Le goût du lapin ou les prémices de l’escampette

2 mai 2022.
 

Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire. « Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! »

C’était bien la première fois, en plusieurs années d’errance dans les plaines sans dénivelés des régions de steppe de Russie, qu’un étranger, qui plus est vêtu d’une manière urbaine, les interpelait de la sorte. Le visage marqué par des rides creusées, conséquence du grand sourire qu’il décochait, Grigori observait d’une démarche qui semblait programmée les habits et les montures de ces hommes.

On entendait les courtes herbes danser la valse du vent, les grues de Sibérie virevolter autour de la yourte de secours et le débit du fleuve Angara, qui pourtant se trouvait à des kilomètres de l’emplacement des pompiers parachutistes. Le silence avait instauré un orchestre symphonique constitué de la nature et des carquois en bois des cavaliers qui ne cessaient de se cogner contre les chevaux engourdis. Grigori se présenta alors. D’un ton ferme et amical, il expliqua sa situation aux étrangers et sa réaction hystérique générée par la venue d’étrangers, qui lui semblait être des amis. L’horizon de la steppe, semblable à celui des Sables du Tchara, dénué de végétation, lui aurait fait perdre la raison, considérant comme confrère toute forme de vie imaginable. Il parla également de son alimentation et de son fantasme : manger un jour de la viande de Bison ou boire un Sbitène avec ses amis.

Le naturel avec lequel s’exprimait Grigori déconcertait tellement les dix cavaliers qu’ils s’abstenaient d’intervenir et de déclencher ainsi une conversation. Il restèrent particulièrement calmes, affichant leurs visages martiaux et gardant cependant quelques doigts sur la corde de leurs arcs, déjà accommodés à une flèche. Ils commencèrent à descendre de leur monture avec une prestance royale. Ils s’activaient à ranger leurs arcs et leurs sabres comme un symbole de courtoisie envers leur interlocuteur puis ils dépassèrent le seuil dans lequel se trouvait Grigori, comme pour l’éviter.
Ensuite, d’un pas déterminé, ils avancèrent en direction de la yourte de secours des pompiers de l’organisation chargée de gérer les incendies de forêt, l’Avialesookhrana. Laissé seul avec les chevaux habillés de tissus précieux, Grigori ne pensait qu’à une chose : se servir de ceux-ci pour assouvir son besoin urgent de manger autre chose que du lapin. Mais il fut stoppé dans sa lancée sanguinaire par le bruit du frottement entre des lames aiguisées et des fourreaux en bois. Des bruits stridents, traversant l’air brutalement, se confrontant et perçant l’air de la yourte gonflable tel un bélier se frayant un passage incertain dans les fortifications. L’orchestre symphonique naturel étant éternellement présent et audible, l’ensemble des sons formaient une polyphonie verticale, dont le son le plus puissant était strident. Cela ne dura qu’une poignée de secondes, clôturées par la sortie des sabres.

La yourte était fermée, enfermant dans ses entrailles le reste de la brigade pompière. Grigori resta au même endroit, tétanisé. Mais sans vraiment savoir pourquoi, il couru vers l’entrée de sa maison, plongea la tête la première sur le paillasson d’entrée et se releva sonné avant de se faire pousser par l’un des cavaliers. Il tomba sur le coccyx et se retrouva à côté de ses collègues terrifiés. Alexei était sur le point se s’évanouir, Sergueï de larmoyer, Ivan de faire don de son corps, Dimitri de se battre et Fiodor de se rendre. Ils étaient soumis par des hommes qu’ils ne connaissaient point et ne comprenaient rien à la situation. « Oh ! Oh ! On se calme, nous ne vous voulons aucun mal ! », s’exclama Sergueï en tremblotant. Sa prise de parole n’avait pas l’air d’intéresser plus que cela les agresseurs. Ils s’échinaient à trouver quelque chose, dans le bazar environnant de l’espace de vie des pompiers parachutistes ; en vain.

Ils retournaient l’unique pièce de fond en comble et semblaient se concerter du regard à chaque découverte, sur la dangerosité de celle-ci. Après une quinzaine de minutes de recherche, les hommes vêtus noblement, s’arrêtèrent et s’intéressèrent aux habits rouges de la brigade pompière. Comprenant qu’ils ne parlaient pas la même langue, Grigori chuchota à ses amis et collègues. Il leur dit : « C’est moi qui les ai appelés. Ils sont venus, prêts à dégainer leurs armes. Comprenant que je n’avais aucune chance de leur faire face ou bien de converser avec eux convenablement, je leur ai tout expliqué de notre situation. » Les aveux de leur collègue, crispèrent les autres pompiers, déjà badigeonnés de beaucoup d’informations. « Mais je suis certain que c’est la seule solution pour espérer un jour retourner d’où on vient. L’Antonov ne reviendra pas de sitôt et l’hélicoptère n’est pas fonctionnel et ne le sera pas avant longtemps. Ces personnes doivent nous emmener chez eux, prisonniers ou invités. Grâce à cela nous pourrons nous enfuir vers une ville proche ! »

Ce n’était pas compliqué de repérer le désarroi d’Alexei, d’Ivan, de Dimitri, de Sergueï et de Fiodor. Tous étaient bouche bée. Il fallut une trentaine de secondes avant la première réaction verbale d’un d’entre eux. C’est Ivan, le moins courageux de la bande, pompier malgré lui, car obligé de suivre le parcours professionnel de son père, qui s’exprima : « Tu es en train de nous dire que depuis tout ce temps où nous t’attendions pour déjeuner, tu parlais à de parfaits inconnus armés qui te menaçaient ? » Grigori rétorqua d’un oui insignifiant. « Je savais que tu étais un malade, mais à ce point ! », s’esclaffa Ivan, « qu’allons-nous faire maintenant ? »

Grigori avait pensé son plan en considérant que tout allait bien se passer. Mais pour le coup, il n’avait pas de réponse claire au questionnement de son collègue. Il n’avait pas prévu l’intrusion des cavaliers, leur agressivité et leur paranoïa. Un échec pour lui, qui pourtant était sûr et certain que ses actes allaient les mener, lui et ses camarades, en dehors des terres de steppe de la Russie méridionale. Un moyen incertain ou un geste désespéré, permettant par chance et ingéniosité, d’être acceptés par un peuple étranger. Grigori était originaire de Mourmansk, une ville se situant dans la péninsule de Kola. Étant dès son plus jeune âge exposé à l’urbanisation, il n’avait aucune expérience du territoire et des tribus qui y vivaient.

Alors, ne sachant quoi répondre, Grigori fit un haussement d’épaule qui indiquait explicitement à ses collègues son impuissance face à la situation. Les cavaliers continuaient de renifler les vêtements rouge vif des assiégés. Sergueï, homme peureux et surtout peut courageux, pleura. Ses larmes dérangèrent les envahisseurs qui bondirent à l’autre bout de la pièce, terrifiés. Il faut dire que les pleurs de Sergueï étaient toujours accompagnés d’une symphonie stridente et particulièrement désagréable. Un mélange de truie égorgée et de moteurs d’Antonov. Un vrai vacarme !

Ne se préoccupant plus des pleurs et des cris de l’étranger fort pleurnichard, le groupe d’hommes habillés en tunique nobles forma un cercle. Un auditoire dans lequel tout le monde prenait la parole, avec un accent turque distingué. Bien qu’ils aient daigné prononcer des mots compréhensibles, la distance était bien trop importante pour que les ondes auditives ne parviennent aux oreilles de Grigori Tickhonovitch Kozlov. Un auditoire bien houleux, car cela pouvait donner l’impression d’assister à une altercation entre des êtres singulièrement fêlés. Ils se retournèrent quand le débat fut terminé, et un ambassadeur s’adressa au groupe de pompier : « À vrai dire, nous ne souhaitons pas nous attarder sur des étrangers comme vous, mais nous devons accomplir notre devoir. Cette région n’est pas fréquentée par les citadins et c’est justement pour cela qu’elle nous appartient. Nous vous avons vu éteindre le feu non-loin de notre village, où résident nos semblables. On savait déjà, en vous observant du haut des reliefs de cette plaine sans vie que vous étiez inoffensifs. Malgré cela, le peuple de notre tribu n’est pas du même avis, nous allons donc vous escorter en bateau jusqu’aux côtes du Lac Baïkal, source du fleuve Angara. »

Grigori était circonspect et certainement pas déterminé à quitter sa yourte. Enfin c’est ce qu’il pensa avant de comprendre que son plan se déroulait à merveille et qu’il allait alors se rapprocher de son but. Il sentait déjà l’odeur du barbecue, de la grillade et du poisson frais. Il pensait également aux fêtes et aux belles filles ainsi qu’a l’échappatoire que constituait le voyage jusqu’au lac. Ses amis n’étaient pas excités comme lui mais terrifiés, à l’exception de Dimitri, le bagarreur de la bande. Grigori en imposait également, mais était plus craintif à l’idée d’une embuscade sur le bateau à moteur chargé de les amener à bon port.

D’ailleurs il fut le premier à retenir son collègue quand au crépuscule il voulut se mettre dans un endroit propice, sa dague en main, pour surprendre un cavalier. Ceux-ci avaient enlevé leurs tuniques, sans lesquelles ils ressemblaient à des sauvages, torses nus. Ils avaient pour seul vêtement un tissu pour cacher leur pénis, constitué de feuilles de Mélèze. Le voyage prit deux jours. Le bateau ne dépassait pas cinq nœuds et peinait à avancer. Durant le trajet, ils apprirent d’où venaient les cavaliers et ce qu’ils faisaient dans la steppe. C’était des Iakoutes, venant donc de Sibérie orientale et nomadisant l’été. Ils étaient tellement stressés par la montée en puissance des villes, qui n’arrêtaient pas d’accroître leurs territoires, qu’ils ont de fil en aiguille fondé une civilisation autre part, plus sûre. Dans celle-ci, ils occupaient une place privilégiée car ils étaient chasseurs. Malgré tout, l’ensemble des Iakoutes n’a pas voulu se déplacer, s’efforçant de défendre leurs droits. Le bateau de pêche était divisé pour l’occasion en trois parties distinctes. La proue était occupée par les Iakoutes qui semblaient maitriser le fleuve. La poupe, elle, était occupée par les pompiers et des morceaux de lapin et des bières étaient entreposés dans la cale.

Voilà donc, après des journées bien occupées, que l’équipage arriva et s’amarra à l’unique port en bois du Lac Baïkal. Ils purent admirer, avec des yeux fatigués, la beauté de l’architecture turco-mongole. Les maisons étaient d’un magnifique bois et certaines étaient perchées dans les arbres. En voyant cela, Grigori pensa immédiatement au parc accrobranche de Severodvinsk. Alors qu’il était âgé de huit ans, son père l’avait amené dans ce parc de rêve et l’alternance entre les logements dans les arbres et ceux sur la terre lui fit un choc. « Suis-je dans un rêve ? » C’est la question qu’il se posa, après avoir observé dans toutes les directions possibles son lieu d’arrivée. Très vite, les pompiers furent pris en charge par des employés locaux et se baladèrent un instant avant d’être invités à pénétrer dans une grande maison ornée de feuilles d’or disposées de part et d’autre du toit. Ils rentrèrent donc indifférents et furent confrontés à des aînés, personnes plus prestigieuses du fait de leurs vêtements et de leurs pouvoirs. Ils étaient au nombre de trois et se présentèrent comme étant les chefs du village. L’un se distinguait particulièrement par sa longue barbe blanche et sa ferme prise de parole : « Bonjour ! Chers habitants de la steppe, c’est un plaisir de vous rencontrer en un si bon jour ! Mes amis, vous ont probablement expliqués les raisons pour lesquelles vous êtes désirés, mais elle sont erronées. Comme vous le savez cette région est en proie à des incendies ravageant des hectares de forêts. C’est la mairie de Bratsk qui vous a appelés mais nous étions également de mèche. Vous comprenez bien qu’en qualité de chef du village, moi et mes collègues ne pouvions plus vivre dans la crainte. La météo n’est pas bonne et il faut dire que les riverains du fleuve Léna ne sont pas disciplinés, souvent pyromanes et provoquent des départs d’incendies. Votre opération a été un triomphe. Néanmoins, il y a 3 jours de cela, un engin s’est crashé dans la forêt. Un véhicule qui a vraisemblablement provoqué un incendie. Sachez que les responsables seront punis, brûlés au bûcher, car cela seront nos représailles. »

Après cette intervention, les pompiers ressortirent rapidement, n’ayant pas eu le privilège de s’adresser aux trois chefs du village. Installés dans leurs chambres respectives, dans un bâtiment s’apparentant à un hôtel, ils feuilletaient l’ordre rédigé par la haute instance de la tribu créatrice du village. Il était inscrit sur ce papier les attentes du village à l’encontre des pompiers. Le message était clair. Demain, dès l’aube, ils devront se rendre dans la forêt en proie à l’incendie, l’éteindre grâce aux méthodes locales et ainsi gagner la confiance des habitants. Une sorte d’ultimatum auquel devrait se confronter les présumés coupables de l’incendie et les lâches combattants du feu qui ont préféré se loger dans une yourte, au lieu d’aider les populations embrasées.

Le lendemain matin, Ivan, Alexei, Sergueï, Dimitri, Fiodor et Grigori n’avaient besoin que d’un regard pour s’échanger un message. Celui du danger et de la menace proférée à leur encontre, par l’un des chefs du village Iakoute. En file indienne, comme pour ne pas montrer une quelconque forme de résistance, ils marchèrent lentement vers la sortie de l’hôtel. Dans une ambiance de cimetière, les amis pompiers préparèrent leur équipement et examinèrent d’un air perplexe et surpris, la technologie utilisée par la tribu, quelque peu inutile comme inutilisable lors d’interventions pour stopper un incendie. Ils n’osaient certainement pas s’exprimer en public, au risque d’envenimer une situation déjà critique. Après un au revoir glacial, le groupe s’engouffra dans la forêt en proie. Ils s’efforçaient de transporter le réservoir d’eau de 50 kg, qui faisait peine à voir face à un feu capable d’avaler des hectares entiers. Une mauvaise blague qui agaçait Grigori. Il dit au milieu de la route : « Les amis…Si nous n’éteignons pas ce feu aujourd’hui, nous mourrons. », dit-il tristement, « Malgré cela mon plan se déroule bien et nous devrions pouvoir fuir, mais pour combien de temps ? Ça je ne le sais point… »

Voilà dix-neuf jours qu’ils subsistaient malgré la faim et la soif. Grigori prit la parole une dernière fois : « Nous partons, chers amis, vers Angarsk. Voilà la suite de notre périple et de mon plan. Là-bas nous attendent durs labeurs, sueurs et débrouillardise, mais c’est le seul moyen pour un jour vivre comme auparavant. Dispersons-nous et cherchons des routes pour fuir, c’est plus convenable. Ce feu est inexistant et c’est indéniable qu’ils nous tueront à coup sûr. »

C’est ainsi que le groupe se dispersa et se donna rendez-vous au même endroit, une demi-heure plus tard. À l’heure du rendez-vous, Grigori manquait à l’appel. Étonnés, ses amis se mirent à sa recherche. Sur leur chemin, le corps d’Ivan reposait, mutilé, parsemé de blessures. C’est alors qu’ils entendirent un bruit puissant venant des fins fonds de la forêt. On distinguait les branches coupées qui se cassaient au sol et les arbres dénudés car n’ayant plus de feuilles, lesquelles partaient de leurs racines pour s’envoler, guidées par le vent. L’engin se rapprocha d’eux et s’arrêta presque net. C’était un hélicoptère rouge, appartenant à l’Avialesookhrana. Ils étaient définitivement sauvés, leur séjour se finissait donc et ils allaient bientôt s’en aller le ventre plein, vers leurs maisons. Mais, l’hélicoptère partit et à son bord on pouvait presque apercevoir, le sourire narquois de Grigori. Fiodor sentit des vibrations dans sa poche et s’empressa de prendre le portable qui y avait été disposé. Il ouvrit un message préenregistré :

« Je remercie la tribu Iakoute, pour leur serviabilité et leur courtoisie. Pendant que les autres travaillaient sur la radio et que je choisissais les meilleurs morceaux de lapin, un homme est venu me voir. Il m’a parlé avec des gestes et je compris aisément ses propos. Il m’a dit explicitement que sa tribu avait un hélicoptère et qu’il l’avait rénové. La journée me paraissait si courte, tant ce qu’il me disait constituait une bonne nouvelle. Les six jours qui ont succédés l’abandon de l’Antonov pesaient sur mon morale et les lapins commençaient à me dégouter. L’homme m’emmena ensuite avec lui non-loin de la yourte, en haut d’un morne, me salua et repartit avec sa monture. Le jour d’après Il revint et j’appris qu’il ne restait qu’une seule place dans l’hélico et que j’avais un rôle à jouer dorénavant. Il n’était pas certain de revenir et préférait que je me manifeste et que je vienne à lui. L’aubaine était qu’il avait tout expliqué à sa tribu et que leurs chefs ont accepté. Comment me débarrasserai-je de mes amis ? »