Je n’ai rien à ajouter

30 avril 2022.
 

Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire. « Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! »

Arborant une figure enchantée, Grigori s’avança d’un pas décidé vers la troupe. Il avait appris à dissimuler son inquiétude lorsqu’il décelait une situation délicate. Face à leur allure éclatante, Grigori s’imaginait plus pitoyable que jamais. Il avait porté pendant les derniers jours le même uniforme, rouge à l’origine, qui prenait à présent une teinte marron. Ses cheveux embroussaillés se confondaient avec toutes sortes de brindilles et l’on peinait à distinguer ses oreilles dans la masse brune indémêlable qui atteignait maintenant la base de son cou. Seuls ses yeux se détachaient nettement car ils brillaient d’une détermination sans faille que l’on discerne parfois chez les jeunes gens que les responsabilités ont accablés prématurément. C’est cette maturité et cette vigueur qui avaient fait de lui, à seulement vingt trois ans, le chef officieux de l’équipe de pompiers. Grigori entreprit de conter brièvement leurs aventures mais il s’aperçut, comme il l’avait présumé, que les cavaliers conversaient dans une langue inconnue. Le plus avancé était sans doute le chef. Vêtu d’une sublime tunique rouge, plus somptueuse encore que celles de ses compagnons, il faisait partie des quelques uns à porter un sabre. Il écoutait successivement les deux hommes à sa droite et à sa gauche. Chacun désignait la forêt calcinée dont les arbres s’effondraient et devenaient poussière. Grigori interrompit son discours : il devinait que ces délibérations étaient à leur sujet. Il fallait se montrer patient, sans une once d’hostilité. Ces hommes représentaient pour le jeune homme et ses camarades une occasion inespérée de quitter les plaines abandonnées dont ils étaient prisonniers. L’eau venait à manquer, et dans cet endroit isolé, impossible de dénicher une seule goutte d’eau pure ! Grigori savait bien que l’eau non polluée était une ressource précieuse et que même après avoir retrouvé la civilisation, il serait difficile de s’en procurer.

Après si longtemps à vagabonder dans la steppe infinie, les pompiers étaient à bout de nerf et leur arrogance inquiétait Grigori. Ce dernier redoutait leur impulsivité. Une action irréfléchie ou un geste involontaire pourrait faire basculer la situation. Mais son imagination n’était pas allée assez loin car les évènements qui se produisirent furent bien pires que ses prévisions.
Derrière lui, Vadim saisit une pierre et la lança en direction des cavaliers en criant “Eh oh ! Vous entendez ? Voilà deux semaines qu’on est coincés ici, alors, filez-nous des chevaux et…”. Avant même qu’il ait terminé, une flèche s’enfonçait dans son œil droit faisant jaillir un sang rouge vif. Les deux mains sur son visage, Vadim hurlait de douleur. C’était une plainte puissante qui retentissait dans la steppe désertique. Et bientôt, une seconde flèche vint s’abattre sur l’œil restant. Puis, ce furent les genoux. Il trébucha et finit par s’écrouler non loin de Grigori qui était incapable de faire le moindre mouvement. Face à cette scène, son corps entier s’était glacé. Il voulait crier, calmer ses camarades qui s’enfuyaient en courant, les raisonner ! Il voulait… non, il devait les raisonner ! Et ainsi éviter d’autres morts inutiles ! Mais… c’était impossible… aucun son ne s’échappait de ses lèvres. Ses yeux demeuraient fixés sur Vadim qui se tortillait à ses pieds, tordu dans une ultime souffrance. Les deux flèches logées dans ses orbites faisaient ruisseler du sang sur ses tempes et ses pommettes, il était à présent méconnaissable.

Soudain, un choc vint atteindre Grigori à la nuque et il sombra dans une obscurité complète qu’aucun son ne traversait. Puis, le noir laissa la place à des rêves confus. Il vagabonda plusieurs heures dans des univers étranges et décousus qui trahissaient la confusion de son esprit. Enfin, il reprit conscience à cause d’une sensation désagréable : une douleur acérée se propageait dans toute sa colonne vertébrale. Il lui semblait revivre le même coup indéfiniment, la même douleur, lancinante mais non moins intense. Il parvint à ouvrir les yeux et s’étonna de découvrir, au-dessus de lui, un toit.
Le jeune homme demeura plusieurs minutes à contempler bêtement les poutres. La migraine s’étendait peu à peu dans son crâne et l’empêchait de recouvrer toute sa lucidité. Sans doute le chaos qui régnait en lui témoignait aussi d’un refus de son inconscient de réaliser pleinement ce qu’il s’était passé. Il s’égara à examiner la salle, comme en transe, sans qu’aucune pensée ne parvienne à le sortir de cet état fantomatique. Allongé sur une natte située elle-même dans une vaste pièce circulaire, il pouvait entrevoir toutes ses parties. C’était évidemment une habitation. Des meubles raffinés, sculptés dans un bois léger étaient dispersés dans la pièce. De sublimes et immenses tapisseries orientales recouvraient les murs : c’était une multitude de couleurs qui contrastaient avec la teinte beige de la toile tout en donnant à la salle l’allure d’un magnifique palais. Pendant qu’il explorait des yeux les recoins de ce nouvel environnement, une question lui revint et le sortit de son égarement : “qu’étaient donc devenus Vadim et ses autres camarades ?” Il se redressa d’un bond puis s’élança afin de se mettre debout. Cependant, cette tentative fut vaine : Grigori s’effondra brutalement, emportant dans sa chute une jarre de terre qui se brisa en provoquant un grand fracas. Bien que ses mains le retinrent un instant, sa tête heurta le sol, ravivant encore davantage la douleur de sa migraine. Sa joue s’aplatit à terre et la froideur du bois l’envahit.

Il s’aperçut soudain qu’il respirait sans peine, l’atmosphère y était différente du reste du monde. En 2503, l’air était devenu si impur que l’espérance de vie avait diminué de moitié. Grigori ne connaissait que ce monde mais on racontait qu’il y a de cela quelques centaines d’années, les populations habitaient toutes les régions de la planète. Puis, les déchets s’étaient accumulés partout, transformant l’air en un poison qui se glissait dans les poumons et les affaiblissait. Au début, les gens périrent en masse et il ne resta enfin que les plus robustes qui parvinrent à survivre jusqu’à leurs cinquante ans. La population diminuée se réfugia dans des régions, auparavant glaciales, qui se trouvaient être aujourd’hui les seules dont le climat était soutenable. Mais la détérioration de la nature se solda également par l’écroulement de la civilisation et de ses lois. C’était une société corrompue protégée par un semblant de justice dont certains se contentaient. Couché sur le sol à l’endroit de sa chute, il contemplait par l’ouverture un monde bien différent de celui qu’il connaissait. Il se trouvait au milieu d’un petit village dans le creux d’une vallée très profonde et très allongée. Peut-être même se situait-elle entre deux gigantesques chaînes de montagne qui la dissimulaient au monde. Elle était indiscernable d’en haut et l’accès difficile de ces montagnes avait dissuadé les hommes de s’y aventurer. Ce village d’à peine cinq cents habitants était à l’abri de la pollution et du réchauffement de la planète, protégé par une atmosphère étrange qui s’était formée autour des montagnes. Une herbe verte recouvrait toute la surface de cette crevasse où les forêts aussi semblaient pousser vigoureusement. Jamais Grigori n’avait eu l’occasion d’admirer des arbres si majestueux. Ils surplombaient les maisons et les champs apportant partout une ombre rafraîchissante. Grigori entendait la rumeur du village. Il y distinguait le clapotement d’une rivière qui serpentait dans la vallée. Celle-ci irrigait les cultures et abreuvait les animaux, des espèces disparues depuis longtemps réfugiées dans la vallée depuis la fonte du Permafrost. Ce peuple antique vivait ici dans une autonomie parfaite, sans que rien ne vienne troubler la stabilité de leur existence. Il avait survécu à l’écart d’un monde en destruction et maintenait aujourd’hui ce calme et ces joies simples qu’aucune prétention avide ne venait perturber.

Grigori fut surpris de voir arriver deux hommes qu’il avait aperçu plus tôt dans la troupe. Il voulut se redresser pour reculer mais il réalisa alors avec certitude que ses jambes étaient incapables de bouger. Elles semblaient atrophiées. Pourtant, il n’avait pas l’impression de les avoir perdues. A sa grande surprise, les deux hommes et le peuple tout entier le traitèrent avec soin. Ils appliquèrent sur ses jambes toute sorte d’onguents et lorsque Grigori retrouva des sensations, il se mit sincèrement à croire en leur effet. C’était un jeune homme honnête, parfois un peu naïf mais ce premier échange facilita ses relations avec les natifs. Comme il l’avait présumé, ce petit village avait été épargné de la pollution. Ses habitants vivaient modestement, ignorés des autres peuples et semblaient en harmonie. Enfants et vieillards se mélangeaient, riant naïvement, ignorant l’état du monde au-delà des montagnes qui les entouraient. Quel paradoxe : la terre, ravagée par l’avidité de l’homme, protégeait en son sein ce peuple qui, lui, vivait heureux. Grigori s’y sentait bien, il développa pour cet endroit un attachement inattendu.

Cependant, Grigori ne pouvait demeurer éternellement dans un monde qui n’était pas le sien. Il les revoyait, chevauchant dans l’immensité de la Sibérie, l’allure fière, vêtus de somptueuses tuniques. Ils semblaient trôner, malgré eux, dans cet univers desséché. Étrangers à ce monde dont les forêts brûlaient les unes après les autres, leur existence même était invraisemblable. Mais le devoir de Grigori était de lutter pour les siens, pour SON monde, afin d’inverser le processus et de rendre à la planète sa splendeur passée. Il avait acquis, pendant ce voyage, la certitude d’un possible retour en arrière. Une fois rétabli, il quitta la vallée sans remords, plus déterminé que jamais à lutter pour que ses enfants puissent un jour contempler un monde métamorphosé, semblable à cette vallée.

Dans la salle régnait un grand silence, on attendait plus qu’un mot pour la condamnation de l’accusé. Mais le juge prit d’abord la parole : “Grigori Tikhonovitch Kozlov, vous êtes accusé du meurtre de vos cinq équipiers, pompiers parachutistes de la deuxième équipe. Reconnaissez vous avoir commis ces meurtres ?”
Grigori qu’on interpelait leva brièvement les yeux en direction du juge mais ne répondit rien. “Le silence de l’accusé est considéré comme un aveu de sa culpabilité. À moins de présenter devant nous la preuve de votre innocence, vous êtes, monsieur, condamné à une exécution immédiate. Quelque chose à dire pour votre défense ?”

Lorsqu’il entendit cette ultime question, Grigori se remémora machinalement l’horrible tournure des événements. Accusé dès son retour, il fut enfermé sans être entendu. Au début, ces accusations lui paraissaient grotesques, il savait qu’il était aisé de prouver son innocence en étudiant les corps de ses camarades, qui renfermaient assurément les traces des flèches. Puis, il comprit. Evidemment, ils avaient besoin d’un coupable. Peu importait que Grigori soit innocent s’il leur permettait de masquer leur erreur. Ayant abandonné plusieurs semaines les pompiers dans la steppe, ils seraient sans doute tenus responsables de leur disparition si un autre coupable n’était pas désigné. Leur machination lui apparaissait alors avec une clarté limpide : il n’avait pu se défendre et avait été envoyé ici dans le but de le faire taire.

Grigori avait alors pris conscience que la justice de ce monde dégradé n’avait de justice que le nom. Mais malgré cela, il n’avait pas pour projet d’abandonner ! Sa stratégie était simple : lors de son procès, il expliquerai au tribunal son périple et sa découverte. Évidemment, ils l’écouteraient, avides d’en savoir plus sur les ressources qui reposaient dans la vallée et ils excuseraient aisément son absence de trois mois. L’eau était précieuse, trouver une source non polluée était inouï. Et qu’en serait-il du peuple autochtone ? Dès lors qu’il serait découvert, tout ce monde s’écroulerait. Les natifs perdraient toute prétention à la possession de cet endroit. Mais quelle importance ? Il fallait bien qu’il dise la vérité à son pays, pour lui, pour sa sécurité. Ce peuple qui avait tué ses camarades méritait d’être puni. Et puis n’était-ce pas justement un geste citoyen que de partager avec le reste du monde une information si importante ? Grigori serait perçu comme un héros s’il permettait à son pays d’exploiter cette ressource. Cette idée le séduisait beaucoup. Il agissait en patriote.

C’étaient ces réflexions qui avaient animé son esprit en prison. Il en avait conclu qu’il agissait pour le mieux de cette façon. Pourtant, même après s’être convaincu si solidement du bien fondé de sa déclaration, Grigori se dressa fièrement face au juge et répondit sans aucune hésitation : “Non. Je n’ai rien à ajouter”