Une nouvelle vie

4 juillet 2020.
 

Il se met à courir. Il a chaud. Il a peur. Il est angoissé. Il ne contrôle plus aucun de ses gestes. Les mouvements de ses pieds battant le sable sont alors devenus automatiques : il ne peut plus s’arrêter. Il n’en a pas envie. C’est le seul moyen d’évacuer ses peurs car plus aucun son ne sort de son grand corps robuste. Ses peurs deviennent agacement et il ne comprend plus rien. Où sont les animaux ? Où est la mer ? Il faut qu’il suive les nombreuses traces de pas des animaux qui se sont enfuis.
Sa pensée est alors coupée par une image qui lui paraît bien singulière. Une sensation de « déjà vu » … est-ce son esprit qui lui joue des tours à cause de la panique et de la chaleur ? Il n’en a pas l’impression. Une scène habituelle de son enfance lui revient à l’esprit : il se revoit jouant auprès de son père pêchant sur le gros rocher, celui-là même qui semblait vouloir leur mort en enfonçant des aiguilles de pierre dans leurs pieds nus. Ce rocher aussi a disparu. Cela le dérange. Il ne sait pas pourquoi. Junid voit réellement sa vie défiler devant ses yeux pendant sa course. Il n’a qu’une envie : crier à l’aide. Il se sent mourir.
Mais il court. Il doit percer le mystère des disparitions de la nuit dernière. Il se replonge dans son enfance et se souvient du temps où son père lui apprenait à préparer les filets de pêche. Comme son père semblait fier ! A ses yeux, Junid était déjà un dieu, il en était certain, il était divin. Le jeune homme pense trop. Il pense tellement qu’il ne suit plus les traces de pas des animaux, qui sont pourtant ses seuls repères. Pris de panique, il cherche son chemin, mais il ne voit plus qu’un trou noir derrière lui. C’est fini. Il ne peut plus reculer. Il est persuadé que chaque détail de chaque souvenir est un indice indéniable. C’est alors qu’il entend le premier son de sa journée :
Junid…
Il a très envie de répondre… la voix semble venir d’une personne âgée car elle est éraillée et tremblante. Une lueur d’espoir le traverse. Il n’est plus seul !
Junid…
Il ne voit personne au loin. Cette voix, il ne la connaît pas. Il tente d’émettre un son. Sans succès. Il doit rêver. Il devient fou. Il court toujours, et rien ne l’arrête. Et quand la voix retentit une troisième fois, alors il en est certain, il ne rêve pas.
Junid…
Il se retourne mais il n’y a personne. Pas une ombre, mais cette fameuse tâche noire qui l’empêche de reculer le poursuit toujours. Il craint que tout cela ne s’arrête jamais.
Le jeune homme est bouleversé. Ses parents, la mer, les animaux, le rocher, la voix, la force, l’énergie, tout disparaît. Il n’a plus aucune notion du temps. Il sent son cœur battre. Fort. C’est sûrement le seul élément encore vivant de son corps.
JUNID !
Et la voix résonne. Plus qu’avant. Son écho est infini. Soudain, il ne voit plus rien au loin. Un rideau noir s’abaisse brutalement devant lui. Pris de panique, il s’arrête net, puis dégringole dans un trou interminable. Il prie pour que tout s’arrête : le temps, sa chute, sa vie… il ferme les yeux.
Plus tard, il sent comme une pression contre sa poitrine. Puis, comme une caresse sur son visage pâle et abîmé. Il ouvre les yeux. Il découvre, penchée au-dessus de lui, une vieille femme aux cheveux gris tombant sur ses épaules dénudées et le visage ridé. Elle porte une longue robe grisâtre en toile, usée par le temps, déchirée par son passé, laissant apparaître ses deux vieux pieds sales et blessés. Elle prononce à l’oreille de Junid quelques mots incompréhensibles et se relève d’un geste maladroit et douloureux.
Tu n’es plus seul Junid. Tu aurais pu me répondre. On serait allés beaucoup plus vite pour résoudre notre problème. Tu te rappelles de tout ? Tu m’as entendue ?
Au ton de sa voix, Junid pressent qu’elle a perdu patience. Il n’essaie pas de répondre. Il essaie de se relever grâce au peu de force qui lui reste. Plus rapide que jamais, la vieille femme se jette sur lui et le regarde avec des yeux lançant des éclairs. Junid ne comprend pas ce qui lui arrive.
Junid, l’heure est grave. Pour toi, comme pour moi. Nous sommes les derniers survivants de la planète.
Le garçon se racle la gorge. Il veut en savoir plus. Mais il se sent si faible.
Nous sommes tous les deux abattus par la fatigue mais il faut lutter contre la mort. Junid, je t’en prie, reste à mes côtés. Toi seul pourra sauver le monde, moi, je n’en suis plus capable. Le monde a besoin de toi, et tu es le seul qui peut sauver cette planète, Junid.
Il repense à son père. Celui-ci n’avait pas tort. Junid est le seul survivant avec une vieille femme qui n’est pas comme les autres. Il n’est pas mort alors qu’il se sentait mourir. Il est divin. Des milliers de questions fusent dans sa tête. Il entend la vieille dame marmonner quelques mots avant de dire :
Et celle la… je l’avais prédite… elle est arrivée…
De qui parle-t-elle ? se questionne Junid.
L’éclipse de Lune…
Est-ce une réponse à sa question ?
Tu as bien compris Junid.
Elle lit dans ses pensées. Junid n’avait jamais vu une personne comme elle auparavant et autant dire qu’il n’est pas rassuré en sa présence. Son cœur bat de plus en plus fort, il transpire de plus en plus. Ses mains sont moites. Il est nerveux, angoissé, pourtant, il ne pense qu’à une seule chose : l’éclipse. Une éclipse n’a jamais causé autant de ravages. Tout lui semble être un complot, un cauchemar. Il pense qu’il est divin, et c’est une éclipse de lune qui a fait disparaître la mer, les animaux, mais oui ! la mer ! la marée change en fonction de la lune ! Une éclipse totale de lune pouvait être une des nombreuses réponses attendues et l’avancer dans ses recherches.
Junid parvient enfin à faire sortir des mots de sa bouche.
Est-ce qu’une éclipse totale de lune a déjà eu lieu sur Terre ?
Non. Jamais. Pourquoi cette question Junid ?
Je me disais que la marée avait un rapport avec la lune. Donc une éclipse aurait pu être une des clés de la disparition de cette mer qui m’était si chère !
Junid éclate en sanglot. Tout ce qui comptait pour lui a disparu et il se retrouve avec une vieille femme qui ne lui inspire aucune confiance dans un trou noir …
Jeune homme, approche-toi. L’heure est venue pour t…
Junid ne la laisse pas finir sa phrase et se hâte afin de regarder dans le petit télescope fabriqué par la sorcière (car c’est l’image qu’il a maintenant d’elle). Il a l’impression de voir de petites boules orangées se déplacer dans le ciel noir. Le garçon est déçu. Il ne pense pas que cela l’aidera pour la suite de ses recherches.
Qu’en penses-tu ?
Junid ne répond pas. Il ne sait plus quoi penser. Alors la vieille femme s’approche de lui, prend ses mains dans les siennes, et, le regard grave, elle lui explique :
Je suis l’âme de la Terre, depuis toujours elle me transmet son énergie pour que je donne la vie. Aux Arbres, aux Plantes, aux Animaux, aux Hommes. Depuis quelques temps, je ne peux plus faire mon travail correctement, les Hommes abusent de l’énergie terrestre, parfois même ils la gaspillent. Cette fois, tous les signes sont arrivés, Junid, l’Univers a commencé à aspirer la vie sur Terre : les animaux l’ont compris avant vous et ils ont tenté de fuir. Mais comme tu l’as vu, ils ont échoué eux aussi. Junid, tu es le seul survivant.

Au fur et à mesure qu’elle parle, son souffle s’éteint, son corps devient transparent, puis elle disparaît.
Junid ne peut pas accepter ses paroles, il veut s’enfuir et essaie d’escalader le mur pour revenir sur le sable qui est maintenant inexistant.
Une fois arrivé en haut du trou, Junid se sent flotter et partir très loin. Il a l’impression de nager dans le vide, au milieu de nulle part.
Alors qu’il se laisse porter, il voit à quelques mètres de lui les boules orangées aperçues dans le télescope. Elles sont vives. Elles bougent rapidement. Puis, dans un mouvement spiralaire, elles fusionnent et Junid se trouve projeté à leur surface.
Il comprend avec désespoir et regret qu’il ne réussira plus jamais à sauver la Terre.
Sa vie de jeune garçon retourne au commencement. Au tout début.
Junid est maintenant le premier homme d’un nouveau monde, un monde qu’il devra protéger.