Elle

2 mai 2022.
 

— « Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! ».

La réciproque ne semblait pas vraie. Et son sourire s’éteignit bientôt tandis qu’il remarquait que, de défiant, l’air des cavaliers qui l’entouraient maintenant était devenu clairement inamical. L’un d’entre eux sauta prestement à terre. « Tunique somptueuse azur et or, haute taille, yeux noirs en amande, une curieuse cicatrice en forme d’étoile sur la joue droite », nota machinalement le pompier, « leur chef sans doute ». Un rictus étirait ses lèvres minces. Il prononça quelques phrases incompréhensibles en regardant Grigori droit dans les yeux.
—  « C’est bien ma veine ! Je ne comprends rien à ce que vous me dites », continua Grigori en russe. « Les potes et moi, on a vraiment besoin d’aide », tenta-t-il encore de plus en plus mal à l’aise. Quelque chose clochait. Un voyant se mit à clignoter dans sa tête : attention danger !

Comble de malchance, une légère brume commençait à se lever. L’atmosphère était irréelle. Grigori réfléchissait à toute vitesse : « Les gars sont à environ deux kilomètres d’ici, ou peut-être moins, ils ne vont pas tarder à revenir, il me faut gagner du temps… »
Il ne vit pas le coup venir.

« Assommé ! Ils m’ont assommé ! » Grigori émergeait lentement de l’état d’inconscience dans lequel il avait été plongé quelques heures. Il s’efforçait de garder les yeux fermés. Il sentait confusément une présence, quelqu’un s’affairer autour de lui. Tout un tas de questions se bousculaient dans sa tête : où étaient ses camarades ? qui étaient ses agresseurs ? une bande de cinglés ? des voleurs, des criminels qui hantaient l’Oblast d’Irkoutsk ? des trafiquants d’or, de minerais rares déguisés en guerriers mongols ? Et, interrogation angoissante entre toutes, qu’allaient-ils faire de lui ?

Plus aucun bruit. Il se risqua à entrouvrir les yeux. Il était allongé sur une table d’examen au milieu d’une pièce blanche immaculée. Des étagères contenant de curieuses petites fioles et ce qui semblaient être des instruments médicaux lui faisaient face.
Un petit homme, blouse blanche, lunettes sombres, entra dans la pièce et le contempla d’un air satisfait :

—  « Ah vous êtes réveillé ! Quelle joie ! J’ai toujours peur de perdre un Voyageur. Ces brutes tapent si fort ! ». Le ton était enjoué et chaleureux.

Grigori se détendit imperceptiblement. Son geôlier parlait russe. Il y aurait moyen de s’entendre.
—  « Où suis-je ? Qui êtes-vous ? »

L’homme, qui tapait frénétiquement sur ce qui ressemblait à une petite tablette, tourna son visage vers Grigori et retira ses lunettes. Grigori tressaillit. Les yeux, curieusement allongés de l’individu, étaient entièrement violets : Paupières, iris, sclère…Un dégradé tout en douceur et en nuances délicates, à l’effet hypnotique.

Un flot de paroles se déversa sur Grigori :

—  « Vous êtes ici dans votre nouvelle demeure. Oh pas ici bien sûr ! Ce n’est que la salle de transit, ou le centre médical si vous préférez. Je suis tellement heureux de vous accueillir ! Rassurez-vous, vous n’avez rien à craindre. Je conçois que vous soyez un peu déboussolé. Qui ne le serait pas ? Permettez-moi de me présenter : je suis le Dr Samuel Temime, Mais pas de formalisme ici, appelez-moi Samuel. Le croiriez-vous, il y a trois ans, abasourdi, ne comprenant rien à ce qui m’arrivait, je me trouvais à votre place. Ou pas tout à fait, l’installation d’alors était des plus archaïques. Je l’ai, disons, considérablement amélioré. Ecoutez-moi et n’ayez pas peur : une merveilleuse aventure commence pour vous ! Mais tout d’abord une question : que faisiez-vous exactement à l’endroit où nous vous avons trouvé ? ».
Grigori ressentait un léger vertige, dû au choc ou à la vague de mots, ininterrompus, d’informations, incohérentes, qui s’étaient abattus sur lui.
—  « Je m’appelle Grigori Tikhonovitch Koslov. J’ai été parachuté avec mes collègues pour éteindre un incendie ».
—  « Oh les avions existent donc ! C’est formidable ! Cela me change des Voyageurs habituels », l’interrompit le Dr Temime au comble de l’excitation. « Et de quelle année venez-vous ? ».

« Voilà », pensa Grigori, « un autre détraqué. Après la troupe folklorique, le Dr Frankenstein de service ».
—  « 2022 », répondit-il prudemment.

—  « 2022 ! Comme c’est intéressant ! L’année où tout commença ! Pour ma part, je viens de 2173. Nous sommes seulement trois à venir des années 2000. J’ai été aspiré par la même faille spatio-temporelle qui vous a si obligeamment mené jusqu’à nous. Je me suis retrouvé dans cet étrange endroit, comme tant d’autres avant moi, venant d’époques différentes, pour la plupart lointaines. Tous ont pour particularité d’être des guerriers, habiles à l’épée, la lance, l’arc, la hache, que sais-je ? tant d’objets primitifs…je vous ai examiné : vous avez des cicatrices sur le corps, vous êtes un combattant, vous aussi, n’est-ce pas ? »
—  « Oui, je l’ai été. Un ancien des forces aéroportées ».
—  « Bien. Elle sera contente. Je me suis permis d’implanter un MLU dans votre cerveau. Ne sursautez pas ! Ce n’est qu’un traducteur universel, grâce auquel nous nous comprenons tous. C’est un dispositif totalement inoffensif, et si utile ! Quand je suis arrivé ici, les choses étaient, comment dire, cacophoniques…la Tour de Babel. Ah vous savez la Genèse, Chapitre 11, versets 1 à 9. J’ai mis un peu d’ordre dans tout cela. Il n’est pas bon de vouloir quelquefois atteindre le ciel. Mais je m’égare. Maintenant, règnent l’entente et l’harmonie. Je suis bavard, je sais ».
—  « Mais non », s’entendit dire Grigori qui avait maintenant la certitude qu’il n’en réchapperait pas.

Le Dr Samuel Temime le regardait à présent avec tendresse :
—  « Je vous le répète : vous n’avez rien à craindre. Vos capacités d’adaptation sont proprement prodigieuses. Vous réagissez extrêmement bien. Forces aéroportées de la Fédération de Russie me dites-vous ? Avec peut-être un petit passage au FSB ou au SVR, non ? Qu’importe ! Nous avons tous nos petits secrets, vous êtes remarquablement bien entraîné à résister aux situations de stress, et cette impassibilité, ce contrôle incroyables qui sont les vôtres forcent l’admiration, bravo, je vous félicite ! ».
« Laisser l’adversaire se découvrir, le faire parler… En l’occurrence, nul besoin ici de l’inciter à parler », se dit Grigori.

—  « Je vais vous aider à vous lever » reprit Samuel, « je vous ai fait passer en perf un cocktail de vitamines de mon cru. Dans quelques minutes, vous serez totalement rétabli. Si vous êtes féru d’Histoire, vous allez être heureux parmi nous : nous avons des légionnaires romains, des soldats puniques, un Troyen, deux ou trois Spartiates, des guerriers mongols, des révolutionnaires américains, des Sécessionnistes, des Cosaques, des Bonapartistes, et même…je ménage mes effets…Alexandre le Grand lui-même ! Le pauvre est en dépression. Pas suffisamment d’espace selon lui ici. Voyez-vous, nous sommes prisonniers d’un cercle de 50 kilomètres de diamètre à peu près. Si nous en sortons, nous nous décomposons, nous nous vaporisons. Notre intégrité corporelle n’est assurée qu’à l’intérieur de cette bulle ».
Grigori respira un bon coup : « Et mes amis ? »
—  « Nous n’avons trouvé que vous, à l’intérieur du cercle », rétorqua Samuel, « Elle m’a demandé de vous briefer, je dois vous mener à Elle, maintenant ».
—  « Elle ? »
—  « Oui ». Le Dr Temime semblait tout à coup beaucoup moins loquace. « Suivez-moi ».

Ils suivirent un large et long couloir, fortement éclairé, qui les mena bientôt à un singulier édifice. Grigori notait tout sur son passage : « Pas de garde, il n’y a personne, juste ce curieux bonhomme devant moi, facile à immobiliser »
—  « Mauvaise idée », lui dit tristement le Dr Temime, « Moi, je suis votre allié, votre ami. Et ils sont juste là avec Elle, au Temple. Oui, je m’excuse, je suis télépathe, bien sûr, comme les deux tiers de ce qui reste de l’Humanité de mon époque »
Interloqué, Grigori mit un peu de temps à réagir
—  « De ce qui reste de l’Humanité ? » interrogea-il.
—  « Oui, vous êtes bien de 2022, non ? L’année où tout a commencé ? Et vous êtes Russe, non ? Vous vous souvenez quand tout s’est…détraqué ? La guerre, l’invasion de l’Ukraine, la résistance farouche, et neuf mois après, en ce funeste mois de novembre 2022, le déclenchement des frappes nucléaires, l’embrasement général…mais ne parlons pas de sujets qui fâchent ! J’ai eu à constater durant ces quelques années que les nationalismes étaient hélas puissamment ancrés chez ceux d’avant le Grand Conflit. Là, ici, nous sommes tous Citoyens du Temps, plus de pays, juste un espace délimité que nous ne pouvons pas franchir. Le moment est venu. Entrons dans le Temple et … ».
—  « Samuel, attendez ! Dites-m’en plus, avant que nous n’entrions. Qui est votre chef ? » l’interrompit Grigori, la bouche soudain sèche.
—  « Mais vous ne m’écoutez pas ? Elle. Elle est Tout. C’est grâce à Elle que nous gardons notre cohésion. Les Guerriers la craignent car elle est la meilleure d’entre eux, la plus véloce, la plus impitoyable ».

Dans le Temple richement décoré, étaient disposées de longues tables autour desquelles étaient installés les Guerriers. Des dizaines de paires d’yeux se posèrent sur lui et Grigori sentit des frissons parcourir son échine.
—  « Surtout, ne lui mentez pas. Jamais. Si Elle vous pose une question, dites la vérité. Elle sait. Elle a d’étonnants pouvoirs, et nous, ses « Etonnants Voyageurs », comme Elle nous appelle, lui devons respect et loyauté », recommanda encore le Dr Temime en le menant au fond du Temple.

Une femme, dans la trentaine, aux cheveux couleur miel, au visage d’une finesse et d’une pureté absolues, s’approcha lentement de lui, l’enveloppant d’effluves suaves. Grigori se sentit faiblir. Contrairement aux autres guerriers, sa mise à Elle était des plus simples, presque austère : longue tunique grise sur des chausses noires, bottes noires également.
« Elle a les plus beaux yeux du monde » se dit confusément Grigori, en croisant les immenses yeux du chef des ravisseurs. Le regard vert le happa, semblant voir jusqu’au tréfonds de son âme. Il entendit une voix douce lui dire :

—  « Salut à toi ! Tu te demandes qui je suis ? Je suis Dihya, Reine des « Imazighen », les Hommes Libres. Je régnais naguère sur Tamazgha, l’Afrique du Nord. Et me voilà à des milliers de kilomètres de ma terre, et à des centaines d’années de mon époque. Aujourd’hui je règne sur les Guerriers du Temps. Es-tu prêt à rejoindre mes hommes, Voyageur ? »

Grigori dut faire appel à ses féroces années d’entraînement dans les services secrets de son pays pour résister à la voix qui, s’insinuant en lui, lui susurrait d’acquiescer.
—  « Je suis pompier. Je ne comprends rien à tout cela. Je suis incapable de tuer un insecte, je suis… »
Dihya regarda, mécontente, Samuel : « Il n’est pas prêt. Tu ne l’as pas bien préparé ».
Le petit homme semblait se liquéfier, disparaître à vue d’œil : « Mais si, ma Reine. Mais Grigori est solide, et je n’ai pas eu suffisamment de temps… »
D’une longue foulée souple, Dihya se rapprocha de Grigori. Sa peau diaphane semblait luminescente. De nombreux tatouages, aux formes géométriques étranges, couraient sur ses bras. Hypnotisé, Grigori vit une belle main longue et fine, sur le dos de laquelle ce curieux symbole était tatoué ⵣ, se poser sur sa main. Suivant son regard, Dihya lui dit alors :
—  « Ce signe sur ma main, c’est le yaz, le z, la lettre centrale d’Amazigh, le symbole de la lutte de mon peuple contre toutes les oppressions, le symbole de la Liberté ».
—  « C’est très beau »
—  « Je t’ai reconnu tout de suite. Si tu es là, c’est que tu as été choisi par le Temps, c’est que tu es toi aussi un Homme Libre, et l’un de mes Guerriers », continua Dihya.
—  « Je veux juste rentrer chez moi », bredouilla Grigori au bord de l’évanouissement.
—  « Tu t’obstines, et tu m’amuses, à ne pas voir l’Evidence. Grigori, puisque tel est le nom que tu portes à ton époque, tu m’appartiens depuis toujours. Soit, je vais te donner une autre chance. Nous sommes liés. Ma marque est en toi », murmura-t-elle, caressante, à son oreille.

L’aube pointait. Les secours étaient arrivés à temps expliquait Serguei Ivanovitch Petrov à son chef ravitailleur. Le pompier manquant, Serguei jeta un coup d’œil à sa fiche, Grigori Tikhonovitch Kozlov, avait été retrouvé. Inconscient mais bien vivant. Ils allaient tous être évacués sur Irkoutsk.

Grigori avait les yeux ouverts. Il avait raconté ce qui lui était arrivé aux médecins (« Votre bilan sanguin est étonnamment bon, lui avait dit le médecin-chef. Votre taux est optimal en tout), aux infirmiers, aux responsables de la sécurité de la Compagnie qu’il avait été chargé d’espionner. Il n’avait omis aucun détail : les cavaliers, le traducteur universel, la minuscule puce implantée dans le cerveau, les Guerriers du Temps, la reine Dihya… Tous l’avaient rassuré. Il avait déliré. La cause ? L’incendie, la déshydratation (« Taux optimal. Donc pas de déshydratation » s’était-il écrié), ce choc sur la tête qu’il avait dû recevoir en glissant…

—  « Un mois de congés payés, et il n’y paraîtra plus », lui dit le sous-directeur du personnel qui était venu lui rendre visite en fin d’après-midi le jour suivant. « Songez donc, vous êtes un héros », rajouta-t-il en tapotant, l’air amène, la main de Grigori. Une main que Grigori regardait désormais avec effroi et sur laquelle était tatoué, scintillant doucement, le yaz de Dihya.