La mer en échange

28 septembre 2020.
 

Il se met à courir. La peur s’empare de lui. En descendant pour effectuer ses tâches quotidiennes, aucun de ses parents n’était présent. Son père n’était pas en train de préparer son bateau de pêcheur et sa mère ne ramassait pas les œufs dans le poulailler comme à son habitude. Eux aussi ont dû fuir. Ils ont sans doute pris peur en voyant que la mer avait disparu… ou peut-être ont-ils été emportés avec cette dernière ? Les réflexions de Junid se bousculent dans sa tête, il se force à penser à autre chose mais il a besoin d’aide et de réconfort. Tout ce qu’il fait, c’est son instinct qui le pousse à l’exécuter. À part le bruit de son souffle chaud et le claquement de ses sandales sur le sol poussiéreux, aucun bruit ne résonne. Pas un son d’ailes d’oiseau, ni même celui d’une libellule légère. C’est alors qu’il s’arrête pour reprendre son souffle. Il repense à la mer. Comment se fait-il qu’elle se soit volatilisée en une nuit ? Qu’est-ce que cet étrange phénomène a pu faire à ses parents ? Ces questions lui trottent dans la tête. Il sent des gouttes de sueur luire sur son visage d’enfant. Il scrute le paysage mort autour de lui. Rien, ni végétation, ni présence animale : tout est désert. Il n’y a rien. Sauf un filet de fumée blanche qui traverse le ciel et semble venir de derrière un arbre, dépourvu de feuilles et asséché.

Junid avance vers cette traînée brumeuse en la fixant d’un air fatigué. Il glisse sur une pierre assez imposante et retombe maladroitement de l’autre côté. Si jusqu’ici il a pris son temps pour rejoindre la fumée, maintenant, il recommence à courir. L’enfant sent qu’une torpeur s’installe dans son corps. Mais il continue, malgré la chaleur et la lourdeur de ses jambes. Sa cheville fatiguée par sa course lui fait mal. Serrant les dents, il continue tout de même à avancer. Arrivé devant ce qui semble être une porte, le garçon s’approche, hésitant. Il se décide enfin à toquer. Il entend le plancher grincer sous des pas qui se rapprochent de plus en plus de lui. Un homme âgé ouvre la porte.

Il a de petits yeux perçants, des lèvres pincées, et un corps maigre qui paraît fragile. Il porte des vêtements usés et se sert d’une branche d’arbre comme d’une canne. Il regarde longuement Junid qui, gêné, commence à s’impatienter. Enfin, d’une voix chaleureuse et rauque il dit : « Viens, entre mon enfant, ne reste pas ici ». Le petit garçon s’assoit alors timidement dans un canapé bancal qui grince sous son poids. Le vieil homme revient de la pièce qui doit sans doute être une petite cuisine, un bol d’eau fraîche dans ses mains fripées. Il le tend à Junid qui, étonné de voir une eau si pure en pleine sécheresse extrême, hoche la tête en signe de remerciement. Le vieux monsieur s’assoit à côté de son jeune convive en faisant lui aussi grincer le fauteuil. Il prend la parole, remarquant qu’un silence lourd pèse dans la pièce :

Poussé par sa curiosité d’enfant, il se dirige vers le petit potager où se situe l’arbre d’où file toujours la traînée de fumée claire. Au pied du tronc se trouve un tabouret de bois grossièrement assemblé. Et sur ce même tabouret, brûlent légèrement quelques feuilles. Le petit garçon est étonné
de voir qu’un peu de végétation a résisté à la disparition de la mer. Junid rentre dans la petite maison et retourne sur le vieux fauteuil. Le petit homme se présente un morceau d’étoffe mouillé à la main.

Le soleil se couche, puis c’est au tour de Junid et du vieil homme de s’endormir. Tous deux s’allongent sur un tapis que Mehdi a tant bien que mal essayé de dépoussiérer. Le petit garçon a sa tête posée sur un sac de farine. Ce « lit » est assez inconfortable, mais Junid s’en contente, pensant que tout ce qu’il a vécu n’est qu’un horrible cauchemar, et qu’il va s’éveiller dans quelques instants, le doux parfum de la brise marine lui picotant le nez.

Le soleil se lève, Junid se réveille et court en vitesse vers le petit potager. Il se souvient de l’étrange journée de la veille : « Et bien non, ce n’était pas un rêve » pense-t-il. Il ne compte pas rester bredouille et à ne rien faire. Alors il prend un seau, et part chercher un puits qu’il espère débordant d’eau fraîche afin de s’occuper du potager et subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de Mehdi. Après un long temps de marche, le petit garçon s’arrête devant un petit puits dont il tire un peu d’eau. L’enfant a chaud, et sa langue est aussi sèche que le sol. Il rebrousse chemin, et sent que sa mince cheville recommence à faiblir. Pour lui, les minutes semblent se transformer en heures, et plus il fait de pas, plus la douleur s’amplifie. Une fois arrivé devant la petite maison, il pose péniblement le seau par terre, entre à cloche-pied et se jette sur le vieux fauteuil qui grogne terriblement fort sous son poids. À peine a-t-il eu le temps de s’assoupir que Mehdi descend, l’air inquiet.

Le petit garçon s’allonge sur son tapis et Mehdi se met à masser la délicate cheville de l’enfant.

Au petit matin, le garçon se précipite vers le jardin. Ce qu’il voit lui annonce une bonne journée : la pluie de la veille a été si abondante qu’un lac s’est créé devant la petite maison. L’enfant est rempli de joie. Certes, la mer n’est toujours pas là, mais Junid ne voit aucun moyen d’être plus heureux à cet instant. Trop impatient de se baigner dans cette eau fraîche par une chaleur pareille, il n’attend pas que le vieux Mehdi s’éveille pour se jeter dans l’eau peu profonde. Aujourd’hui Junid a le sourire aux lèvres. Après sa baignade bien méritée, il se drape d’une vieille étoffe et étend ses vêtements trempés sur les branches de l’arbre asséché. Puis dans un petit baril, il prend un peu d’eau du nouveau lac et s’en sert pour arroser herbes, légumes et fleurs du potager qui eux, sont assoiffés. Une voix familière s’élève derrière lui :

Sur leur chemin, ils n’échangent quasiment aucun mot. Parfois, L’enfant pose son regard sur le visage du vieil homme. Il voit bien qu’il est attristé, et d’ailleurs, lui aussi est touché. Ils ont passé de bons moments ensemble, même si ceux-ci ont été très courts. Junid veut profiter du moindre instant qui lui reste avec Mehdi. Il prend la main ridée de ce dernier qui lui adresse un tendre sourire demeurant longtemps figé sur sa figure. Ils s’arrêtent un moment. Le vieil homme lâche la main du petit garçon et jette un œil à sa boussole. Il a l’air angoissé et se tient péniblement la mâchoire. Il range l’objet dans son sac en tissu usé, regarde Junid et annonce d’une voix tremblante :

Il se met à courir. Ses sentiments se bousculent. Remarquant que le vieil homme ne le suit pas, il s’arrête et plonge son regard dans celui du petit homme. Celui-ci a le visage fermé et s’avance vers le garçon :

Au bout de quelques minutes, ils reprennent leur route. Ils arpentent les ruelles sombres du petit village du garçon. Toutes les habitations semblent avoir subi des dommages. L’angoisse envahit Junid. Et s’il ne retrouve pas ses parents, que va-t-il se passer ?

Le vieil homme, l’air tendu, se râcle la gorge.

Voyant son petit-fils effondré, Mehdi ne peut s’empêcher de penser qu’il a commis un acte horrible. Accablé par le chagrin, il laisse tomber sa tête entre ses mains, et ses yeux déversent un torrent de larmes sur le sol asséché. C’est de sa faute si la mer a disparu, si faune et flore se font rares, si la chaleur envahit l’air… et si Junid ne retrouve pas ses parents, ça le sera aussi...
Ce soir, le vieil homme a appris une chose : mieux vaut réfléchir aux conséquences avant de prendre d’égoïstes décisions. Mais pour lui, il semble être trop tard. Trop tard pour rattraper son acte.

Devant ses petits genoux, Mehdi voit peu à peu se former une flaque de pleurs salés, dans laquelle il lui semble deviner le reflet du père et de la mère de son petit-fils…

Le lendemain, au lever du soleil, à l’endroit où la terre s’est imprégnée des pleurs de Mehdi, une jeune pousse commence à germer, malgré la chaleur abondante et l’absence d’humidité. Ce symbole est le signe d’un espoir, certes petit, mais entraînant les Hommes à devenir meilleurs. C’est ainsi que le vieux Mehdi répare son acte, par une si délicate et belle chose qu’est cette forme de vie végétale.

FIN.