Quand grondera la mer

13 juillet 2020.
 

Il se met à courir. Il va droit devant lui, sans réfléchir. Il longe la côte, à la recherche, peut-être, d’une flaque, d’une goutte d’eau… Mais rien. Devant lui s’étend un désert plus sec que le soleil lui-même ; l’horizon est résolument vide.
Junid fait le tour de l’île, et prend peu à peu conscience du spectacle qui s’offre à lui. Alors le désespoir s’abat sur ses épaules et le force à s’asseoir. Le garçon se laisse tomber sur le sable brûlant, et une foule d’images défilent dans son esprit. Les conséquences de cette disparition vont être terribles…
Junid réfléchit si vite, à présent, qu’il a le vertige. Mais peut-être est-ce un effet de la chaleur…
Sans mer, plus de pêche, plus de nourriture, plus d’argent, plus d’eau, plus de vent. Non seulement les habitants ne pourront plus se nourrir, mais en plus, à cause de l’absence de brise, l’atmosphère va devenir irrespirable. Que faire, dans ce cas ? Vont-ils devoir déménager ? Sans doute.
Et de fil en aiguille, les pensées du garçon se tournent vers sa famille. Où sont-ils passés ? Junid n’a encore croisé personne ; pourtant, à cette heure, les chemins et l’unique route de l’île devraient fourmiller d’activité. Il n’y a plus âme qui vive dans les parages.
« Ils m’ont abandonné, réalise Junid. Ils ont fui face au danger, ils m’ont laissé seul. Étaient-ils si pressés qu’ils n’ont pas eu le temps de me réveiller ? »
Junid soupire et commence à pleurer. Ses larmes sèchent presque aussitôt.
« Ils ont déserté, mais toi, tu es encore là, vaillant, et tu n’as pas le cœur à partir. Retrouve la mer et tes problèmes s’envoleront ! »
Junid sursaute. La voix qui vient de résonner sous son crâne à quelque chose de rassurant, mais le garçon est plutôt effrayé. Qui vient de lui parler ? Junid se redresse et fouille les alentours, mais ne trouve rien. Est-il devenu fou ? Le soleil lui aurait-il tapé sur le crâne ? Il se relève et commence à arpenter la plage, de plus en plus inquiet.
C’est alors qu’il voit le sable bouger devant lui. Intrigué, il s’approche et découvre un long coquillage beige, délicat, magnifique. Le garçon le ramasse et le porte jusqu’à ses yeux. Tout en se traitant d’idiot, il demande :
« C’est toi qui as parlé ? »
Il n’attend bien évidemment aucune réponse, et pourtant la voix résonne à nouveau dans son esprit :
« Oui, qui d’autre ? Je cherche ma mer, moi aussi. Seulement, j’ai besoin de tes jambes, tu comprends ? Je serai ta boussole, aie confiance.
__Je ne sait pas… je préférerais attendre.
__Et que veux-tu qu’il se passe ? Les autres ne reviendront pas, je t’assure. Allons, mettons-nous en route. »
Et au fur et à mesure, Junid se laisse convaincre par la voix hypnotique de la coquille vide. De toute manière, la journée est déjà assez étrange pour qu’il ne se dispute pas en plus avec un mollusque. Finalement, le garçon cède.
« Parfait, parfait. Droit devant toi, garçon, et ne faiblis pas ! s’exclame la coquille.
__Mais qu’est-ce que tu es exactement ? Demande Junid, tout de même méfiant.
__Appelle moi Fucius. »
Et le garçon, sans plus réfléchir, part en direction de l’endroit ou le soleil, chaque matin depuis toujours, se lève. Soleil qui en ce moment même s’efforce de réchauffer le sol. Junid, qui ne porte pas de chaussures, a les pieds brûlés. Il se maudit d’être allé aussi vite. Il n’a même pas pensé à emporter de l’eau, et il a la bouche sèche et la langue gonflée. Il aimerait faire demi-tour, mais il est déjà trop tard : il n’aperçoit plus son île. Sans le coquillage, il serait complètement perdu. Il n’a pas d’autres choix, il doit lui faire confiance.
Il marche durant ce qui lui semble une éternité, au milieu de ce désert. La mer a tout emporté. Il n’y a plus un poisson, plus un coquillage. Seuls restent les algues et les déchets. Junid est effaré par leur nombre : il ne peut faire deux pas sans marcher sur une bouteille en plastique. Le spectacle est désolant. Jamais il n’aurait imaginé le fond des océans dans un tel état.
Aux alentours de midi, alors que Junid est complètement désorienté, il croit reconnaître une voix, celle de sa grand-mère. Il s’arrête et tend l’oreille. Il sait que c’est impossible : que ferait son aïeule ici ? Pourtant, cela n’aurait rien d’étonnant, au vu de la matinée qu’il vient de vivre.
Et bientôt, une ombre courte apparaît. C’est celle d’une vieille femme qui marche courbée sous le poids des ans, en chantant une vieille chanson traditionnelle. Aussitôt, Junid accourt et lui attrape le bras. Mais il n’a pas le temps de dire un mot que la vieille femme le repousse en criant :
« Qui va là ! »
Junid ne comprend pas ce qui se passe, même en voyant les yeux de sa grand-mère.
« Tu ne me reconnais pas ? répond-il. Je suis Junid. Je suis ton petit fils ! »
Ces quelques mots suffisent à calmer la vieille femme, qui prend un air étonné en s’exclamant :
« Junid ? Tu n’es pas au village, avec les autres ? Rentre, mon garçon. Qu’es-tu venu faire ici ?
__Je cherche la mer…
__La mer ? Et comment diable comptes-tu la retrouver ?
__C’est une longue histoire.
__J’ai voulu la retrouver, moi, la mer. Et la vérité m’a rendue aveugle ! N’y va pas. »
À ces mots, le sang du garçon se glace, et pourtant, il s’obstine.
« Écoute, je te raccompagne chez nous et je reprendrai les recherches plus tard, d’accord ?
__Nous n’avons pas le temps, gamin, intervient Fucius. Allez, dépêchons, elle saura retrouver son chemin.
__Qui parle ? demande la femme. Ah, mais je comprends ! Mon garçon, tu es guidé par la vanité. Rentre avec moi et attendons les secours.
__Je te raccompagne, et je repars ensuite », répète Junid.
Tout en parlant, il prend le bras de son aïeule ; mas cette dernière se dégage en vociférant :
« Non non non ! Tu as fait ton choix et moi le mien. Suis ta coquille vide, moi je rentre ! Si tu te servais plus de ta tête, tu ne te serais pas fourré dans pareille situation. Alors bon vent ! »
Et avant que son petit fils n’ait pu réagir, elle reprend sa route comme si rien ne s’était passé, en psalmodiant un chant funéraire.
Le coquillage toussote, et Junid, qui doute un peu plus à chaque pas, reprend sa route. N’aurait-il pas dû rentrer, lui aussi ? Et pourquoi serait-il guidé par la vanité ? Mais le coquillage ne lui laisse pas le temps de chercher des réponses, et continue de le guider :
« Un peu plus à bâbord. Cinq mètres à tribord, maintenant. »
Fucius parle comme un capitaine de bateau, ce qui aurait beaucoup fait rire Junid en d’autres circonstances. Mais il n’a plus envie de plaisanter.
Bientôt, il arrive face à la chose la plus étrange qu’il n’ait jamais vu : devant lui s’étend une forêt de coraux desséchés, blancs comme neige. Junid se promène en toute quiétude au milieu des fonds marins.
« Nous sommes presque arrivés, affirma Fucius. Le feu qui vient d’en dessous est tout proche.
__Qu’est ce que c’est encore que ça ?
__Tu ne vas pas tarder à le savoir. »
La forêt de corail laisse peu à peu place à de gros bourrelets de roche noire. Junid regarde le sol, étonné. Il n’en a jamais vu de pareil.
Plus il marche, et plus le paysage s’assombrit. Bientôt, l’horizon, jusque-là parfaitement vide, est déchiré par trois énormes montagnes, noires elles aussi.
« Des volcans sous-marins… murmure Junid. Mais alors, le feu qui vient d’en dessous, c’est la lave ?
__Tout juste, garçon. La mer essaie de fuir par là pour se réfugier au sous-sol.
__Que fuit-elle ?
__Tu n’a pas encore compris ? »
Junid ralenti, les yeux fixés sur le sommet des montagnes. Et alors qu’il ne se trouve plus qu’à quelques mètres, il entend le murmure qui l’a bercé dès son premier jour : celui de la mer. Alors, il rassemble ses dernières forces, et le coquillage coincé derrière son oreille, il entreprend l’ascension du premier mont. Le basalte lui écorche les mains, et ses pieds sont à vif. Pourtant, il continue, sans fléchir. Lorsque enfin il arrive au sommet, le soleil a laissé place à la lune.
« Approche-toi, murmure le coquillage. Va voir au fond. »
Junid obéit et se traîne jusqu’au bord du cratère. En regardant au fond, il pousse un cri de surprise. Il s’attendait à trouver de la lave. À la place, il contemple un lac immense, lisse, et le reflet des étoiles sur l’eau.
Le vent se lève soudain. Junid comprend ce qu’il dit, mais cela ne l’étonne même plus.
« Que fais-tu là, jeune importun ? Repars tout de suite. »
le vent souffle si fort que Fucius est emporté loin de son porteur.
« Et que fais-tu ici, toi ? reprends le vent. Tu es mort, tu es un fantôme. Va-t’en.
__Mort, moi ? s’emporte Fucius. Je suis plein de vie ! Et vous m’avez abandonné ! Depuis quand abandonne-t-on ses morts, hein ? »
Il est si énervé qu’il ne se rend plus compte que ce qu’il dit n’a aucune cohérence.
« Tu es une coquille vide, pleine de souvenirs, rien de plus. Rétorque le vent.
__Pourquoi la mer vient-elle ici ? intervient Junid, qui a du mal à articuler.
La mer gronde doucement, et le vent répond :
« Elle fuit la folie des hommes. Toi qui as fait tout ce chemin à pied, tu ne peux peut même pas le comprendre ?
__Mais… Vous condamnez toutes les espèces terrestres, alors ?
__la mer ne reviendra que quand les hommes ne seront plus.
__C’est juste égoïste. Combien d’innocents vont mourir ?
__Les hommes détruiront la mer de toute façon, comme ils finiront par détruire le reste de la terre. La mer a fait un choix : les espèces terrestres disparaîtront, mais la faune marine sera sauve, et nous pourrons repartir de zéro. Sans la mer, l’homme n’est rien ; pourtant, il ne lui accorde plus le moindre respect. »
Junid ne trouve rien à répondre. Que pourrait-il dire, de toute façon ? La mer n’a pas tort, de son point de vue. Elle ne fait que se protéger. Mais tout de même…
de son côté, Fucius fait toujours une scène :
« C’est honteux. M’abandonner, moi !
__Silence ! Tonne le vent. Tu es mort, accepte-le et laisse nous en paix. Et toi, qui es plein de vie, profite du peu de temps qui te reste, retourne auprès des tiens et apprends-leur la nouvelle. Le temps du renouveau est venu. »
C’en est plus que Junid ne peut entendre. Ses ultimes forces l’abandonnent, et il s’évanouit. Il n’entend plus que le grondement de l’eau, qui semble s’éloigner peu à peu, remplacé par un son métallique.
Junid se réveille en sursaut. Il regarde autour de lui, dit tout haut :
« J’ai rêvé ? »
Sa mère le force à se rallonger, et tout en lui tendant de l’eau, elle le sermonne :
« Quelle idée tu as eu ! Nous, on s’est fait un sang d’encre, en t’attendant. Une chance que l’hélicoptère t’aie vu ! Comment tu as bien pu te retrouver au sommet d’un volcan ? Et ta grand-mère qui… »
Junid l’écoute d’une oreille distraite. Au moins, une chose est sûre, son aventure de la veille était réelle.
Un reflet, dehors, accapare toute son intention. Il est presque sûr de voir de l’écume… Finalement, il se redresse, et ce qu’il voit lui arrache un fantastique cri de joie. Il se lève, contourne sa mère et court jusqu’à l’eau claire. La mer. La mer est finalement revenue ! Le garçon n’y comprend rien, mais dans le fond, ça lui importe peu. Le vent nouveau vient lui chuchoter à l’oreille :
« Ne te fais pas d’idées, ça n’est pas grâce à toi.
__Je sait. »
La mer gronde, et cette fois Junid la comprend.
« Le sous-sol n’a pas voulu de moi. Il m’a fait comprendre que ma place était ici, que je le veuille ou non. J’ai un destin tragique… Là-bas, la pression était trop forte, je me suis faite expulser… »
une voix vient alors l’interrompre.
« Junid ! Tu es remis, ça y est ? Alors viens, les filets ne vont pas se réparer tous seuls ! »
le père du garçon se tient au sommet d’une dune voisine, et fait de grands gestes à son fils.
« J’arrive, papa ! »
Et il laisse la mer pour retourner à son quotidien adoré. Tout en courant, il pense :
« La mer est un trésor. Et plutôt que de l’abîmer, il faut le chérir et le protéger… »
Finalement, son voyage n’aura pas été vain : il aura au moins appris cette leçon. Pour cela, il aurait presque envie de remercier Fucius. Il répète cette phrase encore en encore, jusqu’à la dune :
« Il faut protéger la mer… C’est notre trésor. »

fin