L’Immensité comme vide

7 juillet 2020.
 

Il se met à courir.

Le silence est oppressant, on ne le distingue nulle part, mais il demeure en chaque centimètre carré de matière, en chaque absence.
Le silence fige ce qui semblait insaisissable, réduit ce qui semblait intouchable, torture ce qui semblait invincible.

Alors Junid court.
Il court la bouche ouverte, aspirant le plus d’air possible, comme pour se prouver que celui-ci est toujours bien là et que lui-même est toujours capable d’aspirer, avalant quelques fois, contre son gré, de vicieux grains de sable soulevés par ses appuis saccadés auxquels il ordonne de réduire l’écart de temps séparant chacun d’entre eux.
Il ne sait plus que penser :

« réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart, réduire l’écart. »

Plus rien d’autre n’occupe son esprit. Plus rien d’autre ne parvient à occuper son esprit.

Il court à en baver, à en oublier ses jambes frêles qui lui hurlent pourtant combien elles souffrent.
Court-il ?
Non, non.
Sans doute pas.
Non, il ne court pas.
Il fuit plutôt.
Oui, c’est ça, il fuit !
Il FUIT !
C’est son instinct qui lui dicte.

A vrai dire, auparavant, Junid n’a jamais été confronté à une situation lui imposant de réagir en une fraction de seconde.
Non, Junid s’est toujours laissé flotter dans le roulis de l’habitude régissant son « chez-lui », ou plutôt son « chez-ses-parents ».

Il est souvent fatigué, épuisé, harassé même.
Il n’a pas de problème de sommeil, ce n’est pas cela, il s’est, tout simplement, laissé guidé toute sa vie.
Jamais il n’a eu la main sur son présent, et encore moins sur son avenir.

Toujours et tout le temps, il n’a connu que : se lever, réparer les filets de pêche de son
père, aller chercher de l’eau au puits du village, nourrir leurs trois poules acariâtres, grimper tout en haut du cocotier pour récolter les noix que sa mère ira vendre vendre au marché, et enfin se coucher.
Jamais aucune remise en cause. Jamais.
Alors Junid était fatigué. Il était lassé.
Il était même devenu terne. Monotone.

En fait, Junid n’était pas particulièrement beau. Il n’était pas non plus particulièrement charmant, pas particulièrement envoûtant, pas particulièrement chacun des adjectifs en -ant que vous parviendrez à lister.
Mais il s’était bâti de toutes pièces un empire secret, dont seuls vous et moi connaissons à présent l’existence, et au sein duquel il ne vivait qu’au rythme délicat des remous de la salive salée de la mer.
L’écume de sa mer.

Chaque éclat de gouttelettes contre leur écueil plongeait Junid dans une léthargie anesthésiant la cruauté ambiante.
Chaque sifflement du vent dans le creux des vagues donnait à Junid une mélancolie doucereuse, absolument addictive.
Il lui semblait qu’il avait enfin découvert le Sens que tout cet Univers comportait mais passait sous silence. La réponse au « pourquoi ? » sur lequel tout le monde semblait buter, mais que personne n’osait formuler à haute et pleine voix.

Tout n’était qu’un rien faisant partie d’un tout, qui n’était qu’un rien faisant partie d’un tout, et ce à l’infini.

Quelle étrange et intrigante notion que l’Infini.
Mais Junid n’y voyait pas là un problème, au contraire, c’était en réalité un questionnement de plus qui régissait ce monde, un questionnement de plus auquel il ne fallait surtout pas chercher à répondre, sous risque de briser tout cet équilibre parfaitement fin et à la fois épais.

Oui, Junid, sous couvert des apparences, vivait passionnément. Il était même, de temps en temps, emporté dans un tourbillon de pensées, de sons, d’horizons inondés d’orange vif mêlé à un bleu froid.

Plus rien d’autre n’existait dans ces moments-là.
Et puis, petit-à-petit, plus rien d’autre n’a jamais existé. Jamais aucun filet, aucune noix, ni poule, jamais de père, de mère, de gens, ni de hutte, jamais au grand jamais d’habitude ; seulement la mer, et son horizon.
Et puis parfois le vent.
Mais rien d’autre. Jamais.
Jamais.

En réalité, il n’y a pas d’immensité de sable nu, qu’un beau matin a découvert sous les yeux ébahis et la bouche muette de Junid.
En réalité, lorsqu’il s’est mis à courir, penché en arrière tellement la vitesse qu’il atteignait était incroyable, il fuyait, certes, mais dans une dernière tentative de raccrocher à la vie, à sa vie dont il n’était guère maître, mais dans laquelle il existait, au moins, dans son rapport aux autres.
Car pouvons-nous réellement dire que nous existons, si nous sommes l’unique être vivant de la planète ? Moi, je pense que nous n’existons que si d’autres existent également.
Le mal est-il mal si le bien n’est pas existant ? Non. Il n’est rien, il ne peut pas être qualifié. Il ne peut pas être reconnu, identifié.
Trêve d’exemples manichéens, Junid avait tout bonnement cessé d’exister.

Alors, c’est peu convaincu mais dans un élan d’espoir qu’il se mit à poursuivre les traces d’animaux qui sillonnaient l’immensité, tels des vestiges d’une époque révolue, à jamais perdue.

En réalité, Junid est seul.
Il est juste, simplement et difficilement, seul.
Avec sa mer, avec son sel, avec ses remous, avec ces vagues qui viennent lui lécher les pieds, qui le façonnent, le polissent, et qui creusent non seulement l’amplitude de sa beauté sauvage, mais également celle de sa solitude, qui a depuis longtemps doublé puis effacé chacun des nobles gens que le garçon écorché avait pour habitude de côtoyer.

Oui, Junid est seul.
Si seul, qu’il ne saisit même plus les silhouettes qui le frôlent.
Il ne décèle plus aucun signe que l’amour humain alentour lui envoie désespérément.

Junid est seul, et il s’en rend compte à présent.
L’immensité de sable nu et brûlant le dévore,
le silence le ronge.
Mais tout cela n’est que dans sa tête.
La sensation de chute, d’angoisse, l’immensité nue… tout ça ne réside que dans son esprit.
Il s’était jusqu’ici entouré d’une berceuse le baladant aux confins de cette terre, aux extrémités de sa “planète bleue”.

Et il est, depuis cette fracassante prise de conscience, entouré de vide.
Il s’était emmuré au creux d’une valse, mais avait mal calculé les risques, les conséquences : il n’a finalement pas su contrôler la cadence.
Puis, finalement, le Sens qu’il s’était donné tant de mal à concevoir, son Sens, s’est dissipé, ou évaporé, tout dépend de quelle façon on le conçoit.
Junid est devenu un fantôme, paradoxalement squelettique. A présent emmuré d’un rien fantomatique.

C’est amusant comme la vie peut, parfois, être ironique.
La solitude, quant à elle, est l’exact opposé de Junid : envoûtante, elle dégage une aura rarement exprimée.
Et Junid est tombé fou d’elle. Parce qu’ils se complètent, tous les deux. Comme le bien et le mal. Junid se sentait exister, mais ça ne restait qu’une sensation.
Car rien, rien au monde, n’est plus trompeur que la solitude.

Certains oseront affirmer que cet humain au coeur ébréché est fou.
Moi, je leur répondrai, à ceux-là, que mieux vaut être fou que raisonné.
A quoi donc ressemblerait une vie dénuée de toute passion ?
Cette-dernière, associée à la raison, devient incompatible.
On disjoncte si on recherche les deux à la fois.

On disjoncte.