Dans l’infinie candeur

27 avril 2021.
 

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

L’incohérence ne le frappe pas d’emblée. Pour le moment il est occupé à creuser sa mémoire, mais rien n’y fait. La monochromie noire contrastant avec la blancheur des cheveux du vieil homme ne lui dit rien. C’est pourtant le genre de personnage dont on se souvient, l’archétype du vieillard mystérieux.

L’inconnu entre, pose son sac, son manteau, et s’avance vers le poêle. En un mot pour George, il prend un peu trop ses aises. Il s’installe dans un fauteuil du salon, et n’a même pas retiré ses chaussures. En même temps, il faut dire qu’elles sont immaculées : la semelle ne comporte aucune trace de la neige entourant le chalet sur une centaine de mètres.

La question parait incongrue, surtout quand elle s’adresse à quelqu’un qui vient de perdre la sienne quelques mois auparavant. George est encore dans le deuil, et malgré le pincement au cœur que lui provoque la phrase, il ne veut pas paraître malpoli. À son habitude, il fait semblant de connaître son interlocuteur, déduisant que le souvenir lui reviendra bien à un moment.

Le décès de sa mère est encore trop frais pour en parler à qui que ce soit. Cependant après quelques secondes de silence glacial, il regrette sa réplique : au vu de l’âge du vieillard, ses parents ne sont certainement plus de ce monde.

George essaie tant bien que mal d’être un bon hôte.

Bien, là, il est temps que la mémoire de George lui revienne. Sans vraiment savoir quoi faire de son corps qui lui paraît tout à coup bien trop grand, il s’efforce de sourire au visiteur, mais le rictus maladroit ne berne pas l’homme.

Après un gloussement presque enfantin, l’homme monte les escaliers d’un pas lourd comme s’il voulait inscrire son talon dans les marches de bois. George trouve déconcertante la facilité avec laquelle l’inconnu paraît se sentir chez lui.

George s’adosse au radiateur du salon : il lui faut un peu de temps pour digérer le quart d’heure qui vient de passer. Le goût du café est encore imprégné dans son palais et l’amertume semble pouvoir décrire le moment qui vient de s’écouler : âpre, agressif, et incontrôlé.

Après quelques instants passés les yeux dans le vague, il tourne la tête vers la table sur laquelle est posée son entame de livre, entre les ratures et les pages arrachées. Une chose est sûre, il n’a maintenant plus aucune envie de retourner à son manuscrit.

Le roman attendra : pour le moment, il s’agit de partir à la rechercher de traces de pas sur l’allée du jardin.

George ouvre la porte d’entrée qui émet alors un grincement suraigu. Sur le perron, pas un flocon ne traîne, et où qu’il porte son regard, la neige est lisse comme une feuille de papier.

Blanche, éclatante, vierge.

Beaucoup trop vierge.

George secoue la tête en inspirant un grand coup. L’air qui gonfle ses poumons est froid.

Il finit par refermer la porte, dans un silence qui lui paraît étrange. C’est alors qu’il se souvient : cette porte ne grince que lorsqu’on ne l’a pas ouverte depuis un moment. Aujourd’hui, elle aurait donc dû grincer à l’arrivée du vieillard.

George n’y comprend plus rien. Il y a bien quelqu’un chez lui, ça, il en est sûr. Mais tout semble lui chuchoter le contraire. Il se retourne et observe le fauteuil où le vieil homme s’est assis et sur lequel le coussin n’est pas affaissé. Le contraire l’aurait étonné.

Le vent souffle, dehors, faisant siffler les fenêtres encore entr’ouvertes. Le vieillard descend les escaliers.

George devrait être en colère. Ou même nostalgique, ou effrayé…

Seulement la seule chose qu’il se sent capable de ressentir à ce moment, c’est la culpabilité. De quoi devrait-il se sentir coupable ? De trouver des excuses pour ne pas se mettre à son bouquin ? C’est vrai que pour l’instant, il n’y a pas touché de la matinée.

Face à l’absence de réponse, le vieil homme hausse les épaules. Il a toujours ses chaussures aux pieds, et George espère juste qu’il n’est pas monté sur le lit avec.

Le reste de la journée se passe dans une atmosphère lourde. La dernière question du vieillard résonne dans le crâne de George et lui fournit une fois de plus un prétexte pour se détourner de son livre.

À vrai dire, il a essayé : plusieurs fois il s’est installé à son bureau le stylo en main, décidé à construire une intrigue. Avec un sens de la précision déconcertant, c’était toujours le moment que choisissait l’autre homme pour faire du bruit, souvent en tapotant du bout de l’index sur la table en noyer. La séance d’écriture se terminait alors par un grand trait d’encre barrant les pauvres quelques mots imprimés sur le papier d’une main hésitante.
Le lendemain, le vieil homme finit par enlever ses chaussures : il paraît bien décidé à rester quelque temps dans ce chalet paumé au milieu de la campagne. George n’a pas de révélation : il ne sait toujours pas d’où il est censé connaître son invité et cela commence doucement à lui peser sur la conscience. C’est étrange cette habitude qu’il développe, dans laquelle toute émotion qu’il ressentirait en temps normal se mue en culpabilité.
À mesure que les jours passent, la neige tombe de plus belle, et le moral de George aussi. Des mois qu’il n’est pas sorti.

Le roman finit à la poubelle : le blocage a confirmé ses doutes, il n’en est pas capable. Les mots refusent de s’assembler en une histoire cohérente, et la description de départ de la campagne enneigée ne mène à rien. Qu’est-ce qu’il va faire de son temps maintenant ? Apprendre à connaître son hôte ? Parfois, il a même l’impression qu’il n’est pas réellement là. Il se serait senti plus entouré en étant tout seul. Oui, sa mère est morte et il ne l’a toujours pas accepté, sûrement parce qu’elle était la dernière à se soucier encore de lui. Oui la plupart des personnes de ce patelin perché dans les hauteurs du Massif central pensent ce chalet abandonné. Si le vieillard avait un tant soit peu de logique, il aurait déjà abandonné l’humidité moisissante de ces murs pour un coin plus accueillant et un peu plus animé.

Il est pourtant toujours là, et chaque jour, George a l’impression qu’il a le droit à une question de plus sur sa mère. Comment le vieil homme trouve-t-il toujours le pire moment pour lui rappeler sa solitude croissante ?
En plus de mettre son hôte mal à l’aise, il éparpille de plus en plus de ses vêtements noirs dans la maison : c’est à croire que son sac de voyage, noir lui aussi, a une capacité infinie.

George est irrité par ce flot de question qui constitue l’intégralité de leurs échanges.

Chacun semble prendre un malin plaisir à esquiver les questions de l’autre. Ce doit être pour ça que leurs discussions n’évoluent pas.

La pique n’atteint pas George. Plus rien ne paraît l’atteindre d’ailleurs : le froid glacial de la maison mal isolée, le désordre provoqué par les affaires noires éparpillées dans toutes les pièces… Depuis qu’il a accueilli cet homme, les sensations paraissent bloquées par sa peau, devenue rapidement aussi épaisse que des écailles de poisson. Aujourd’hui, George a bien l’impression que le poisson se laisse agoniser, la tête hors de l’eau.
Il ne sait même pas pourquoi il continue d’héberger le vieillard sans même connaître son nom, et il n’a jamais voulu lui demander : à quoi bon, si ce n’est que pour échanger quelques phrases par jour ?

George est encore une fois adossé au radiateur, le regard perdu dans les pics embrumés de l’horizon. Le silence règne dans la maison. Il a l’impression de se consumer de jour en jour. C’est ce qui pourrait qualifier l’atmosphère : morte. Dans la pièce, c’est assurément la fenêtre sifflant au moindre coup de vent qui paraît la plus vivante.

Il se redresse, et cherche de quoi s’occuper. D’apparence, il a l’air ridicule : il ne quitte plus son pyjama, n’a pas avalé de repas complet depuis quarante-huit heures sinon plus… C’est bien simple, il a arrêté de compter les jours.
Le parquet grince. Il s’arrête. N’importe quel bruit lui devient insupportable.
D’un pas calme et mesuré, le vieillard s’avance vers George.

Il rejoint George face à la fenêtre et tout comme lui, perd son regard dans le paysage.

George se met à observer son interlocuteur. Il se rend compte qu’il ne l’a jamais vraiment fait jusqu’ici.

La peau du vieillard est tombante, et les pattes d’oie qui entourent ses yeux descendent jusqu’aux joues. Maintenant qu’il y fait attention, c’est vrai qu’il connaît ces yeux. Le souvenir est flou, associé à des années difficiles de sa vie.

Le cerveau humain semble fonctionner en dissolvant les mauvais souvenirs, mais en cherchant bien, George parvient à se remémorer ses années de collège. Il était toujours à ses côtés, le seul à y rester à vrai dire. Loyal, disponible et à l’écoute : la perfection d’un ami imaginaire.

George se tourne vers le vieil homme, qui s’est silencieusement dirigé vers la porte d’entrée. Sans même se retourner, il ouvre la porte comme le ferait n’importe quel humain réel, et finit par disparaître au loin dans le brouillard enneigé. Il en est de même de ses affaires d’ailleurs, disparues dans les méandres de l’esprit de George. Ce dernier monte à l’étage. La chambre d’ami est vide, et les draps sont tirés, comme si personne n’était venu.
On répétait souvent à George qu’il avait une imagination débordante, et c’était d’ailleurs ce qui l’avait poussé à commencer l’écriture de son roman. Mais même pour un esprit créatif, comment accepter que son cerveau puisse lui jouer des tours ?

Après quelques secondes, il s’approche de la poubelle d’un pas hésitant et finit par en ressortir son carnet d’écriture.

Il est temps pour lui de poursuivre son roman.

Il décapuchonne son stylo et pose la pointe sur le papier. L’encre se met rapidement à courir sur les lignes.

Il est temps pour lui de comprendre que la vie continue, même quand celle d’un être cher prend fin.

Il est temps pour George de réapprendre à vivre.