Inspiration

20 avril 2021.
 

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

Il se tourne vers le vieillard, qui s’est confortablement installé dans le canapé de velours gris, et le fixe, perplexe et un brin effrayé.

Le vieil homme ne lui répond pas immédiatement mais affiche un sourire entendu, qui trouble George.

George s’apprête à lui demander de qui il peut bien parler mais il n’en a pas le temps : on toque à nouveau à la porte. Il jette un regard inquiet au vieillard, qui lui lance un clin d’œil malicieux. Sa main hésite un instant au-dessus de la poignée avant d’ouvrir la porte.

Devant lui se tient une minuscule petite fille au nez recouvert de taches de son. Sur ses lèvres s’étend un sourire innocent qui met George un peu mal à l’aise.

Et avant de lui laisser l’opportunité de répondre, elle se faufile dans l’encadrement de la porte et va s’assoir près du vieil homme. Sur le paillasson, toujours pas de trace de pas. George, abasourdi, referme la porte et se tourne lentement vers ses visiteurs. Il commence à se demander s’il ne perd pas complètement la tête.

Les deux inconnus échangent un regard et la petite fille, qui serre dans ses bras un ours en peluche tout rapiécé, s’écrie :

Devant l’expression toujours plus confuse de George, le vieillard ne peut s’empêcher de rire doucement. La petite fille, elle, conserve son sérieux et lance aux deux hommes un regard sévère.

George, effrayé d’avoir à expliquer à une personne de plus que ce n’est pas le bon endroit, et dont la présence encombrante des deux étrangers commence à sérieusement embarrasser, s’affole :

Le court silence qui suit est interrompu par une violente bourrasque qui fait trembler les carreaux des fenêtres donnant sur les champs alentours. La porte, sans doute mal fermée se dit George, s’entrouvre et laisse passer un courant d’air glacial. Il sent un léger frisson lui courir le long du dos.
Le vieil homme et la petite fille se lèvent d’un même mouvement et vont se plaquer contre le mur en face de la porte d’entrée, comme prévenus d’une arrivée qu’ils redoutent.

Dans un souffle, le vieillard murmure de sa voix rauque :

La porte s’ouvre dans un grincement, sous la légère poussée d’une main gantée de cuir noir. Une grande ombre apparaît sur le plancher. George la fixe puis lève lentement les yeux. Il ne distingue tout d’abord rien d’autre qu’une silhouette sombre. Puis il comprend que la personne est enveloppée dans une large cape noire dont la capuche lui retombe sur le visage, ne laissant apparaitre qu’une mâchoire anguleuse et pâle. Un long frisson secoue à nouveau George mais il n’est plus sûr que ce soit à cause du froid. Instinctivement, il pose une main sur son bureau, comme pour se soutenir.
Dans le fond de la pièce, le vieillard et la jeune fille ne disent plus rien, se contentant de fixer la nouvelle apparition. Celle-ci avance d’un pas et referme soigneusement la porte derrière elle. Puis, d’un geste ample, elle abaisse sa capuche.

Quand il aperçoit ce visage aux yeux brillants, qui affiche un sourire goguenard, George comprend. Il comprend qui sont ces gens qui s’invitent chez lui, pourquoi ils ne laissent aucune trace de pas dans la neige et affirment le connaître.

Ce sont ses personnages. Les personnages qu’il a tant de mal à modeler dans son livre en cours, dont il n’arrive pas à saisir l’essence et dont les moindres gestes semblent artificiels, mécaniques. Tous se sont mis à le fixer, et au fur et à mesure que la compréhension de George devient évidente – il devient blanc comme un linge - le sourire de la femme en noir apparait également sur les lèvres des deux autres.

Alors, George prend peur. Car ce que vous ignorez, c’est que George n’écrit pas des romances, ni des romans d’aventures ou de science-fiction. Non, ce qu’écrit George, ce sont des romans d’épouvante, peuplés de personnages en proie à la folie la plus vive. Le vieillard est en réalité l’homme à tout faire d’une tueuse en série, la mignonne petite fille l’appât qui piège les clients. Et cette femme qui se tient tranquillement devant lui n’est autre que la terrible Marina Kalaskar, dont il s’est amusé à imaginer les crimes plus affreux les uns que les autres.

Mais George ne s’amuse plus vraiment. Il recule, maladroit, heurte la chaise sur laquelle il tentait d’écrire, qui se renverse derrière lui. « C’est impossible, cela ne peut pas être eux, tu deviens fou mon vieux, reprend-toi, fais quelque chose », se dit-il.

Le vieillard et la fillette ont retrouvé leur sérieux et l’observent, l’air grave, presque compatissant. Le sourire de Kalaskar s’est agrandi, elle semble se délecter de la situation.

Calmement, elle s’approche de George, qui se fige, les mains blanches à force de serrer son bureau. Une fois à sa hauteur, elle s’arrête un instant, laisse flotter une seconde de tension quasi douloureuse. Et éclate de rire, d’un grand rire rocailleux qui semble résonner dans l’obscurité profonde d’une caverne.

Lui ne bouge pas d’un pouce, tendu à l’extrême. La petite fille serre son ours en peluche dans ses bras, le vieux s’est appuyé contre le mur derrière lui.
Le rire de Kalaskar est sincère, mais bref. Elle approche sa main du visage de George, qui n’a pas même le réflexe d’un mouvement de recul, et lui passe un doigt affectueux sur la joue. « Sa peau est si froide ! » est la seule chose que George parvienne à penser. D’un geste vif, elle rétablit ensuite la chaise sur ses pieds et s’y assoit, faisant bruisser le tissu de sa cape noire.

George avale sa salive et murmure :

Elle les fixe un à un, savourant l’attention aigüe qu’ils lui portent. Dehors, la neige s’est remise à tomber ; par les fenêtres on ne distingue rien d’autre qu’une masse blanche à peine mouvante. Le feu dans la cheminée s’est éteint, la pièce est froide.

Kalaskar le sonde un instant des yeux, puis reprend :

Elle plonge sa main dans l’étoffe épaisse de sa cape et en ressort une fine aiguille dorée qu’elle lève bien haut. Celle-ci scintille doucement quand elle la fait tourner entre ses doigts.

Le menton de George est pris d’un incontrôlable tressautement. Il connaît bien ce dont est capable Kalaskar rien qu’avec une aiguille : il s’est appliqué à la lui rendre la plus dangereuse, la plus mortelle et sanglante possible. Toutes les horreurs qu’il a imaginées lui reviennent à l’esprit. Kalaskar s’est levée et s’approche lentement de lui, l’aiguille toujours brandit devant elle.

George recule, lance un regard désespéré au vieillard et à la petite fille. Ceux-ci observent la scène, neutres. L’auteur sait qu’ils ont désormais revêtu le masque d’indifférence qui est le leur quand Kalaskar se met à l’œuvre. Ils ne lui seront d’aucune aide.

Un sourire moqueur étire les lèvres rouge sang de la meurtrière. Sa voix doucereuse crisse dans les oreilles de George.

Il a maintenant le dos appuyé contre le mur près de la porte. Kalaskar se trouve à moins de trente centimètres de lui et agite doucement l’aiguille dorée devant son nez. Elle est d’une pâleur effrayante, rehaussée par sa chevelure corbeau qui lui mange le visage. L’écrivain voit l’aiguille se rapprocher. Un filet de sueur lui coule dans le dos. Une étincelle brille dans les yeux du monstre qu’il a lui-même créé de toute pièce. Un flash lui traverse l’esprit : une tache écarlate dans l’immensité blanche. Du sang, le sien.

George se réveille en sursaut, assis à son bureau. Son pouls tambourine à toute allure dans ses tempes. Il se redresse, aperçoit le cahier ouvert devant lui, recouvert de son écriture. Il se souvenait pourtant n’avoir écrit que quelques mots. Il se tourne avec précaution : la porte est entrebâillée, un vent polaire s’engouffre dans la pièce, amenant des tourbillons de neige venus s’échouer sur le plancher. Et puis il le voit : sur le canapé de velours, un petit ours en peluche tout rapiécé qui l’observe, une aiguille dorée fichée dans l’oreille.

George se rassoie en hâte, s’empare fébrilement de son stylo et se met à écrire.