A l’origine de l’humanité

30 avril 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave.

Même vu de près, le doute subsistait : difficile de savoir s’il s’agissait d’un mélange de sable mouillé et d’algue ou de restes humains. Pourtant, quand Lise se pencha et qu’elle vit cinq doigts recroquevillés sur le flanc du tas, elle ne put s’empêcher de lâcher un petit cri. Par rapport au reste, qui ne ressemblait plus qu’à une bouillie informe, la nature ayant envahi le cadavre, la main était étonnamment bien conservée et semblait sortir de nulle part. En bonne journaliste, Lise sortit son appareil photo et mitrailla sa trouvaille. Elle aurait aimé voir la paume de la main mais jamais elle n’osa la retournée, de peur qu’elle se décompose dans la sienne. Elle avait l’impression que la peau ridée était un peu plus foncée entre l’index tendu et le pouce, un peu comme la tâche de naissance qu’elle avait elle-même à cet endroit, et se demandait si ce n’était pas un reste d’encre qui aurait coulé. Les hommes utilisaient-ils déjà de l’encre pendant la préhistoire ? Étrange découverte qui passionnerait sûrement les archéologues qui ne tarderait pas à venir sur place.

Lise se détacha du cadavre et regarda aux alentours. Les vieilles souches semblaient dormir un peu plus loin et les outils qu’elle avait seulement aperçus d’en haut n’étaient maintenant qu’à quelques mètres dans la direction pointée par l’index. La vulgaire pointe de silex qu’elle avait crue voir était en fait une magnifique lance dont le bois avait été sculpté avec attention. L’ouvrage avait dû prendre des mois ! Dans sa paume, le chasseur devait sentir les délicats motifs floraux et les animaux qui semblaient rugir à l’unisson. Le sable avait remarquablement conservé la lance, qui semblait lui indiquer la route à suivre. Quelques prise photographiques plus tard, Lise s’engagea donc vers l’ancien centre de la dune, empruntant le chemin « conseillé » par l’outil. Après quelques dizaines de mètres, Lise s’arrêta, émerveillée par ce qu’elle voyait. Jamais elle n’avait rien vu d’aussi beau et d’aussi étonnant à la fois. Un immense mandala avait été dessiné dans le sable. Lise pensa tout d’abord qu’un artiste l’avait devancé mais, quand elle y regarda de plus près, sa surprise fut plus grande encore. La rosace qui devait bien mesurer plusieurs dizaines de mètres, était entièrement formée d’empreintes de main, chaque main identique à la précédente ou… Non, en observant attentivement, on pouvait se rendre compte que les tailles de mains différaient. Pourtant les proportions étaient toujours les mêmes et les doigts étaient toujours très long par rapport à la paume. On aurait pu penser que le dessin avait été réalisée par un enfant qui chaque jour posait ses deux mains contre le sol, ses doigts devenant de plus en plus grands. A certains endroits, on avait même l’impression que ceux-ci étaient plus recroquevillés, un peu à la manière de ceux du cadavre, comme si même âgé, l’enfant avait voulu continuer son œuvre. Lise prit quelques clichés et ne put résister plus longtemps à l’idée qui lui trottait dans la tête, depuis qu’elle avait posé les yeux sur le dessin. Elle choisit l’endroit qui lui convenait le mieux, et enfonça ses mains dans les empreintes, ses longs doigts de pianiste se fondant dans les traces de l’artiste, sans qu’aucun grain de sable ne soit déplacé…

« Faites-la entrer » sont les premières paroles qu’elle prononça ou du moins qu’elle eu l’impression de prononcer. Parce qu’elle ne put jamais savoir si dans ce monde, c’était elle qui parlait ou cette personne dont elle occupait le corps et qui lui ressemblait fortement. Ses mains étaient posées sur les accoudoirs d’un grand fauteuil doré. En retournant son poignet droit, elle aurait pu vérifier que sa tâche de naissance était dessinée entre ses deux premiers doigts. Pas de doute, c’était bien son corps. Pourtant, Lisa flottait dans des habits qui n’étaient pas les siens. La longue robe en soie bleue qui la couvrait jusqu’aux pieds ne lui disait rien, pas plus que le lourd couvre-chef qui lui pesait sur le crâne. En portant la main aux cheveux, elle aurait pu comprendre qu’il s’agissait d’une couronne ornée de pierreries. Mais elle ne le fit pas, pas parce qu’elle n’en avait pas envie, mais simplement parce qu’elle n’y avait pas pensé. D’ailleurs ses pensées étaient étranges, elle ne les comprenait pas. Pourquoi rêvait-elle d’être humaine ? Qui était cette enfant, dans le berceau à sa droite, qui la regardait avec ses grands yeux de nourrisson ? Et quelle était cette grande salle dans laquelle elle se trouvait ? Le plafond était haut et on y avait accroché des lustres dignes des plus grands palais, les murs étaient recouverts de délicats motifs, sûrement peints à l’or et un miroir était placé devant une porte en bois massif. En fait après réflexion, ce n’était pas un miroir… ça ne pouvait pas être un miroir, quelle idée de mettre un miroir juste devant une porte ! Et puis le reflet bougeait, alors qu’elle était immobile. Mais alors pourquoi le reflet qu’elle avait cru observer était fidèle à elle-même, si ce n’est qu’il portait un uniforme, un casque, et une lance en tous points semblable avec celle qu’elle avait admirée sur la plage ?

Le reflet-soldat ouvrit, comme on le lui avait commandé, la lourde porte. Lise eut un sursaut quand elle découvrit ce qui ce cachait derrière. Là encore, elle aurait pu penser que c’était un miroir, mais les traits de la femme, ridés à l’extrême, l’en dissuadèrent. Jamais Lise n’avait vu d’être humain aussi âgé. Les mains de la visiteuse attirèrent particulièrement son attention, lorsque celle-ci la salua. Les doigts étaient tordus par des articulations mangées par l’arthrose, la peau était parcheminée par des veines bleues saillantes et une tâche, qui aurait pu être une tâche d’encre, s’étalait entre l’index et le pouce droit. A voir cette tâche, Lise ne sut que penser. La main droite de la vieille dame lui paraissait identique à celle de la plage mais elle ne comprenait même pas où elle était.

Après avoir salué la visiteuse, la personne qui occupait le trône, et dont Lise occupait probablement le corps, ordonna à la garde de se retirer. C’est alors seulement que Lise entendit la voix de la vieille femme. C’était une voix rocailleuse, venue d’outre-tombe. Mais quand elle commença à chanter, la voix se rajeunit brutalement, en même temps que Lise eut l’impression de changer de corps. D’ailleurs elle voyait maintenant flou et ne distinguait qu’une vague forme de grand fauteuil devant elle, comme si elle avait gagné 50 ans, juste en entendant une voix d’ange qui lui soufflait cette mélodie :

« Enfant du soir,
Enfant d’espoir,
Seule la fille de minuit
Aura droit à la vie
Notre objectif sera atteint
La création d’un vrai humain
Enfant du soir,
Enfant d’espoir,
Un jour elle reviendra
Personne ne la verra
Flotter de corps en corps
Fluide comme de l’or,
Enfant du soir,
Enfant d’espoir,
Regarde ta main
Et ressent en ton sein
L’éphélide qui s’envole
Et te fait changer de rôle 

Lise sentit alors entre ses deux doigts un souffle d’air chaud, comme la caresse d’un papillon. Le monde lui parut alors géant. Lise était maintenant allongée dans ce qu’elle pensait être le berceau. Le plafond était si haut ! La dame en robe bleue se pencha vers elle et Lise tendit la main vers son long nez :
« Tu as entendu ce que notre doyenne a dit ? Je dois te laisser seule avec elle car j’ai trop de clonages à superviser. Vous restez bien sages au château, interdiction de sortir, la garde s’en assurera. »

Lise vit la tête couronnée s’éloigner et celle de la visiteuse s’approcha. Elle entendit la reine qui laissait ses dernières recommandations à la garde avant de s’en aller.

Lise sentit alors qu’elle s’envolait : la doyenne venait de soulever son berceau avec une force insoupçonnée. La garde venait de sortir de la pièce car une enfant demandait un verre de lait. La vieille dame se mit alors à courir et fit un clin d’œil à l’enfant lorsqu’elle passa derrière la femme-soldat. Cette dernière, tout occupée à servir la boisson, ne vit pas la visiteuse qui s’enfuyait en courant sur la pointe des pieds, avec une rapidité étonnante pour son âge. Lise fut ballottée pendant encore quelques minutes, pendant lesquelles elle put admirer le merveilleux palais dans lequel elle se trouvait un peu plus tôt et toutes les habitations qui l’entouraient. Chaque fois qu’elles croisaient quelqu’un, il s’agissait d’une femme ou d’une enfant qui avait les mêmes traits que Lise mais à des âges différents. Plus loin, Lise vit des arbres, qui cachaient sûrement une grande forêt. Enfin, elles arrivèrent au pied d’une énorme dune. La vieille dame s’assit et se pencha vers le berceau, cette fois en gardant sa voix rocailleuse :

« Ma petite, aujourd’hui tu ne comprend pas ce qui t’arrive mais un jour tu reviendras et le découvriras. Tu passeras dans différents personnages pour mieux comprendre notre monde. Ce jour-là, tu découvriras ton histoire. Ici, nous nous clonons chaque jour et essayons d’atteindre l’impossible : nous devons créer une humaine. Les rouages de leur machine sont très complexes et il y a presque toujours des défauts à nos fabrications. Certaines n’ont pas d’ongles, d’autres sont incapables de ressentir la douleur… La reine est celle qui se rapproche le plus d’une humaine mais son clonage a pris trop de temps et elle est née à minuit une. Trop tard pour être l’humaine demandée. Elle mourrait si on l’envoyait sur Terre. Elle ne veut pas que tu partes : sa jalousie l’empêche de voir que tu seras notre seule réussite. Chaque matin, chacun vient marquer son empreinte sur la rosace de l’humanité, en espérant être l’heureuse élue. Le jour où cette dernière posera sa paume sur le sable, il y aura une terrible tempête de sable et toutes les autres seront avalées par le déplacement de la dune. Seule la main de celle qui aidera l’enfant sera conservée pour lui indiquer le chemin quelques années plus tard. La reine t’a toujours empêché de poser ta main sur le sable mais aujourd’hui, tu vas effectuer un long voyage. »

En prononçant ces derniers mots, l’ancienne souleva Lise et l’allongea dans le sable. C’est alors que survint la garde en courant. Elle brandissait sa lance en hurlant à la doyenne d’arrêter, qu‘elle se ferait tuer par la reine si elle continuait. La doyenne prit alors la main de Lise et la plaqua avec la sienne contre le sol, tout au bout de la rosace. Lise n’eut que le temps de voir la lance transpercer le corps de la vieille dame avant d’être emportée dans un tourbillon de sable et de poussière.

La pluie tambourinait contre le carreau depuis tôt ce matin. Lise but une longue gorgée de café brûlant en repensant à son reportage photo de la veille. Un reportage qui intéresserait certainement les mordus de la nature. Elle avait pu observer de très près le comportement des insectes qui peuplaient le sable après la tempête, tempête qui n’avait finalement pas emporté les dunes, comme on le lui avait fait croire. Elle se trouvait naïve d’avoir cru à ces mauvaises blagues mais cela lui avait malgré tout permis de prendre des photos magnifiques. Elle alla chercher son appareil, décidant de s’offrir une petite séance photo, puisque la pluie l’empêchait de profiter de sa journée de repos en extérieur. Elle transféra les photos de son appareil sur son ordinateur et commença le visionnage, sachant que la photo du coléoptère qui ouvrirait la séance était la plus réussie. Cependant, lorsque la première image apparut, Lise poussa un cri d’horreur. Une main parcourue de rides et de longues veines bleues reposaient sur une masse informe, une tâche de naissance ornant la peau étirée entre ses deux premiers doigts. Lise ferma d’un coup sec son ordinateur, ne pouvant pas s’empêcher de repenser au drôle de rêve qu’elle avait fait la nuit dernière.

Malgré la pluie, elle décida de sortir courir pour mettre un peu de distance avec ces étranges pensées. Arrivée dans le hall d’entrée, elle croisa le facteur qui paraissait aussi bouleversé qu’elle. Elle passa devant lui sans qu’il ne la voit et jeta un coup d’œil distrait sur la carte postale dont il ne détachait pas les yeux. Les jambes de Lisa lui lâchèrent quand elle vit ce que la photo représentait. Une ribambelle de facteur de tous âges posaient leurs mains dans la terre, formant un somptueux mandala...