L’anneau en bois de cerf

30 avril 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Les pieds de la jeune femme s’enfonçaient dans le sable. Des grains mouillés entraient dans ses yeux bleus, dans son nez et dans ses oreilles. Mais Lise ne sentait rien de tout cela, elle était attirée comme un aimant vers cet étrange amas, à environ huit mètres d’elle. La tempête reprenait, plus terrible que jamais. Même les rayons orangés de l’aube prochaine ne suffisaient pas à percer les épais nuages gris. Quelquefois, une fine lumière se perdait dans les vagues déchaînées. Des tourbillons de sable se dressaient tout autour de Lise, comme une garde sauvage escortant une reine. Des grains de sables humides entraient dans la bouche de la jeune femme et se collaient contre son palais asséché par le vent salé de la mer. Une violente bourrasque la fit basculer sur le côté et elle s’étala de tout son long en manquant de peu de se faire transpercer par une hache gagnée par la mousse. En quelques secondes le sable lui recouvrit les jambes. La journaliste peina mais réussi après une lutte contre la tempête, à se remettre debout. Elle n’était plus qu’à deux mètres de son but.

Lise arriva enfin au niveau de la mer. Celle-ci était effrayante, elle grondait et se déchaînait tel une âme blessée. La journaliste s’agenouilla devant l’étrange tas. C’était bien un corps. Mais il était encore chaud. Et il respirait encore. Lise enleva avec des gestes brusques qui trahissait son émotion le sable qui recouvrait le corps. Elle vit qu’il s’agissait d’ un homme qui portait une peau d’ours et qui saignait abondamment à la tête. Lise détestait la vue du sang, il était trop...rouge, trop… Elle ne pouvait décrire se qu’elle ressentait. Elle avait quelques connaissances en médecine et elle savait que cet homme allait mourir dans l’heure. Il avait déjà perdu trop de sang qui formait une grande flaque rouge autour de lui. Si Lise n’était pas arrivé, le sable l’aurait étouffé et il serait déjà mort. La houle se déchaînait derrière le mourant, jetait des rouleaux d’écumes moussantes sur la plage. Lise se pencha sur le torse de l’homme et essaya d’entendre battre son cœur malgré le sifflement du vent dans ses oreilles. Il battait, mais très lentement et très irrégulièrement .

Soudain, l’homme ouvrit lentement ses yeux et leur éclat vert sembla illuminer pendant une demi seconde le ciel orageux. Sa barbe noire remua un instant et Lise comprit qu’il essayait de parler. Elle se pencha si près de la bouche pour entendre ce que disait l’homme que son oreille toucha ses lèvres ensanglantées. La voie de l’homme était faible et le bruit extérieur était assourdissant. Aussi, Lise ne réussit à n’entendre que quelques « mots ». L’homme mettait toute sa volonté dans chaque lettre, dans chaque son, dans chaque mot qu’il prononçait. Lise l’encourageait du mieux qu’elle pouvait mais elle avait peur et mal, peut être même plus que lui ; Elle souffrait à la place de cet homme, étendu là, sur cette plage, en pleine tempête.

Les mots qu’avait prononcés l’homme étaient inconnus de Lise mais ses gestes lui étaient familiers, aussi, quand l’homme mis dans la main de la journaliste un anneau en bois de cerf, elle compris qu’il lui était précieux. Dans un long soupir, l’homme s’affaissa et sa tête se posa lourdement sur les genoux de Lise. Ses yeux se fermèrent, il agonisait. La jeune femme se raccrocha au seul objet qu’elle avait en sa possession, un objet qui unissait ces deux humains sur cette plage en pleine tempête. Elle enfila l’anneau à son doigt.

Lise se sentait fondre de l’intérieur, des crochets invisibles la tiraient de toute part. Le monde sembla se réduire à sa propre personne, à son cœur apeuré qui battait inlassablement. Elle entendait résonner partout autour d’elle les mots incompréhensibles que l’homme avait prononcés. Sa tête lui tournait, elle était entourée d’un noir profond, comme au milieu du firmament d’une nuit sans lune ni étoiles pour se guider. Soudain la lumière d’un soleil matinal l’éblouit. Elle cligna des paupières. Un grand poids l’avait quittée, elle sentit une brise rafraîchissante lui passer sur le visage. Sa chevelure noisette se balançait devant ses yeux. Elle se trouvait dans une grande forêt qui lui paraissait étrangement familière. Un souvenir passa dans sa tête comme un éclair. Elle connaissait cette forêt car elle venait de la quitter. C’était exactement la même, il ne manquait plus que les bâtiments en bétons en arrière plan. Elle se souvint de grands yeux verts qui la regardait et elle retrouva instantanément la mémoire. Malgré la magnificence de l’endroit, une larme pure roula sur sa joue, suivie d’une autre toute aussi pure. Larme après larme, elle se sentait plus libre et plus… réelle. Elle se rendit compte que malgré la douleur qu’elle avait pu ressentir dans sa vie, elle n’avait jamais pleuré. Elle respira profondément. En caressant sa main meurtrie par le brusque atterrissage, elle sentit la surface lisse de l’anneau, celui ci était brûlant. Presque à contre cœur, Lise l’enleva. Elle le fit tourner entre son pouce et son index. Cet objet la fascinait. La jeune femme sentait comme une aura puissante autour du bijou. Une force incroyable et indéfinissable. Après quelques minutes, Lise réussit à détacher son regard de l’objet. Elle entendait le clapotis de l’eau proche d’un ruisseau. Le ramage des arbres au troncs gris s’élançait au dessus d’elle, filtrant la lumière du soleil. Un tapis de mousse et de verdure s’étirait en petites buttes, et tout les deux mètres, des fleurs parfois blanches parfois bleutées s’épanouissaient. Lise les reconnus tout de suite, c’étaient des clématites et des anémones blanches. Ça lui fit penser aux après midi passés dans les champs avec sa grand-mère quand Lise était encore une jeune fille. Alors, la journaliste se rendit compte qu’elle avait toujours cru en sa vie, qu’elle avait toujours profité de chaque instant avec ses proches. Maintenant, elle comprenait plus que jamais qu’il était essentiel d’avoir des malheurs dans sa vie, car ensuite, on arrivait mieux à profiter du bonheur qui s’offrait à nous. Alors, elle remercia les clématites et les anémones blanches de lui avoir ouvert les yeux.

Soudain, un grand cri brisa le silence apaisant de la forêt. Le sol trembla sous les pieds de Lise. La jeune femme, instinctivement, se jeta à terre. Quelques secondes après, un homme de grande taille passa en courant devant Lise. La journaliste le reconnu de suite. Les rayons du soleil éclairait son visage allongé. Il portait une barbe d’un noir de jais, au reflets indéfinissables. Il avait de grands yeux verts expressifs. Il courait à en perdre haleine, sautant pieds nus sur des pierres pointues. Il portait une peau d’ours brun qui caractérisait les chamans durant la préhistoire. Lise pu enfin dévisager son inconnu au soleil. Sur la plage, elle n’avait pu voir les traits fins du jeune homme. Mais à présent, elle pouvait voir sa beauté hors du commun. A peine le jeune homme passé, quatre autres hommes armés de hache passèrent dans un bruit de tonnerre devant Lise. Ils avaient tous la même tête ronde aux traits burinés et ils poussaient des cris bestiaux. Tous portaient des tuniques de fourrures sombres. La journaliste tremblait, elle avait peur, terriblement peur. Elle n’avait jamais ressenti une frayeur pareille. Elle était terrible, elle envahissait tout sur son passage. La sagesse, l’amour, la lucidité…

Lise vit la scène au ralenti. Un des hommes, le plus petit et le plus rapide, combla son retard sur le chaman et tous deux échangèrent de violents coups. La hache du petit homme se leva, entraînée à tuer ou à blesser. Sa lame affûtée brilla en reflétant les rayons puissants du soleil. Lise ferma les yeux. Elle ne pouvait pas regarder cette scène. Non, elle ne pouvait pas. Dans les longues branches des arbres, des oiseaux chantaient, Lise baissa la tête. La rosée perla et se perdit dans sa chevelure. Le temps sembla s’arrêter, rien ne bougeait, comme si le monde entier retenait son souffle. Devant Lise, une clématite, doucement, ouvrit ses pétales pour profiter du soleil. Alors, tel une marionnette entraînée par le destin, elle se leva, les jambes flageolantes, dans la brise matinale. Le temps parut reprendre son cours et la hache continua son trait mortel. Lise se demanda si elle pouvait changer le cours d’une histoire qui s’était déjà déroulée. Mais il était trop tard pour se poser des questions, elle s’élançait déjà, belle, pleine de vie. Lise s’interposa entre les deux hommes. La surprise s’afficha dans tous les regards, même dans celui de Lise. La jeune femme n’avait jamais pensé pouvoir faire un tel acte dans sa vie. La lame de la hache brilla un dernier instant et se planta avec force dans… la tête de Lise. Celle-ci cria. Ce sang qu’elle détestait coulait de sa plaie grande ouverte. La vie s’échappait à grand flot de la jeune femme. Elle ne voyait plus rien, elle était aveuglée par la douleur. Même le soleil ne pouvait percer le rideau sombre qui se formait devant les yeux de la journaliste. Elle suffoquait, elle se sentait trouée de toutes parts. Alors, gouvernée à nouveau par sa destinée, elle prit l’anneau et l’enfila sur son doigt ensanglanté. L’obscurité totale l’envahie et elle ne se souvint plus de rien.

Pendant ce temps là sur la plage, un miracle se produisait. La plaie de l’homme cicatrisait, la flaque de sang était toujours bien présente, comme un rappel de se qui s’était passé, mais l’homme vivait. Il bénissait une apparition qui lui avait permis de ne pas mourir plus tôt. C’était sûrement un rêve, mais un rêve d’une réalité surprenante. La prophétie lui avait prédit que les Yeux Bleus le sauverait et qu’il serait à jamais lié à eux. C’était ces mêmes Yeux Bleus qui l’avait empêché de sombrer complètement. Alors le chaman fit le serment, dans le soleil levant, de faire tout ce qui était en sa possession pour rendre hommage à ces Yeux. Le chaman se leva avec peine et regarda à l’horizon. Les chatoiements se faisaient plus colorés et plus nombreux dans le ciel. La surface maintenant calme de la mer agissait comme un miroir naturel du ciel. A cette heure-ci, on aurait dit que ciel et mer n’était qu’un et que tout s’embrasait en un grand feu d’artifice. Le chaman ferma les yeux, cela faisait trop de couleurs, trop de lumière pour sa vision renaissante.

L’homme regarda autour de lui, cet endroit lui paraissait … Comme familier. Il se rendit compte que inconsciemment, il cherchait quelque chose. Un objet qui lui avait été cher. Mais il ne sentait plus son poids. Il n’avait plus cet objet, mais ce n’était pas cette perte qui le traumatisait le plus, non, c’était qu’il ne se souvenait plus de l’identité de cet objet. Il cherchait quelque chose qui lui était à présent inconnu. Soudain, un peu plus haut sur la laisse de mer, ce qui ressemblait à un gros tas de varech accrocha son regard ; sa forme avait vaguement l’allure d’un corps échoué. Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, le chaman marcha vers cette troublante épave.