Censuré

21 avril 2021.
 

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

George demeure un instant face à la porte, incertain, puis se retourne vers son visiteur. Il ne sait pas quoi dire. L’homme prend une chaise et s’affale, sans même prendre le temps de lâcher son sac ni d’ôter son manteau. George va pour les prendre, mais le vieillard le repousse d’un geste de la main.
— Inutile. Je garde tout ça.
Malgré la taille du sac de voyage, le vieil homme semble le porter sans difficultés. Quant au manteau, il n’est ni couvert de neige, ni gouttant.
— Qui êtes-vous ? demande George. Que faisiez-vous ici dehors ?
— Ça ! Tu aurais pu me faire rentrer plus tôt !
— Je ne comprends pas. Je ne vous connais pas. Je devrais ?
George marque une courte pause, et ajoute :
— Je ne suis pas fou, quand même ?
Les yeux du vieux se posent sur son interlocuteur, puis sur le paysage par la fenêtre, et se plantent finalement sur le cahier posé devant lui. Le vent a tourné la page, dévoilant deux feuilles vierges.
— Qui sait ? répond-il enfin. Tout ce blanc. Tout le temps…
Il pousse un profond soupir, se redresse et relève la tête vers George, le regard animé d’une lueur nouvelle.
— Ce n’est pas très étonnant après tout. Que tu ne me reconnaisses pas. Tu préfères m’ignorer, hein ?
— De quoi parlez-vous ? demande George, dont la patience commence à faiblir.
— De ça. Ça ! Cette stupide petite histoire inachevée.
Ses doigts boudinés désignent le roman. Son visage est dur, mais George ne peut s’empêcher de le trouver un peu ridicule.
— Vous êtes venu me parler de mon roman ? vérifie-t-il, incrédule. Roman qui, pour votre information, n’est pas inachevé mais en cours d’écriture.
— Bien sûr qu’il est inachevé ! Il est inachevé et le restera toujours parce que tu n’as jamais eu les tripes d’aller au bout de ta putain d’idée !
George fronce les sourcils, mais il n’a pas le temps de dire un mot que le vieillard ouvre brusquement l’un des tiroirs et en sort un carnet qu’il jette sur la table.
— Il serait temps pour toi de relire ça. Peut-être que tu te rendras compte des oublis fondamentaux que tu as fait en rédigeant tes bêtises.
George écarquille les yeux en identifiant son brouillon, là où les premiers mots de son histoire ont vu le jour, où sont griffonnées ses fiches personnage.
— Sérieusement ? Vous allez me reprocher de ne pas avoir suivi toutes mes idées au pied de la lettre en commençant à écrire ? fait George, presque amusé.
— Tais-toi et lis.
George feuillette le carnet rapidement. Rien qu’il ne connaisse pas. Les portraits de Jordy, son personnage principal, et d’autres personnages de moindre importance, sont à la fois dessinés et rédigés sur les quelques pages utilisées. Çà et là, une note figure au stylo rouge. George s’apprête à reposer le carnet quand un croquis attire son attention. Pas un mot ne l’accompagne, le dessin est perdu au milieu des ratures, mais celui qu’il représente est parfaitement identifiable. Impossible de ne pas reconnaître le portrait de ce vieillard vêtu d’un long manteau et armé d’un grand sac. Les deux boules noires qui lui servent d’yeux sont les mêmes qui fixent George en cet instant. Et les lèvres tordues, tracées d’un seul trait, se courbent en un sourire triomphant sur le visage de l’homme assis en face de lui.
George se sent chanceler. Il cherche quelque chose, sans savoir quoi, et sa main finit par se cramponner à sa tasse de café. Il veut en boire une gorgée mais la tasse est vide. George lâche la tasse. La tasse tombe et se brise. George finit par s’asseoir, tête baissée.
— Tu vois ? dit le vieux, le ton doux mais les yeux emplis de plaisir. Un roman inachevé. Tu n’es pas allé jusqu’au bout de ton idée. Tu m’as oublié. Effacé. Censuré. Et maintenant, tu te souviens, n’est-ce pas ?
— Non, fait George d’une voix blanche. Non. Ça ne veut rien dire, d’accord ? Je n’ai rien écrit. Rien du tout… Je sais même plus ce que vous étiez censé être.
— Bien sûr que si ! répond l’autre aussitôt.
— Bien sûr que non ! s’écrie George.
En proie tout à coup à une colère sans nom, il se relève et fait face à son interlocuteur :
— Laissez-moi tranquille. Vous étiez venu me faire une réclamation pour retourner dans l’histoire ? Eh bien c’est non. Partez maintenant.
— Je ne pars pas. Donne-moi un nom.
— Non. Non ! Laissez tomber !
— Donne-moi un nom.
— Taisez-vous !
— Un nom, George ! Un nom !
— Mais tu vas me laisser ? Tu veux un nom ? Tu t’appelleras Jean, Jean Merdlemonde ! Ça te convient, j’espère ?
Sans attendre de réponse, George enfile une paire de bottes et un manteau. Le nouvellement nommé Jean a un léger rire.
— Petit comique. Mais un nom est un nom. Je prends.
George ne l’écoute pas, il ouvre la porte et sort. L’air froid détend peu à peu son visage, tandis qu’il laisse échapper un soupir vaporeux.
— Tu vas en ville ? demande le vieux derrière lui. Je t’accompagne ?
— Non ! s’exclame George en claquant la porte.
L’instant d’après, Jean apparaît devant lui et se met en route comme si de rien n’était.

Les deux hommes marchent à travers la neige, l’un s’enfonçant lourdement à chaque pas, l’autre suivant sans difficulté. La "ville" n’est qu’un village, banal et sans grand intérêt, mais l’un des seuls dans les environs à pouvoir maintenir un bar en centre-ville. On trouve dans ce bar des vieux qui passent la journée assis au comptoir, à boire, à parler fort en roulant les r et à regarder la télé, ou bien à jouer aux cartes. Parfois, un couple de passage dans la région et leurs enfants s’arrêtent prendre un café, discrets et mal à l’aise au milieu des habitués. George n’est pas un habitué. Il vient parfois pour se soulager l’esprit, mais généralement, ses bières, il les préfère à la maison. Quand il pousse la porte, le patron lui fait un signe et les autres demandent qui c’est celui-là. Personne ne voit l’homme qui le suit à la trace depuis un bon kilomètre déjà.
— C’est Georgie, dit le barman. Le p’tit du Gaspard.
Gaspard, grand-père de George, est mort et enterré depuis bientôt quinze ans. Figure immanquable du village, semblable absolument à tous les vieux attablés à cet instant, il avait aidé son fils à élever son gosse à la mort de la mère. Les deux hommes étaient décédés la même année, l’un de vieillesse, l’autre du cancer, quand George avait eu vingt-cinq ans.
Les habitués lèvent leur verre et rient au souvenir de leur camarade. Ils invitent George à s’asseoir parmi eux à grands gestes, lui commandent une pinte, et reprennent le cours de leurs conversations. Tout ce temps, le personnage oublié suit les mouvements de son créateur, le fixant droit dans les yeux. Au troisième verre, il disparaît enfin.

La lumière du jour vient tirer George du sommeil. Lentement, il ouvre les yeux. Les volets ne sont pas fermés. Il faut dire qu’en tout, il a passé pas loin de six heures au bar la veille. Il s’y était senti en sécurité. Ce matin, il se sent sale, fatigué, un peu pâteux et un peu vieux. Dehors, la neige tombe toujours. George a tout juste le temps de se changer, de se passer de l’eau sur le visage et de commencer à préparer son café, quand un vieil homme, manteau long, yeux noirs, sourire tordu et sac de voyage, apparaît dans sa cuisine.
— Plus de fausse politesse, je vois, soupire George. On ne prend même plus la peine de sonner à la porte, maintenant.
— Non, admet Jean. Il faut dire que je suis un peu vexé : tu as passé la journée à m’ignorer hier.
George, qui compte bien continuer, plonge la tête dans son café et tire son roman à lui.
— Sérieusement ? Lâche ça.
— Laisse-moi, dit George sans relever les yeux. Je suis fatigué. Je t’ai dit, je sais pas qui tu es et je veux pas le savoir. J’ai pas besoin de toi dans mon histoire.
— Arrête maintenant. Arrête de prétendre. Tu sais pertinemment qui je suis. Et tu sais tout autant que ton putain de roman de merde là, il se fera pas sans moi.
George ferme les yeux. Il inspire longuement, puis les rouvre et dit d’une voix ferme :
— Alors tant pis. Il ne se fera pas.
Le personnage regarde son auteur, interloqué.
— Eh ben… si j’avais cru. T’es encore plus lâche que je pensais, tu sais ? J’aurais pensé que tu y tenais, à ta petite histoire.
— Oui, reconnaît George, la lèvre tremblante. Seulement tu as raison, je sais qui tu es. Et Jordy n’a pas besoin de toi dans sa vie.
Le vieil homme a un ricanement fou.
— Alors c’est ça ! Jordy ! Jordy n’a pas besoin de moi dans sa vie ? Jordy ou Georgie ? Hein ? Qui n’a pas besoin de moi dans sa vie au juste ?
— Ne m’appelle pas comme ça !
— Mais avoue alors ! hurle le vieux. Avoue que c’est pas pour Jordy que t’as peur, c’est pour toi !
— Je n’écris pas une autobiographie ! Jordy est un petit garçon heureux, et il n’a pas besoin de…
— Est-ce que j’ai parlé d’une autobiographie ? Mais pourtant, ça te vient tout seul. Parce que tu sais bien, au fond de toi, que c’est pas parce que tu te pavanes avec tes « j’écris une fiction » que c’est la vérité.
George ouvre la bouche pour se défendre, sans savoir vraiment quoi dire, mais Jean l’interrompt encore, parlant de plus en plus fort :
— Mais tu sais quoi, t’as raison. T’écris pas une autobiographie. Parce qu’à la fin, ton Jordy il s’en sort. Alors que toi, t’es pas foutu de faire quoi que ce soit de ta petite vie de merde !
Le silence qui suit cette dernière phrase semble fait de goudron chaud. L’air en devient irrespirable. Alors George se lève, comme dans un rêve, met ses bottes, son manteau et sort. Cette fois, il devra attendre le cinquième verre pour que l’image et la voix du vieillard le quittent.

Encore une matinée pâteuse. Encore de la neige par la fenêtre. Et encore le manteau, les yeux noirs, le sourire tordu, le sac de voyage. George n’adresse même pas un mot à Jean. Il va aux toilettes, se demandant déjà s’il devrait passer une troisième journée au bar. Debout dans la pièce exiguë, il fixe le mur en face de lui. Alors une larme lui échappe. Puis une autre. Et une troisième.
Lorsqu’il ressort, le personnage le fixe, silencieux.
— Pas un mot, ordonne George.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demande pourtant Jean.
George ne répond pas. Il se dirige vers sa table de travail, pousse le grand cahier et s’empare du petit carnet, toujours ouvert à la même page. Au-dessus du croquis, il écrit « Jean ». Puis, à gestes saccadés, les yeux encore humides, il termine le portrait. Il s’attèle à la partie rédigée. Celle qui manquait. Et le personnage censuré prend vie. George n’est pas dessinateur, il est auteur. Sous ses mots, Jean devient complet. Et en même temps, l’homme en face de George s’efface peu à peu. Lorsque l’écrivain pose sa dernière remarque. Il a disparu tout à fait.
Mais ce n’est pas fini. George inspire. Il se sent un peu essoufflé. Les mots de son visiteur des derniers jours refont surface : « à la fin, ton Jordy il s’en sort ». Oui, Jordy va s’en sortir. Il ne permettra pas qu’il en soit autrement. C’est la rage qui guide sa main lorsque George remonte les pages jusqu’au premier portrait. Tout ce qu’il a écrit sur Jordy lui semble insignifiant. Presque niais. Inachevé. Alors, il se remet à écrire, tremblant sous la colère, et sous autre chose aussi.
« Jordy a peur du noir, malgré les années »
« Jordy n’a jamais pu comprendre les adolescents de son âge qui parlaient de "première fois" »
« Jordy prend sa douche en moins de cinq minutes »
« Jordy fixe le mur quand il pisse »
« Jean a violé Jordy »
« Georgie s’est fait violer par son grand-père »
Une notification résonne dans la pièce vide, et George est coupé dans son élan. Il saisit son téléphone ; ce n’est que la météo. George jette un œil, machinalement. Demain la pluie devrait venir effacer la neige. Et la semaine prochaine, il y aura peut-être même du soleil.