Les pas et la balle

20 avril 2021.
 

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

Lorsque l’on reçoit une claque, il y a toujours deux options : on peut la recevoir et rester au sol, ou on peut la recevoir puis se relever pour la rendre. Bien sûr, c’était aussi vrai pour les claques mentales. Et à cet instant précis, George se dit qu’il n’était pas si mal au sol. Il resta quelques secondes, tétanisé, à fixer la neige immaculée, intouchée, inchangée. Comment était-ce possible ? Il se sentit pris de violents spasmes, se mit à trembler, des frissons dans le dos.

Et il était toujours là, lui. Ce vieil homme inconnu qu’il venait de faire entrer dans sa maison, qui venait de prendre place sur son canapé. Qui était-il ? Le connaissait-il vraiment ? Etait-il dangereux ?

George mit fin à toutes ces questions en refermant vivement la porte. Puis, toujours rigide, il fit un demi-tour sur lui-même, le visage crispé pour murmurer :

Enfin, c’est ce qu’il aurait dû dire s’il ne s’était pas pris une balle entre les deux yeux avant de finir sa phrase.

* * *

Les pneus crissèrent sur la neige, soulevèrent de la poudreuse et la voiture se gara près des plots qui avaient été installés pour l’occasion. L’inspecteur Fila sortit de la voiture, puis devant le grand manteau blanc qui recouvrait l’herbe, saisit une chaude doudoune qu’elle mit sur ses épaules. Passant par-dessus le ruban rouge, l’agent Belot vint à sa rencontre.

L’agent regarda devant lui. Une maisonnette de bois, de toute évidence appartenant à une personne ni très fortunée, ni très pauvre non plus, de taille moyenne, cachait en son dos une petite colline dominée par une grande forêt qui s’étendait sur des hectares et dont la lisière semblait être là. Il n’y avait personne à des kilomètres à la ronde, une simple maison de forêt. Cet endroit, si calme d’habitude, avait, en cette soirée exceptionnelle, été envahi par les véhicules de police. Deux voitures de part et d’autre de la maisonnette, un fourgon à quelques mètres de la porte et à tout cela venait de s’ajouter le véhicule personnel de Louise Fila. Bien sûr, les habituels rubans rouges entouraient le périmètre de la maison. C’était toujours un sacré charivari lorsqu’un cadavre était retrouvé. Puis l’agent se lança :

Il leva la tête et ses doigts se crispèrent.

* * *

Pour la troisième fois, elle relut le dossier. L’autopsie était formelle. Entre les deux yeux, un trou, exactement comme s’il y avait une balle, mais celle-ci manquait à l’appel. Il était aussi écrit que c’était impossible que la balle ait été retirée manuellement, étant donné la forme que prenait la trajectoire. Il manquait des traces, il manquait des balles. Louise se leva de sa chaise de bois et commença à faire des tours sur elle-même. Impossible. Elle ne s’était jamais sentie ainsi. Une panique sans précédent la fit trembler de toutes parts. Elle n’arrivait pas à comprendre. Elle avait l’impression d’être une marionnette, ce qu’elle haïssait, mieux valait être le marionnettiste. Ses yeux paniqués s’attardèrent sur les feuilles sur son bureau. C’était un texte écrit par George, retrouvé dans sa maison, qui parlait d’un héros tentant de fuir son pays : mais il était construit de sorte que ce n’était pas un voyage physique mais une épopée psychologique. Beaucoup de réflexion, d’argumentation, de philosophie, de figures de styles, en bref beaucoup d’ennuis pour Louise qui, excédée, avait stoppé sa lecture au chapitre deux. Mais, venant interrompre ces réflexions, l’agent Belot ouvrit la porte.

Puis il vit les textes de George étalés sur le bureau.

* * *

C’était toujours rageant de passer des heures à la recherche d’indices ou de pistes et de revenir bredouille. C’était précisément pour cette raison que les deux agents étaient terriblement agacés en sortant de la maison au bout de trois heures. Ils avaient passé chaque pièce au peigne fin, chaque idée avait été usée et retournée dans tous les sens, chaque objet inspecté et observé, pour finalement revenir les poches pleines de néant. Des deux, Louise était celle qui était le plus froissée. Elle avait espéré que cette recherche lui permettrait d’avoir une idée plus précise de ce mystère, de ne plus se sentir un simple pion. En plus de ne pas détruire ce sentiment, cette expédition n’avait fait que le renforcer. Belot s’arrêta dans la petite cour et regarda la maisonnette.

Il se retourna et s’arrêta. Elle put mieux le voir : vêtu d’un long manteau noir, le crâne chaudement recouvert d’un bonnet sombre, un sac de voyage dans une main, un bâton de marche dans l’autre, il sembla étonné.

L’homme haussa un sourcil.

L’inspecteur Fila se sentit stupide.

Louise sentit une petite étincelle dans sa poitrine.

Puis le portable de Louise sonna dans sa poche. Elle décrocha, écouta quelques instants et murmura :

- Par pitié, dites-moi que c’est une blague…

Puis, se retournant :

- Vous passerez au commissariat plus tard monsieur, si vous avez encore des choses à dire.

- Bien, bien, je passerai alors…

- Belot, on repart immédiatement au commissariat. On a besoin de nous. Ah oui, et aussi…

Elle avait voulu donner une dernière directive au vieil homme mais il était déjà parti. Sans laisser de traces.

* * *

Il était tout seul au milieu de la table. Inerte, le petit bout de métal trônait, comme s’il admirait l’empire que constituait cette table de métal où siégeait il y a quelques heures un cadavre. Louise se pencha vers lui.

- Je n’arrive pas à y croire.

- Pourtant si, madame… commença l’un des spécialistes.

- Le cadavre était là, nous sommes partis, et…, et bien il a disparu, et la balle est apparue. … ajouta un second.

- Vous êtes en train de me dire qu’on avait un corps sans balle, qui a laissé place à une balle sans corps ?

- C’est… C’est cela en effet.

La policière vacilla. Elle ne comprenait plus rien et elle détestait profondément cela. Elle sentit ses muscles se crisper, son sang accélérer, elle tentait de suivre, de saisir, mais elle échoua. Violemment, tout son corps se libéra et elle s’effondra au sol. Belot, qui jusque-là était à sa droite, vint l’aider, pris de panique, mais elle fit un signe de main.

- Merci, je… je vais bien. J’ai besoin d’être un peu seule…

Elle réussit à se relever puis, tête penchée vers le sol, repartit de la salle sous le regard inquiet des autres et s’enferma dans son bureau. Elle s’assit, seule, dans le noir. Impossible, impossible, c’était impossible… Une balle…

- Excusez-moi de vous déranger, mademoiselle…

Louise se retourna vivement. Le vieil homme qu’elle avait rencontré se tenait là, à la droite de son armoire, immobile, la fixant. Comment pouvait-elle ne pas l’avoir vu ?

- Oh, vous êtes l… comment êtes-vous entré ?

- Désolé de vous importuner de la sorte mais il y a quelque chose de très important que je dois vous dire.

La femme nota son talent pour éviter les questions mais soudainement, il releva sa main, révélant un pistolet.

- Ce n’était donc pas un meurtre ciblé. Vous êtes juste fou.

L’homme tourna la tête, eut un sourire.

Il se paye ma tête. Ou il tente de m’embrouiller, auquel cas il est terriblement idiot, ou il est fou.

Louise venait de perdre l’envie de le tuer. Il avait réussi à la captiver. Tout ce qu’il disait… tout cela se tenait. Pourquoi George avait disparu et la balle était réapparue, ce qu’il écrivait, pourquoi il n’y avait pas de traces de pas… Non. Non, surtout pas. Il est venu pour mettre fin à la liberté dans le futur. Il faut l’arrêter. Maintenant. Mais peut-être a-t-il raison ? Elle ne savait rien du Monde futur, qui était bon, qui était mauvais ? Puis elle se rendit compte qu’il ne l’avait toujours pas tuée. Pourquoi ? Elle vit sur son pistolet une barre, presque totalement remplie de rouge. Mais pas entièrement. Soudainement, elle comprit.

Le tueur resta bouche bée. Il leva son pistolet, lentement, presque pétrifié, les muscles tendus. Ses yeux tremblaient, sa bouche laissait voir des rictus de colère. J’ai vu juste.

Prise de panique, Louise se jeta en avant, saisit son arme de service et la brandit.

Les mains tremblantes, le corps pris de spasmes, elle leva l’arme, pointa le canon sur la poitrine du voyageur. Tuer. Le bon choix ? Peut-être que ces Rebelles sont simplement dans le mauvais camp, qu’ils veulent prendre le pouvoir par la force. Ou l’inverse, c’est l’ordre qui est le danger. Comment juger ce Monde qui lui était inconnu ?

Il y avait un moyen. Une seule valeur lui tenait à cœur.

Puis le silence régna dans les couloirs des bureaux. Et une détonation retentit.

C’était la liberté.