos otages, de mes otages. Si un membre acteur de l’agissement m’avait surprise à ce moment, perdue, ahurie et abasourdie, sans doute aurais-je élevé mon arme pour assurer le rôle que j’avais à tenir dans l’embuscade et maintenir leur confiance en moi. Mais il n’en fut rien. Lorsque les innocents visiteurs virent nos machines de mort, ils s’engouffrèrent un peu plus loin dans le long couloir revêtu d’un tapis rouge, tels des moutons effarés pris au piège par une meute de loups agressifs. Beverley essaya de les calmer en leur déclarant intimement qu’on ne leur ferait aucun mal, mais que seule l’envie de parler au chef de l’État nous animait. Je craignis fortement que ses belles paroles ne changèrent rien à la peur qui leur secouait les tripes. Je fus brusquement saisie par une envie de vomir et un malaise insoutenables. Était-ce la prise de conscience brutale de ce qu’on était en train de réaliser ? On allait traumatiser des enfants pour longtemps, plonger dans l’angoisse des parents horrifiés, et devenir des figures de rebelles extrémistes, du moins si on ne croupissait pas dans une cellule de pierre avant. La sécurité, dont seule une infime partie pouvait se vanter de porter une arme à feu, mit en joue mes amis factieux, tout en gardant une distance élémentaire. Elle leur cria de lâcher leur équipement assassin, pendant que les gardes dépourvus de matériel montaient à l’étage discrètement, afin de garantir la protection du Président. Cet instant s’immortalisa comme l’unique moment où je ne vis pas flamboyer la lueur, véhémente et sereine, qui résidait d’ordinaire constamment dans les yeux du parent de cette idée insensée, absurde et aliénée. Jo déposa docilement son arme au sol, et leva les mains vers le ciel, tandis que je remarquais l’espoir de survivre naître sur le visage des détenus. Il fut bientôt imité par le reste des criminels salutaires. Des sanglots, émanant de l’entassement humain, me caressèrent les oreilles, et ma peau se mua en chair de poule. On faisait souffrir des enfants pour accéder à une entrevue qu’on ne nous décernerait même pas après notre révolte délinquante. Restait-il ne serait-ce qu’une once de bonté dans nos stupides têtes instables ? Ce fut la première fois de toute ma fraîche existence que je haïs Jo et son charisme devant lequel le plus fier des lions s’inclinerait. Où nous avaient-ils menés ? Je m’éclipsai prudemment vers la pièce de droite qui me tendait les bras, située à seulement quelques centimètres. Toute l’attention des trois gardes se portait sur mes compagnons provocateurs, et je sentis le bon moment pointer le bout de son nez. Je fis donc irruption dans la salle adjacente et déserte, puis retirai ma cagoule étouffante. La laine noire censée contenir mes pommettes se mouillait d’eau salée qui se dispersait à présent sur mes mains tremblantes. Comment avait-on pu atteindre un tel niveau d’inconscience et de bêtise ? Je séchai mes yeux vitreux et humides, tout en marchant à l’opposé du lieu de lutte armée, et enfouis mon masque en tissu dérisoire dans ma poche. Mon arme n’avait pas divorcé de son fourreau : cela avait été plus fort que moi. La violence infinie dont on faisait preuve dépassait tout ce que j’avais pu faire de mal dans ma vie. La confiance aveugle et absolue qu’on nourrissait tous à l’égard de Jo avait abouti à la plus sombre ineptie qu’on n’égalerait jamais. Je perçus le cours de mon existence chavirer : rien ne serait plus comme avant désormais. Je m’écartais toujours plus de cette pièce extrêmement foisonnante, synonyme de terrain de terreur foudroyante. Je me sentais honteuse, sale, dégoûtante et répugnante d’imaginer ce que pouvait endurer la foule prisonnière. « Prisonnière »... N’était-ce pas ce que je tendais à devenir ? Mes pensées se brouillèrent, et leur ardente noirceur défia celle des Enfers. J’enfonçai mes mains dans mes poches, et mes doigts se marièrent immédiatement avec un bout de papier dont je ne présageais pas l’existence. Je m’interrogeai, puis le sortis. « J’irai jusqu’au bout Amour, pour notre monde qui fane en agonisant. Je t’aime. Adieu, Jordan ». Ces mots y étaient griffonnés calligraphiquement. Était-ce une mauvaise blague ? Jo en était réellement capable, lui qui avait sans cesse besoin de bercer son ego, d’extérieur surdimensionné mais qui cachait, en réalité, un dévorant doute intérieur de sa valeur. Mais il avait signé de son nom entier, ce qu’il ne prenait la peine de faire que lorsque la situation se révélait sérieuse, voire critique. Je réalisai qu’il s’agissait d’une pure déclaration, aussi romantique que dans les films, aussi douce que les ours en peluche que s’offrent deux jeunes tourtereaux, aussi profonde que les sentiments les plus intenses qu’un homme puisse ressentir. Je souriais d’hébétude, pleurais de remords, enivrée par tous ces événements qui me tournaient la tête, et m’empêchaient de réfléchir rationnellement. C’était donc pour cette raison qu’il me dévorait des yeux alors qu’il nous expliquait son plan périlleux ! J’étais la fille dont il était épris, et il ne savait pas ce que nous réserverait le futur après nos actions outrageantes. La détention nous séparerait sûrement. J’imagine qu’il avait besoin de m’avouer le feu qui bouillonnait en lui, ce feu dont j’étais le combustible. Une salve de détonations faillit me paralyser le cœur définitivement. Je me retournai prestement sous le bruit assourdissant des balles. Mes jambes fébriles m’emmenèrent vers le hall de la Maison Blanche, d’où se dégageaient soudainement de multiples acclamations tumultueuses. Arrivée dans le chambranle de la somptueuse porte, je constatai, d’abord, l’amas des captifs prendre vie, et se ruer vers les sorties qui paraissaient bien étroites pour la quantité de personnes qui tentaient de les franchir, animées par un instinct de survie stupéfiant. Quand je baissai les yeux, après que la foule en délire se soit échappée, j’aperçus, pétrifiée et totalement choquée, les corps inertes et sanguinolents de mes amis dévoués. Chacun d’eux avait été tué, tout comme le Président qui se trouvait de l’autre côté du plafond lorsque la balle de Jo le perfora, quelques minutes plus tôt. Jo était allé jusqu’au bout. Ils étaient allés jusqu’au bout. La salle se transforma rapidement en une scène de crime atroce, barricadée par le plastique jaune barré d’inscriptions noires de la police. Je ne pus accéder aux naissants cadavres qui jonchaient le carrelage froid et régulier. Je dus accepter ces morts injustement légitimes, et déguerpir à la hâte, feignant de faire partie de l’attroupement auparavant séquestré. Je ne m’étais pas faite repérée par les forces de l’ordre, et ainsi descendre, incroyablement. Débarrassée de mon arme, abandonnée derrière un épais buisson du centre ville grouillant tel une fourmilière désorganisée, je sentis les pleurs inonder mon visage terne. Ma respiration devenait totalement incontrôlable, et mon cœur semblait pouvoir se tétaniser d’une seconde à l’autre. La culpabilité m’accablait. L’inquiétante nuit noire métaphorisait sublimement mon état psychique. Mes jambes s’effondrèrent sous mon poids, et je tombai en pleine rue. Je crus mourir, mais cela n’avait plus d’importance. Succomber m’aurait permis de rejoindre mes camarades disparus. J’aurai dû périr avec eux, m’éteindre d’une balle mortelle. Jo avait-il prévu un tel renversement de situation ? Était-ce ce qu’il présageait dans son mot lorsqu’il m’écrivait adieu ? Alors que je m’écartais du point de rassemblement des pompiers et policiers, mémorablement vifs et efficaces, une idée germa dans mon esprit embrumé. Par-dessus tout, désormais, il m’était vital que leurs morts ne soient pas vaines, il m’était vital qu’ils soient vengés, il m’était vital de respecter la promesse que je venais de leur faire, à l’instant, au bout de cette artère de Washington, bien qu’elle ne subsistait qu’à titre posthume. Le Président ne demeurait que très peu apprécié par la majorité du peuple, alors je patientai quelques jours, que l’indignation du pays pour mes amis soit à son paroxysme. La lave colérique de mon volcan intérieur ne cessa de mijoter durant ce laps de temps qui me parut infini. Puis, j’élevai ma voix à l’échelle nationale, me dopant du courage dont ma bande s’était apprêtée dans l’édifice politique. Je voulais que tout change, moi l’amie de ces pauvres adolescents qui prenaient la parole au nom de la jeunesse mondialement ignorée, moi qui sentais ce vide brutal dans mon cœur creux depuis qu’ils avaient été descendus pour un accident, moi qui voulais que leurs décès prématurés réveillent le monde. Ce monde enfoui sous des millions de tonnes de plastique, à la pollution toujours plus grandissante et inquiétante, que seuls les dirigeants suprêmes peuvent amenuiser. Évidemment, j’aurai eu besoin que justice soit faite pour achever mon deuil plus paisiblement, mais après tout, justice n’avait-elle pas été rétablie ? Même si de mon point de vue, assurément subjectif, un plateau de la balance s’affaissait plus que l’autre, je devais accepter cette fin tragique. Prestement, je fus soutenue et admirée par la communauté américaine, qui plaçait en moi l’espoir d’une inspirante muse du soulèvement populaire, d’une jeune égérie de cette cause majeure, du souffle audacieux de la nouvelle génération qui guiderait les autres. Je lui prescrivais mes souhaits d’un environnement plus sain, d’une Terre aux ressources mieux gérées, de la fin de la longue et interminable ère de l’égoïste anthropique. J’appuyais sur la disparition de mes amis lors de mes discours effervescents, tenant en haleine une audience importante, parfois internationale, et m’investis dans ce projet qui me redonnait un peu plus foi en l’humanité chaque jour que son ampleur s’accroissait. Je visais les jeunes particulièrement, sachant qu’ils étaient les adultes de demain, et, je pensais, le nouvel air de ce monde impur. L’écho de mes paroles engagées couvrait bientôt l’entièreté de la planète bleue. Le mouvement « Grève étudiante pour le climat » s’éveillait comme se déploient les pétales d’une rose au doux soleil accompagné de la brise matinale. J’en étais fière, et j’espérais que de là-haut, leurs yeux remplis d’eau de joie miraient tendrement la célèbre Greta Thunberg que j’étais devenue.